Présentation du volume

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Sommaire de l'article

Jérôme Couillerot, Élodie Djordjevic, Mélanie Plouviez, Sabina Tortorella

Pour citer cet article :
J. Couillerot, É. Djordjevic, M. Plouviez, S. Tortorella, « Présentation du volume », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/presentation-du-volume-231].

 

À

 l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, Droit & Philosophie consacre un volume à l’étude des rapports mutuels entre ce penseur et le droit, en s’efforçant de croiser et de faire dialoguer, selon la ligne éditoriale de la revue, le droit et la philosophie, ainsi que la culture juridique et la pensée théorique sur le droit.

Si, en cette année de bicentenaire, de nombreuses publications et manifestations scientifiques ont célébré la naissance de Marx[1], peu se sont intéressées thématiquement à la conception marxienne du droit, au rapport du marxisme à la théorie juridique, à la réception de Marx chez les juristes, ou encore à la présence d’un possible legs de la pensée marxienne dans la philosophie du droit contemporaine. De manière générale, les travaux faisant du droit un axe privilégié pour l’étude de la pensée marxienne sont plutôt rares. Plusieurs raisons, dont certaines très solides, peuvent expliquer cet état de fait. L’une des principales tient au fait que le droit ne se présente pas, à première vue du moins, comme un objet central dans la réflexion marxienne. Il n’est, qui plus est, guère aisé d’unifier et de rendre systématiques ses propos et thèses sur le droit. À cela s’ajoute l’histoire des réceptions de cette pensée, dont un large pan a rejeté le droit au motif qu’il serait unilatéralement et sans appel « bourgeois »[2].

À cet égard, l’ambition qui a présidé au présent volume était de réévaluer la conception marxienne du droit : il s’agissait de mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle l’approche marxienne du droit ne se réduit pas à la critique des droits de l’homme et du « droit politique hégélien » – toutes deux d’ailleurs loin d’être unilatérales. Les différentes contributions de ce volume travaillent à la mise au jour d’une saisie non exclusivement critique du droit chez Marx, une compréhension du droit qui ne s’épuise pas dans sa détermination comme reflet idéologique ou outil de domination. Que ce soit en étudiant d’autres textes que La question juive et la Critique du droit politique hégélien – par exemple les articles livrés à la Gazette rhénane, les développements du Capital sur les Factory Acts, ou encore La guerre civile en France – ou en examinant certaines lectures et certains usages de Marx chez les juristes ou dans la philosophie sociale et politique contemporaine, les présentes contributions renouvellent le concept marxien de droit, qui se révèle plus complexe et plus riche qu’il ne peut d’abord paraître, le droit devenant instrument possible d’émancipation. Ce volume propose par ailleurs la première esquisse d’un panorama historique des réceptions chez les juristes de la conception marxienne du droit. Sont ainsi étudiées ses réceptions positives, par exemple chez les juristes marxistes – au premier rang desquels figure Evgeny Pašukanis –, mais également ses réceptions critiques, qu’illustre exemplairement le texte de Hans Kelsen, The Communist Theory of Law. Sont également examinés ses usages en droit du travail, en droit pénal ou encore dans les Critical Legal Studies et dans la Critical Race Theory. Ce volume pose ainsi un premier jalon en vue d’une recension plus complète des réceptions et usages de la conception marxienne du droit dans les différentes branches de la doctrine juridique et en théorie du droit.

En 1967, les Archives de philosophie du droit publiait un volume intitulé « Marx et le droit moderne » sous la direction de Michel Villey et Nicos Poulantzas[3]. Depuis 1967 et l’effondrement du bloc soviétique, l’état du monde a changé, tout comme l’état de la recherche sur Marx et le champ de la théorie juridique[4]. Un peu plus de cinquante ans après cette livraison des Archives de philosophie du droit, les articles ici assemblés donnent à voir ces changements. Réunissant des contributions de philosophes, de juristes et de sociologues, le présent volume de Droit & Philosophie étudie à nouveaux frais les rapports de Marx au droit, en réexaminant la conception marxienne du droit (Partie I), en étudiant ses réceptions et ses usages dans la théorie et la pratique juridiques (Partie II), en évaluant, enfin, la pertinence de certaines des perspectives qu’elle trace pour penser, aujourd’hui, le droit et l’État (Partie III).

 

 

La première partie, intitulée « Le droit chez Marx », rassemble des contributions qui, examinant tout ou partie du corpus marxien, soit interrogent l’existence d’une théorie unifiée du droit en son sein, soit analysent la conception du droit qui peut être dégagée de tel moment déterminé de sa production. Outre le caractère exégétique de leur approche, ces textes ont en commun de chercher à éprouver l’idée selon laquelle il est possible d’identifier, dans la pensée marxienne, un concept de droit qui n’en soit pas que la critique, et, partant, une appréhension véritablement positive du juridique. Leur lecture révèle la double valence de l’approche marxienne du droit, qui se présente comme relais et moyen de la domination capitaliste, mais aussi comme levier et outil possibles de l’émancipation. Les deux premières contributions s’engagent dans une interprétation d’ensemble du corpus marxien, des œuvres du jeune Marx à celles de la maturité. À la lumière de l’œuvre marxienne prise dans sa totalité, Stefano Petrucciani analyse ainsi les aspects à la fois distincts et en dernière instance irréductibles entre eux de la saisie marxienne du droit, qui se différencie en fonction des enjeux (théoriques et pratiques) qu’elle affronte[5]. Analysant les déterminations et l’évaluation du droit présentes des textes du jeune Marx aux derniers écrits de Marx et Engels, Yohann Douet propose une interprétation de la thèse du « dépérissement » du droit et de l’État, qui, montre-t-il, doit moins être entendue comme un appel à leur disparition que comme une ressource argumentative et stratégique pour la pratique politique[6]. Les contributions de Pauline Clochec et de Jamila Mascat s’intéressent plus particulièrement aux écrits du jeune Marx, des articles livrés à la Gazette rhénane (1842-1843) à ceux de Vorwärts! (1844). Pauline Clochec montre la centralité de la question du droit pour Marx à cette période – question qu’il aborde alors au prisme des rapports entre société civile et État[7]. Jamila Mascat propose une analyse du contexte de rédaction et de la teneur du fameux article que Marx, commentant les délibérations de la Diète rhénane sur le vol de bois, donna à la Rheinische Zeitung[8]. C’est principalement à la lumière du Capital que Clotilde Nouët et Claude Didry cherchent à dessiner les contours de la détermination marxienne du droit et à apprécier le rapport qu’elle est susceptible d’entretenir à l’émancipation. Prenant pour fil conducteur la critique marxienne du concept de propriété, la première vise à mettre au jour la contradiction intrinsèque au mode de production capitaliste entre cette forme juridique et la réalité des rapports de production qu’elle prétend réguler[9]. S’appuyant sur les développements du Capital consacrés aux Factory Acts, le second met en lumière la dimension possiblement émancipatrice du droit, au moins en tant qu’il fait obstacle et met un frein à la consommation destructrice du capital. Claude Didry interprète ainsi les lois anglaises sur les fabriques comme les prémices d’une modification du statut du travail annonçant tant le socialisme que le droit du travail du xxe siècle[10]. Enfin, prenant plus particulièrement appui sur les analyses marxiennes de la Commune présentes dans le texte de la maturité qu’est La guerre civile en France, Jean-Baptiste Vuillerod cherche à montrer que, à défaut d’une « théorie » du droit, il est possible de dégager une « pensée » du droit marxienne[11].

Les contributions qui composent la deuxième partie du volume, intitulée « Marx chez les juristes », étudient l’accueil qui a pu être fait de la conception marxienne du droit chez les juristes et dans la théorie juridique. Les deux articles qui ouvrent cette section s’intéressent aux rapports de la théorie marxienne à l’élaboration d’une théorie juridique, soit qu’on l’érige en fondement (Pašukanis), soit qu’on la rejette comme impropre à élaborer une théorie du droit véritable, en raison même de ses principes et de sa perspective (Kelsen). Ainsi Amnon Lev analyse-t-il et évalue-t-il la tentative d’Evgeny Pašukanis de construire une théorie générale du droit marxienne, entreprise à partir de laquelle A. Lev vise à déterminer le lieu théorique opportun d’un rapport fécond entre droit et marxisme[12]. Elie Aslanoff, de son côté, présente la lecture que Kelsen a proposée de certaines thèses marxiennes, et les raisons pour lesquelles la conception de Marx se voit récusée à partir de sa prétention même à la scientificité[13]. Les deux articles suivants, de Jean-Eudes Maes-Audebert et d’Alexis Cukier, examinent quant à eux le rapport de Marx aux juristes au prisme de l’élaboration du droit du travail, et de la difficile intégration des thèses marxiennes au droit positif même[14]. Enfin, les contributions d’Olivier Chassaing et d’Isabelle Aubert étudient les courants juridiques qui revendiquent un legs marxien, et évaluent la pertinence de cet héritage de la pensée de Marx relativement à l’objet que ces courants cherchent à cerner[15], ainsi que la légitimité de la filiation qu’ils revendiquent ou qu’on leur reconnaît usuellement[16].

Quatre contributions, qui, selon des perspectives distinctes, cherchent à penser le droit, l’État et les contours d’une émancipation possible à partir de certaines thèses marxiennes ou pensées et courants issus de la théorie marxienne, composent la troisième et dernière partie de ce volume, intitulée « Penser le droit et l’État avec Marx ». C’est ainsi à partir de la conception gramscienne et des inflexions qu’elle fait subir à l’« orthodoxie » marxiste que Geminello Preterossi étudie le rôle et la place du droit dans l’État intégral et dans une société émancipée[17]. Pour sa part, Éric Marquer cherche à désenclaver l’approche des textes de Marx d’une perspective trop exclusivement “économiste”, et montre le profit qu’il peut y avoir à lire la conception marxienne du droit en termes de biopolitique, à concevoir et évaluer le droit à l’aune de la vie en son acception biologique[18]. Partant de l’affirmation honnethienne d’une non prise en compte, voire d’une mise à l’écart, par le socialisme historique, du concept politique de liberté assis sur le droit au profit de la seule liberté sociale conçue à partir des rapports de production[19], Franck Fischbach examine la relation du socialisme au droit et à l’État, comme celle de l’émancipation sociale aux institutions politiques, en s’appuyant notamment sur les pensées des socialistes majeurs que sont J. Jaurès et E. Bloch[20]. Enfin, Stéphane Haber montre ce qu’a de fécond l’examen à nouveaux frais de la critique que le jeune Marx adresse à l’« étatisme » hégélien pour être en mesure d’élaborer aujourd’hui une critique de l’État convaincante et substantielle, ce qui requiert de penser l’ambiguïté essentielle et originaire qui la caractérise[21].

 

 

Pour clore cette présentation, nous souhaitons remercier l’ensemble des auteurs de cette livraison pour la qualité de leurs articles. Nous voulons également exprimer notre vive reconnaissance à Martin Hullebroeck, dont le remarquable travail a soutenu les différentes étapes de cette publication.

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