La réception juridique de la conception marxienne de la force de travail

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Sommaire de l'article

Jean-Eudes Maes-Audebert

Rédigé à une époque où la révolution industrielle bouleversait en profondeur le cadre juridique du Code civil de 1804, le Capital a mis en évidence l’importance de la force de travail dans le rapport entre travailleur et employeur. Bien que de facture économique, cette analyse de la relation de travail n’a pas laissé la doctrine juridique indifférente. Source d’inspiration comme d’opposition, les écrits de Marx ont nourri l’analyse juridique de la force de travail, cette notion devant prendre place au sein de débats fondamentaux en droit du travail. Cet article se propose d’étudier la façon dont la pensée juridique a pu être sensible aux apports de la conception marxienne de la force de travail et les obstacles qu’a pu et peut encore rencontrer une pleine intégration de cette approche au sein du discours juridique.

Pour citer cet article :
J.-E. Maes-Audebert, « La réception juridique de la conception marxienne de la force de travail », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/la-reception-juridique-de-la-conception-marxienne-de-la-force-de-travail-246].

 

1. C’est au chapitre VII du livre premier du Capital que Karl Marx présente la notion de plus-value, élément cardinal de sa théorie économique. Initialement mise au jour par Proudhon[1], la plus-value constitue pour Marx l’un des piliers de l’économie capitaliste. Ce processus, par lequel la valeur d’une marchandise s’accroît par la consommation d’une autre marchandise, permet à « l’homme aux écus », en captant la « survaleur » créée, d’augmenter son capital. La production d’une telle plus-value ne peut toutefois s’opérer en toute circonstance. Selon Marx, elle est intrinsèquement liée à l’existence d’une marchandise unique en son genre sur le marché et dont la consommation ou l’usage a ceci de particulier qu’elle produit la valeur[2] : la force de travail (humaine).

Définie par l’économiste comme l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme et dont la mise en mouvement permet la production des choses utiles[3], la force de travail conditionne la réalisation d’une plus-value. Cette dernière est rendue possible par la différence entre la valeur d’achat de cette marchandise, équivalente au coût de la seule reproduction immédiate de la force de travail, et la valeur produite par la consommation de cette force, qui est supérieure à son coût d’acquisition (ou de production).

 

2. Cette conception de la force de travail pose doublement difficulté au juriste. D’une part, présenter la force de travail comme une marchandise disponible revient juridiquement à admettre qu’elle constituerait un élément se situant dans le commerce et pouvant, en conséquence, faire l’objet d’un contrat. La force de travail serait ainsi contractualisable. D’autre part, selon la terminologie marxienne, le processus contractuel permettant l’acquisition de la force de travail constituerait une vente. Juridiquement, cet acte particulier assurerait ici le transfert de la propriété de la force de travail en contrepartie d’un salaire.

Face aux affirmations de Marx, de facture économique, le juriste se montre circonspect. Cette appréhension de la force de travail appartient à l’univers des représentations économiques, non à celui des représentations juridiques. Les termes employés, en dépit d’une correspondance possible entre les deux langages, ne sont porteurs ni du même sens, ni des mêmes incidences. Ce chevauchement terminologique[4] empêche la force de travail de se glisser dans le monde du droit sans se confronter aux logiques qui lui sont inhérentes. Loin de se montrer indifférente à l’approche de Marx, la pensée juridique a entretenu une relation ambivalente avec le discours marxien de la force de travail, teintée à la fois d’opposition frontale et d’attraction intellectuelle.

 

3. Ces ambivalences conceptuelles se sont cristallisées aussi bien autour de l’admission d’une contractualisation de la force de travail qu’autour de la qualification de l’opération contractuelle en cause. Or, si la doctrine juridique n’a finalement reçu ce premier aspect de la pensée marxienne qu’au prix de nombreuses controverses doctrinales (I), les obstacles juridiques tenant à la qualification de l’opération contractuelle n’ont, quant à eux, jamais pu être complètement dépassés. Pour autant, les causes de ce rejet du mécanisme de la vente viennent valider juridiquement les axiomes marxiens de la vente de la force de travail, le second aspect de la conception de Marx étant ainsi, en dernier lieu, partiellement reçu par la pensée juridique (II).

 

I. La réception progressive de la contractualisation de la force de travail

 

4. Durant la période antérieure au Capital, la doctrine juridique admettait que la force de travail puisse faire l’objet d’un contrat. À la suite de Pothier[5], Troplong estimait ainsi que « l’industrie de l’homme est un bien qu’il peut mettre à la disposition de quelqu’un pour en tirer un profit légitime » et percevait « le travail comme un capital susceptible de négoce et productif d’un revenu[6] ». Cette absence d’opposition de principe à la contractualisation du travail, en tant que processus productif, procédait directement des conceptions juridiques portées par le Code civil de 1804. Ce dernier, comme l’exposera Ripert, est « un Code de propriétaires et de rentiers ; il s’occupe de la possession des biens et non de l’exercice des activités[7] ».

Érigée en pierre angulaire à l’aube du xixe siècle, la propriété constituait le concept de référence pour le juriste dans son analyse des rapports sociaux. L’absence de considération pour la spécificité les activités économiques menait à percevoir ces dernières au prisme de la propriété. Le travail humain est alors appréhendé comme une matière, qui, « comme celle des autres transactions, rentre dans la grande théorie des obligations conventionnelles[8] ». Cette approche juridique du travail, similaire à la conception économique que Marx allait développer un demi-siècle plus tard, souffrait d’autant moins de remise en cause qu’elle ne concernait en réalité qu’une faible partie de la population, l’activité économique se confondant alors très largement avec les activités domestiques et agricoles[9].

 

5. L’apparition de la classe ouvrière, conséquence du développement exponentiel de l’industrie, a modifié en profondeur l’appréhension juridique du travail. La prise de conscience de la situation matérielle de cette classe naissante a mis un terme à la conception patrimoniale du travail. Le célèbre Tableau de l’état moral et physique des ouvriers travaillant dans les manufactures de coton du Docteur Villermé[10], publié en 1840, constitua, à cet égard, un véritable tournant dans la pensée juridique. Perçu historiquement « comme le premier acte majeur dans la mise en place de nouvelles logiques juridiques[11] », ce tableau a mis en évidence la réalité de la commercialisation de la force de travail, qui ne pouvait plus faire l’économie de la question du corps humain. Ce dernier étant le siège de la puissance productive du travailleur, la question de la force de travail se trouve reformulée par l’importance de la protection du corps du travailleur[12]. La « tragique ineffectivité du droit civil[13] » dans la protection du corps a ainsi conduit la pensée juridique à concevoir complètement différemment le modèle d’appréhension de la force de travail.

Le législateur a ainsi multiplié les lois destinées à protéger la santé des travailleurs. La loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants[14] fut la première manifestation de la transformation du paradigme juridique. Cette métamorphose s’est accélérée au cours de la seconde moitié du xixe siècle par la multiplication des lois sociales[15], avant de connaître un point d’orgue par la loi du 9 avril 1898 relative « aux accidents de travail et à leur régime de réparation », loi qui signera la naissance d’une véritable « législation ouvrière » s’inscrivant en rupture avec le Code civil de 1804[16]. La formation progressive de cette nouvelle branche du droit, centrée sur la personne et non le droit de propriété, conduira la doctrine juridique à s’opposer à la conception marxienne de la force de travail.

 

6. Cette approche prendra définitivement corps au début du xxe siècle. En 1902, Chatelain résumera dans sa thèse de doctorat ce courant devenu majoritaire de la pensée juridique : « selon les principes du droit naturel moderne […] ni l’homme ni le travail ne sont des marchandises [:] on achète et l’on vend des choses non des personnes[17] ». Pour asseoir cette position, la doctrine juridique partira paradoxalement du constat initial dressé par Marx : la force de travail est consubstantielle à la personne[18]. Ce n’est qu’au plan des conséquences à tirer de ce constat que les juristes adopteront une position radicalement contraire à l’économiste, conséquences qui découlent des axiomes propres à la réflexion juridique.

Revenant à une application rigoureuse de la distinction juridique fondamentale entre les choses et les personnes[19], qui avait pu être escamotée par la prédominance de l’analyse patrimoniale du corps productif au début xixe siècle, les auteurs estimeront ainsi à l’unisson que la force de travail relevant de la personne, elle ne peut constituer un bien. Reprenant la terminologie de Marx, Capitant critiquera la qualification de bien retenue par l’économiste, estimant que « pas plus que les autres facultés intellectuelles, la force de travail […] n’est un bien, c’est-à-dire une valeur susceptible de figurer dans le patrimoine[20] ». La force de travail constituant une réalité personnelle, ce caractère la place dans la dimension de la personne et non des choses. La force de travail est alors fermement enserrée par le principe juridique d’indisponibilité du corps humain[21], en vertu duquel elle ne saurait faire l’objet d’un quelconque contrat.

 

7. Si cette approche était majoritairement partagée par la doctrine, quelques grands juristes ont toutefois pu défendre la conception marxienne de la force de travail. Planiol affirmera ainsi que l’objet de la relation de travail salarié est bien cette « force de travail qui réside en chaque personne et qui peut être utilisée comme celle d’une machine ou d’un cheval[22] », position également partagée par Georges Cornil, qui affirmera que c’est « l’usage de sa force productive que l’ouvrier promet contre paiement d’un salaire[23] ». Néanmoins, ces réflexions demeureront un phénomène minoritaire au sein de la doctrine juridique.

 

8. Durant le siècle qui suit la publication du Capital, la pensée juridique portera ainsi au pinacle l’idée que les capacités physiques et intellectuelles du travailleur ne sauraient être contractualisables, sous peine de remettre en cause « la dignité humaine et la suppression de l’esclavage[24] ». Ce refus doctrinal d’assimiler la force de travail à une marchandise poursuivait une préoccupation partagée par le législateur : protéger le corps du travailleur. Leurs approches différaient toutefois substantiellement : là où, en limitant la durée légale de travail, le législateur reconnaissait, sur le ton de l’implicite, la centralité de la personne humaine dans la relation salariale, la doctrine juridique a fait le choix d’extraire explicitement la force de travail de l’équation. Ce rejet perdurera jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, période à laquelle un courant doctrinal appelé à devenir majoritaire finira par dépasser le refoulement de la conception marxienne de la force de travail.

 

9. En effet, sitôt écartée la force de travail comme objet du contrat liant le capitaliste, propriétaire des moyens de production, et le travailleur, se posait alors la question de l’identité de cet objet. Cette question, comme le note le Professeur Supiot, « ne peut qu’embarrasser la doctrine, qui d’une part affirme depuis toujours que la personne humaine est hors du commerce, et qui d’autre part ne peut se cacher la présence encombrante du corps du salarié[25] ». Ce refoulement de la force de travail laisse ouverte la question de l’objet du contrat de travail, à laquelle la doctrine ne parvenait à donner de réponse qu’au prix d’une manipulation insatisfaisante des notions[26], lorsqu’elle ne l’éludait pas purement et simplement[27].

 

10. Fustigeant le louvoiement conceptuel de la doctrine majoritaire qui, « une fois révérence rendue […] [au] droit des personnes, s’empresse de traiter à nouveau la relation de travail comme une relation patrimoniale, dont le travail est l’un des termes[28] », de nombreux auteurs ont progressivement réhabilité la conception marxienne de la force de travail. Ripert écrira ainsi que « c’est la personne humaine qui est en réalité l’objet du contrat en même temps qu’elle en est le sujet[29] ». Suivant ce sillon, le Professeur Catala estimera également que « la force de travail se profile comme une valeur en capital, au sens économique sinon juridique du terme[30] ».

Ce courant de pensée prendra progressivement de l’ampleur et finira par gagner les auteurs qui s’opposaient à la contractualisation de la force de travail, laissant l’empreinte de cette réception juridique de la théorie économique de Marx au sein de leurs écrits. Opposé initialement à la commercialisation de la force de travail, le Doyen Carbonnier finira ainsi par retenir que le contrat de travail répond à des « fins légitimes éprouvées », ce qui justifie qu’il constitue une exception au principe d’indisponibilité du corps humain[31].

 

11. L’admission de la contractualisation de la force de travail comme une exception au principe d’indisponibilité du corps humain, permettra à la doctrine d’échapper à la critique de l’esclavage et à celle de l’atteinte à la dignité, mettant ainsi en adéquation la dimension personnelle de la force de travail et sa possible commercialisation par l’outil contractuel. Toutefois, la réception juridique de ce versant de la conception marxienne n’a pu se réaliser qu’au détriment de son autre dimension, tenant à la qualification du contrat par lequel se réalise l’acquisition de la valeur produite par la force de travail.

 

II. L’imparfaite réception juridique de la qualification de vente

12. Intitulé « Achat ou vente de la force de travail », le chapitre VI du Livre I du Capital annonce clairement l’opération par laquelle Marx estime que l’« homme aux écus » acquiert la force de travail. L’économiste estime qu’il y a là un contrat de vente. Cette qualification, qui relève d’une approche économique de la relation de travail, entend signifier qu’il y a échange : échange de force de travail en contrepartie d’un salaire. Le terme de « vente » possède toutefois juridiquement une acception particulière, bien plus étroite que le synallagmatisme auquel Marx fait allusion dans le Capital. En opposition à la qualification économique retenue par Marx, la doctrine juridique hésitera durant près de deux siècles sur la qualification à donner au mécanisme juridique ayant pour objet la force de travail, avant de rejeter la qualification avancée par Marx.

 

13. Dès l’élaboration du Code civil de 1804, les codificateurs donneront une qualification contractuelle différente de celle de Marx, rattachant la maîtrise du patron sur la force de travail au mécanisme juridique de la location. Dans le chapitre III, intitulé « Du louage d’ouvrage et d’industrie », l’article 1779 du Code civil de 1804 disposera ainsi qu’il existe trois espèces de ce type de louage : « le louage des gens de travail qui s’engagent au service de quelqu’un », « celui des voituriers, tant par terre que par eau, qui se chargent du transport des personnes ou des marchandises » et celui « des entrepreneurs d’ouvrages par suite de devis ou de marchés ».

Ce rattachement du travail humain à la technique de la location procède en réalité d’un emprunt du législateur de 1804 empruntera les conventions de locatio operarum et de location operis fiendi. Ce manque d’innovation, qui trouve sa source dans l’attachement traditionnel de la doctrine juridique au droit romain, s’explique également par « le désintérêt qu’il [le législateur] porte à l’activité humaine[32] » et le peu d’estime dans lequel il tient le travail impliquant l’alinéation musculaire[33], éloignera donc le droit du xixe siècle de la pensée marxienne. Cette différence sera d’autant plus manifeste que le Code civil opérait une summa divisio entre le travail manuel, régi par la location, et le travail intellectuel, encadré par le mandat, contrat considéré alors comme gratuit[34], là où Marx estimera précisément que la force de travail était constituée aussi bien des capacités physiques qu’intellectuelles du travailleur.

 

14. Ces considérations, propres à la matière juridique, ont mené la doctrine à rejeter dans un premier temps la qualification marxienne de vente de force de travail. Toutefois, la promiscuité de l’économique et du juridique dans l’analyse de la relation de travail ne permettra pas à la pensée juridique de se dégager définitivement d’une certaine attraction pour la pensée de Marx. C’est ainsi qu’à compter du début du xxe siècle, on a pu assister sporadiquement à l’émergence de propositions doctrinales tendant à substituer au mécanisme de la location celui de la vente.

Ce phénomène trouve son origine dans l’introduction de la notion de contrat de travail dans le langage juridique. Consacré par une loi du 18 juillet 1901, le contrat de travail constitue un emprunt des juristes au langage des économistes. En dépit de l’imprécision de la notion[35], l’expression de « contrat de travail » est venue remplacer progressivement celle de « contrat de louage ». En modifiant les termes même du débat de la qualification du contrat ayant pour objet la force de travail, ce changement terminologique, d’inspiration économique, a permis la réouverture de la controverse, tout en injectant dans le discours juridique des considérations propres à la matière économique.

 

15. La doctrine du début xxe siècle, majoritairement opposée à la contractualisation de la force de travail, a profité de l’émergence du contrat de travail pour appuyer son argumentation et l’analyser comme une opération contractuelle sui generis, afin de l’opposer au mécanisme de location, qui avait « le tort de trop assimiler le travail humain à une marchandise et de faire ainsi bon marché de la dignité des travailleurs[36] ». Cette approche, doublement éloignée de la pensée de Marx et relevant d’une certaine « hygiène terminologique[37] », ne présentait en réalité qu’une faible portée explicative. Elle ne tendait, comme l’écrira Scelle, qu’à « expliquer les choses à la façon du médecin de Molière[38] ». C’est ainsi qu’en quête d’une véritable explication alternative, une partie des auteurs s’est sensiblement rapprochée de la conception marxienne de la force de travail en tentant d’y déceler une logique de vente.

Près d’un demi-siècle après la publication du Capital, Chatelain fut ainsi le premier juriste à avancer que le contrat de travail renfermerait en son sein un mécanisme de vente. Son analyse, fortement innovante pour l’époque[39], ne devait toutefois constituer qu’une simple amorce d’un courant doctrinal qui prendra corps ultérieurement. Les écrits de Chatelain poursuivaient comme finalité d’offrir au salarié un fondement juridique technique à un droit de propriété sur les biens qu’il produisait par son travail. Pour ce faire, Chatelain dut prendre à contrepied le régime juridique du contrat de travail. Alors que, selon ce régime, l’employeur est propriétaire ab initio de la valeur créée par la consommation de la force de travail, Chatelain estime que ce serait le salarié qui possèderait en réalité cette valeur, mais la céderait par anticipation à son employeur en lui vendant, par avance, le produit de son travail. Le résultat, d’apparence similaire, diffère toutefois en ce que juridiquement, le salarié possèderait une partie du bien qu’il produit.

Sensible aux théories de Marx, Chatelain aura ainsi été le premier à attraire la qualification de vente dans la réflexion juridique, posant ainsi la première pierre d’une réception juridique plus générale de la conception de Marx. Ce n’est que plusieurs décennies après les travaux de Chatelain, et plus d’un siècle après ceux de Marx, que l’on retrouvera au sein de la doctrine juridique des traces d’une franche réception de la qualification du contrat de travail comme un mécanisme de vente de la force de travail. Le Professeur Jeammaud énoncera ainsi que « la nature véritable du contrat de travail […] est une forme juridique d’achat de force de travail » dans la mesure où ce dernier « est formé dans la sphère de la circulation où l’on ignore la subtile alchimie du “laboratoire secret”[40] ». Abondant en ce sens, le Professeur Gaudu écrira également que le contrat de travail a bien pour objet le corps du travailleur et que « pour pouvoir l’utiliser le chef d’entreprise doit d’abord acheter la force de travail[41] ».

 

16. Bien que ces approches transcrivent juridiquement la pensée marxienne, elles ne demeureront toutefois que marginales. À l’instar du courant de pensée voyant dans le contrat de travail un contrat sui generis, ces conceptions seront supplantées par une doctrine concevant le contrat de travail comme un contrat, non pas de vente, mais de location de la force de travail.

Déjà présente sous la plume de certains auteurs à compter du début du xxe siècle[42], la théorie de la location de la force de travail trouvera sa conceptualisation la plus aboutie dans la thèse de doctorat du Professeur Revet[43]. L’auteur exposera ainsi que, par le contrat de travail, le salarié met à disposition de l’employeur sa force de travail, ce dernier bénéficiant d’un droit de jouissance sur la force de travail du salarié. Ce renouvellement de l’approche de la location met d’équerre l’indissociation du corps du salarié et de sa force de travail, et le fait que l’employeur bénéficie de manière exclusive de la valeur créée par la réalisation de la force de travail. Cette mise en adéquation des différentes composantes juridiques du problème, combinée à l’absence de théorie technique pouvant constituer une alternative convaincante, explique que la doctrine juridique s’est progressivement ralliée à cette présentation[44].

Paradoxalement, cette approche du contrat de travail, qui rejette la qualification de vente avancée par Marx, a pour conséquence directe de consacrer les conditions théoriques qui encadrent la vente de la force de travail, telles que posées par l’économiste.

 

17. Marx conditionne en effet l’achat de la force de travail à la réunion de deux éléments. Le premier est « le résultat d’un développement historique préliminaire […] issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale[45] », qui vient placer le possesseur de la force de travail dans une situation où il ne possède aucun moyen de production et est contraint « d’offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même[46] ». Le second tient au travailleur lui-même, qui doit pouvoir disposer librement de sa force de travail pour la vendre : « la force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c’est-à-dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa force de travail[47] ».

Si la première condition procède d’une approche avant tout historique et sociologique de la force de travail[48], Marx tire de la seconde des considérations trouvant une résonnance singulière au sein du discours juridique. L’économiste estime qu’il découle de la nécessaire libre disposition de la force de travail que le travailleur ne peut vendre cette dernière « que pour un temps déterminé, car s’il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même, et de libre qu’il était se fait esclave, de marchand, marchandise[49] ». Cette limitation temporelle de la vente de la force de travail constitue, selon Marx, l’un des piliers autorisant la commercialisation de la force de travail : s’il existe un acheteur et un vendeur, c’est parce que « tous deux sont des personnes juridiquement égales[50] ». Or, c’est précisément sur le fondement de cette considération que les juristes ont refusé de décliner la qualification marxienne de vente dans le langage du droit, pour lui préférer, en droit, le mécanisme de la location.

 

18. En effet, le contrat de vente opère, par nature, un transfert de propriété d’un bien du vendeur, au profit de l’acheteur. Toutefois, ce transfert est irréversible : le bien vendu appartient définitivement à l’acheteur, qui s’en retrouve dépossédé. Dans cette mesure, admettre juridiquement que le contrat de travail constituerait une vente de la force de travail reviendrait nécessairement à admettre que le travailleur vendrait, de façon irrévocable, une dimension de sa personne, la force de travail étant indissociable du corps du travailleur. L’existence d’un tel droit de propriété sur le corps d’autrui constituerait, ni plus ni moins, qu’une forme d’asservissement éternel, ce que les juristes, à l’instar de Marx, excluent justement de leurs analyses de la force de travail.

 

19. Désireux de mettre un terme au servage caractérisant la période antérieure à la Révolution, les codificateurs du Code civil de 1804 ont inscrit à l’article 1780 du Code civil un principe de stricte limitation de la durée de l’engagement contractuel portant sur le travail : « on ne peut engager ses services qu’à temps, ou pour une entreprise déterminée ». Comme le relève Scelle, cette limitation, et l’interdiction qu’elle implique, tend « à protéger [l’ouvrier] contre un asservissement total en lui défendant d’engager ses services à vie et en proclamant que tout engagement de travail sans limitation de durée est résiliable à tout instant[51] », constituant ainsi une véritable prohibition de l’esclavage[52]. Cette préoccupation était alors d’autant plus importante que la récente consécration de la liberté du commerce et de l’industrie par le décret d’Allarde[53] présentait justement le risque de pouvoir de nouveau mener, en cas d’abus, à une situation d’asservissement perpétuel. C’est afin de préserver le travailleur de ce risque que, conformément à la pensée marxienne, les juristes ont veillé à ce que la commercialisation de la force de travail soit strictement limitée dans le temps[54].

L’incompatibilité juridique entre le mécanisme juridique de la vente et la force de travail explique ainsi que, après avoir tenté en vain de déceler dans le contrat de travail une opération contractuelle de vente, la doctrine juridique a fini par revenir à la qualification originaire du Code civil et analyser le contrat de travail comme une location de la force de travail. Le droit de jouissance qu’offre la location, par opposition au droit de propriété, est strictement limité dans le temps, et permet ainsi au salarié d’échapper à toute maîtrise perpétuelle de sa personne par l’employeur, ce qui garantit, au temps de la formation du contrat de travail, son égalité juridique avec son employeur[55].

Ces considérations conduisent ainsi à relativiser fortement les différences entre le langage du droit et le langage de Marx. Cette relativité est d’autant plus accentuée, qu’en estimant que, par la vente de sa force de travail, le travailleur met en réalité à disposition sa force de travail, Marx use précisément d’une terminologie relevant du champ lexical juridique de la location[56], et non de la vente.

 

20. Il apparaît ainsi que, au-delà de la seule différence terminologique tenant à la qualification du contrat ayant pour objet la force de travail, le droit réceptionne en réalité pleinement la conception de Marx. Outre le fait que la force de travail soit contractualisable et forme l’objet du contrat de travail, la limitation temporaire de cette opération constitue la clef de voûte juridique de la commercialisation de cette force.

Dans cette mesure, la traduction imparfaite de la conception marxienne de la force de travail dans l’univers du droit ne doit pas faire perdre de vue que les écrits de Marx trouvent aujourd’hui une résonnance certaine au sein de la pensée juridique et ont, en conséquence, nourri l’élaboration du droit positif.

 

Jean-Eudes Maes-Audebert

Jean-Eudes Maes-Audebert est doctorant et ATER au Centre de Recherche de Droit Social de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur la place de la volonté du salarié en droit du travail. Il est l’auteur d’articles sur le droit du travail français et allemand.

 

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