Les factory acts dans Le Capital. Une écologie juridique du travail

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Sommaire de l'article

Claude Didry

Si le droit laisse d’abord libre cours aux premiers développements d’un capitalisme fondamentalement destructeur tout autant pour la nature que pour les travailleurs, il prend selon Marx une dimension nouvelle avec les factory acts réglementant les conditions du travail industriel. Cette législation qui s’impose progressivement dans l’Angleterre du xixe siècle constitue la base d’un ressaisissement pour la classe ouvrière, initiant un processus de luttes qui conduit à renforcer sa portée dans la limitation de la durée du travail et la scolarisation des enfants. Elle renforce alors dans une dynamique économique de mécanisation et participe ainsi au développement industriel du capitalisme, mais aussi au développement des travailleurs eux-mêmes pour garantir leur capacité à suivre les progrès du machinisme. Cela oblige à réviser une conception classique du droit dans le marxisme comme superstructure émanant d’une infrastructure technico-économique, pour saisir dans Le Capital une forme de droit directement actif dans les processus économiques.

Pour citer cet article :
Cl. Didry, « Les factory acts dans Le Capital. Une écologie juridique du travail », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/les-factory-acts-dans-le-capital-une-ecologie-juridique-du-travail-254].

 

D

ans Le Capital, en prenant une dimension industrielle, le capitalisme entraîne le monde à sa perte. En effet, « la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur[1] ». Appliquée à l’agriculture, la machine détruit la terre. Appliquée à la production industrielle, la machine, constitutive de la fabrique[2], détruit le travailleur en l’enfermant dans un ensemble réduit de tâches élémentaires.

Cette relation entre le gaspillage destructeur de la force de travail et le désir capitaliste infini de gain est annoncée par ce « fétichisme de la marchandise » qui pousse à considérer le profit comme la résultante de la circulation commerciale de l’argent, selon le fameux cycle A-M-A’, derrière lequel le travail s’efface. La voix de l’économie classique et sa théorie de la valeur travail se trouvent recouvertes par l’économie vulgaire[3]. Finalement, il ne subsiste plus dans la marchandise échangée que le « résidu des produits du travail, […] qu’une simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée[4] ». Parler alors de « travail abstrait », c’est parler, me semble-t-il, de la manière dont l’échange pensé par l’économie vulgaire fait abstraction du travail[5] et pousse à fermer les yeux sur la dégradation de la condition ouvrière. L’un des enjeux critiques du Capital est de dépasser cette abstraction, cette indifférence à la dépense de la force de travail pour mettre au jour non seulement les conditions du travail et la misère ouvrière qui en résulte, mais aussi les dimensions d’émancipation qui s’en dégagent.

La misère ouvrière renvoie d’abord à une déchéance physique et morale. Les revendications salariales, dans le cadre d’une rémunération majoritairement à la pièce, paraissent devoir consacrer la domination d’intermédiaires d’abord masculins, qui associent à leurs activités des femmes et surtout des enfants. En poussant l’implicite de Marx, cette démarche revendicative n’aboutirait finalement qu’à conforter la complicité de ces ouvriers en situation d’intermédiaires dans l’exploitation d’une force de travail particulièrement fragile, celle des enfants, exploitation qui hypothèque l’existence future de ces derniers.

L’indifférence à « la dépense de force de travail humaine » devient alors dramatique sous l’effet du machinisme qui détruit physiquement les jeunes générations, sans leur ouvrir les portes d’une situation professionnelle. En effet, le machinisme dévalorise les savoir-faire initialement maîtrisés par les ouvriers de métier et absorbe les femmes et les enfants avant de les rejeter vers des secteurs plus traditionnels, en accentuant, là encore, la dévalorisation de leur force de travail. Avec la machine, c’est la famille ouvrière elle-même qui perd sa vocation naturelle à la reproduction, les hommes devenant « marchands d’esclaves » en mettant femmes et enfants au travail, et c’est le rapport à la nature qui se détériore en rompant la relation traditionnelle du paysan à la nature. Nous sommes loin de l’autoémancipation de la classe ouvrière par l’intensification d’une lutte des classes qu’était censée produire l’agglomération des ouvriers autour de grandes installations mécanisées et que laissait deviner, en 1848, le Manifeste du parti communiste.

Finalement, c’est du droit que vient le salut, sous la forme juridique nouvelle que représente, dans l’Angleterre du xixe siècle, la « législation sur les fabriques[6] » initiée à partir de 1802. Cette dynamique législative crée les conditions d’un ressaisissement de la classe ouvrière, capable de contribuer à un droit qui dépasse la liberté contractuelle marchande. Ainsi,

[p]our se « protéger » du serpent de leurs tourments, les travailleurs doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d’État, un obstacle social plus fort que tout, qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre, eux et leur espèce, à la mort et à l’esclavage. Le pompeux catalogue des « inaliénables droits de l’homme » sera […] remplacé par la modeste Magna Charta d’une journée de travail limitée par la loi qui « dira enfin clairement quand s’achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient ». Quantum mutatus ab illo[7] !

Au-delà de la critique récurrente de Marx à l’égard de « droits de l’homme » qui consacrent l’individualisme de la bourgeoisie, ces factory acts n’indiquent-ils donc pas une figure juridique radicalement nouvelle obligeant à envisager le droit selon une perspective différente de celle que l’on trouve dans une lecture « classique » de Marx ?

L’hypothèse avancée dans cet article est que cette législation introduit un processus cumulatif de changements profonds, inextricablement politiques, juridiques, sociaux, économiques et techniques. En ce sens, le développement de cette législation implique d’abandonner la coupure couramment admise dans la lecture de Marx et Engels entre une infrastructure techno-économique et une superstructure idéologico-étatique, pour saisir ce droit comme condition de possibilité d’une classe ouvrière active et d’une transformation du capitalisme, voire du socialisme. Nous envisagerons la portée de ce droit dans ses multiples dimensions, en examinant dans un premier temps le caractère « apocalyptique » du capitalisme, avant de revenir sur la dynamique historique des factory acts, puis d’analyser les effets de cette législation sur la mécanisation des activités productives et le développement des capacités ouvrières.

 

I. Apocalypse Now

 

On peut lire Le Capital comme une charge violente que Marx porte contre le capitalisme et les capitalistes de son époque. Le caractère avant-gardiste de la bourgeoisie dans le Manifeste est ici renversé, par exemple dans la présentation d’un tableau au vitriol contre « la racaille des fabricants[8] » soucieux de bloquer l’action des inspecteurs de fabrique. Finalement, c’est la rationalité même du capitaliste qui se trouve mise en accusation comme pulsion de mort ruinant l’avenir :

Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital n’a donc aucun scrupule s’agissant de la santé et de l’espérance de vie de l’ouvrier[9].

Cette pulsion de mort prend la forme de la dégradation du cycle reproductif que représente la journée de travail dans le chapitre éponyme. Elle se poursuit à travers la transformation de l’ouvrier en « marchand d’esclaves[10] » que suscite la machine tant dans les secteurs mécanisés dominés par la fabrique, que dans les formes « modernes » du travail à domicile[11] et de la manufacture qui subsistent à côté de la production usinière Ainsi, Le Capital peut se lire comme une mise en garde à l’égard de la menace permanente d’un capitalisme dont l’orientation fondamentale est « l’immolation orgiaque ininterrompue de la classe ouvrière, […] la dilapidation démesurée des forces de travail et les ravages de l’anarchie sociale[12]. »

 

1. L’écrasement de la journée ouvrière sous le travail

Marx se rapporte à la valeur travail de l’économie classique, en envisageant fréquemment la durée horaire du travail consacrée à la production d’une marchandise comme l’indicateur de sa valeur. Toutefois, la théorie de l’exploitation se conçoit le plus souvent comme un partage de la journée de travail entre un temps consacré à la reproduction de la force de travail et un temps consacré à la production de la plus-value, elle-même substance du profit. Cette conception géométrique de la journée de travail se fonde sur la conception de la transaction commerciale dont celle-ci fait l’objet, que l’on pourrait assimiler dans le droit français à un « acte de commerce », c’est-à-dire à un achat en vue de la revente avec profit. Dans cette perspective, la formule A-M-A’ qui caractérise a priori l’acte de commerce et pourrait ne s’appliquer qu’au « capital de commerce[13] » trouve une portée plus générale. Elle s’applique à la « journée de travail » que, selon Marx, achèterait le capitaliste désireux, de ce fait, de tirer le meilleur parti possible de son achat. En ce sens, « le capitaliste se réclame de l’échange marchand. Il cherche à tirer le meilleur parti possible de sa marchandise[14] ». Ce faisant, le capitaliste peut compter sur un édifice juridique qui consacre l’acte de commerce comme achat en vue d’une revente avec bénéfice, sur la base de « droits de l’homme et du capital[15] » assurant prioritairement la reconnaissance de la propriété privée. Soucieux d’obtenir le profit le plus élevé possible, le capitaliste peut revendiquer un allongement sans limite de la durée quotidienne du travail. Ainsi, « [l]e capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage[16] ».

Face à cette pression, la journée correspond à un cycle métabolique pour les individus, qui intègre la nécessité de se nourrir, de dormir et, « au-delà de cette limite purement physique[,] […] des limites morales[17] » dans la mesure où « il faut du temps au travailleur pour satisfaire des besoins intellectuels et sociaux dont la portée et le nombre sont déterminés par l’état général de la civilisation[18] ». Mais le capital comme travail mort entend entraîner dans la mort le travail vivant. Cette danse de mort traverse l’histoire et se révèle dès les premiers embryons de capitalisme dans l’esclavage antique où « la forme officielle du surtravail est ici le travail forcé jusqu’à ce que mort s’ensuive[19] ». Dans le cas américain, l’esclavage des États du Sud conserve « un caractère patriarcal modéré aussi longtemps que la production demeura principalement orientée vers les besoins de l’autoconsommation immédiate[20] ». Mais la situation se transforme avec la croissance de l’exportation de coton. Il en résulte que

l’écrasement du nègre à la tâche, la consommation de toute son existence consumée en l’espace de sept années de travail, comme c’est le cas en certains endroits, sont devenus le facteur et la norme d’un système à la fois calculateur et bien calculé. Il ne s’agissait plus de lui extorquer une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait à présent de la production de la survaleur proprement dite[21].

Marx ajoute : « Même chose pour la corvée, par exemple dans les principautés danubiennes[22] ».

Le tableau se retrouve dans les contrées britanniques, avec ces modistes qui meurent à la tâche pour répondre à l’urgence des commandes, comme dans le cas particulièrement émouvant de Mary Anne Walkley :

On redécouvrit alors la vieille histoire si souvent contée de ces jeunes filles qui travaillent en moyenne seize heures et demie par jour, mais souvent trente heures sans interruption pendant la saison, tandis qu’on maintient à flot leur « force de travail » défaillante à coups de Sherry, de Porto ou de café. Or, c’était justement la pleine saison. Il fallait à tout prix accomplir les derniers prodiges pour terminer en un rien de temps les robes d’apparat de nobles ladies pour un bal donné en l’honneur de la princesse de Galles, fraîchement importée. Mary Anne Walkley avait travaillé sans répit vingt-six heures et demie d’affilée en compagnie de soixante autres filles, à trente dans une pièce contenant à peine 1/3 du volume d’air nécessaire, tandis que la nuit elles partageaient à deux un lit unique dans un de ces étouffoirs où l’on avait bricolé des boxes avec des cloisons de planches. Encore était-ce là l’un des meilleurs ateliers de Londres. Mary Anne Walkley tomba malade un vendredi et mourut le dimanche sans avoir pu, au grand étonnement de Madame Elise, mettre la dernière main à son ouvrage. Le médecin, appelé trop tard au chevet de la morte, témoigna sans fioriture devant le « Coroner’s Jury » : « Mary Anne Walkley est morte des suites de ses longues heures de travail dans une salle de travail surpeuplée, et d’un dortoir trop étroit et mal aéré »[23].

Cette dépense inconsidérée de force de travail se retrouve dans le travail de nuit des enfants au sein des usines sidérurgiques notamment. La justification des dirigeants d’entreprise pour cet emploi des enfants est liée au coût que créerait l’emploi d’adultes, ainsi qu’au supplément de rémunération qu’en tirent les ouvriers adultes. Pour ces dirigeants, il apparaît impossible de limiter le travail des enfants[24] aux périodes diurnes,

[p]arce qu’ainsi les hommes qui travaillent en semaines alternées, tantôt le jour, tantôt la nuit, seraient, pendant ce même temps, séparés des garçons de leur série, et perdraient la moitié du profit qu’ils leur soutirent. Les directives qu’ils donnent aux garçons sont en effet comptées comme une partie du salaire de ces garçons et leur permettent ainsi d’obtenir le travail des garçons à meilleur marché. Chaque homme perdrait la moitié de son profit[25].

 

2. La démolition finale de la famille ouvrière par la machine[26]

La mécanisation accentue cette orientation en bouleversant la capacité initiale de résistance des ouvriers adultes maîtrisant un métier au sein de la « manufacture », dans la mesure où les machines « abolissent l’activité artisanale en tant que principe régulateur de la production sociale[27] ». La manufacture correspond dans Le Capital au rassemblement d’opérations initialement prises en charge par des ouvriers de métier dispersés, dans des espaces communs permettant une organisation plus systématique du travail et conduisant à l’embauche de femmes et d’enfants pour la prise en charge de tâches subalternes de transports et d’alimentation des postes de travail occupés par les ouvriers artisanaux. Elle introduit une première discipline dans l’activité productive, par la surveillance de contremaîtres.

La mécanisation par laquelle se définit la fabrique bouleverse cette organisation initiale. Son effet immédiat est une simplification des tâches et un allègement des forces requises qui permettent l’emploi, à une plus large échelle encore selon Marx, de femmes et surtout d’enfants. Ainsi, « la machinerie répartit la valeur de la force de travail de l’homme sur toute sa famille[28] ». En cela, « [e]lle révolutionne aussi de fond en comble la médiation formelle du rapport capitaliste, le contrat entre le travailleur et le capitaliste[29] ». Par ce contrat, « le travailleur vendait une force de travail, la sienne, dont, en tant que personne formellement libre, il disposait[30] ». Mais, ajoute Marx, le travailleur « vend maintenant femmes et enfants. Il devient marchand d’esclaves[31] ». L’esclavage fait retour dans le capitalisme industriel, comme forme dégradée de la famille patriarcale conférant au pater familias un droit de propriété sur les autres membres de la famille. Loin de l’optimisme cynique de Max Weber pour qui l’abolition de l’esclavage tient au coût excessif de l’entretien de l’esclave[32], pour Marx le capitalisme conduit à la restauration du travail forcé avec une domination dont la puissance destructrice ne se retrouve que dans les formes extrêmes de l’esclavage[33].

Cela se traduit par une dégradation radicale de la famille ouvrière, par la mise au travail des femmes qui conduit à un affaiblissement de l’instinct maternel et à une mortalité infantile accrue, comme le donne à voir selon Marx certaines enquêtes. Ainsi,

[c]omme l’a démontré une enquête médicale officielle de 1861, si l’on fait abstraction de facteurs purement locaux ces chiffres de mortalité élevés sont principalement dus à l’activité des mères en dehors du foyer, et à la négligence et aux mauvais traitements qui en résultent, entre autres une nourriture inadaptée, le manque de nourriture, alimentation à base d’opiacés, etc. auxquels s’ajoute la désaffection contre nature des mères à l’égard de leurs enfants, qui les amène à les priver intentionnellement de nourriture et les faire mourir de faim voire à les empoisonner[34].

 

II. Les jours et les heures

 

Dans cette perspective, et en dépit de ses évidentes limites, les effets des factory acts se présentent sous les traits d’une métaphore agricole :

Si l’on fait abstraction d’un mouvement ouvrier dont la montée se fait chaque jour plus menaçante, cette limitation du travail de fabrique était dictée par la même nécessité que celle qui répandait le guano sur les champs d’Angleterre. La même cupidité aveugle qui dans un cas avait épuisé la terre avait dans l’autre atteint à sa racine la force vitale de la nation. Les épidémies périodiques étaient tout aussi parlantes en Angleterre que la baisse de la taille des soldats en Allemagne et en France[35].

Cette métaphore se retrouve dans l’écologisme qui conclut le chapitre sur « la Machinerie et la grande entreprise », à propos de l’extension de la mécanisation à l’agriculture :

Tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide[36].

Dès lors, on peut penser que la législation sur les fabriques s’inscrit dans la recherche d’un développement humain durable à partir d’une ambition initiale de préservation des enfants par une limitation de leur durée de travail quotidien. L’attention que lui porte Marx révèle ainsi une « écologie » humaine qui prolonge sa préoccupation à l’égard de la destruction de la nature que porte en lui le machinisme mis en œuvre dans l’agriculture. Clark[37] a critiqué un anthropomorphisme indépassable de la pensée de Marx, à partir de sa présentation de la nature comme « corps inorganique de l’homme » dès les Manuscrits de 1844, qui conduirait à un prométhéisme technologique irrépressible. Il faut peut-être y voir davantage une écologie marquée par le travail comme expression d’une nature de l’homme consistant dans l’affrontement avec la nature. Par le travail, et dans cet affrontement matériel, l’homme lui-même réveille les potentialités qui sommeillent en lui. Mais le processus qu’esquissent les factory acts dessinerait alors l’horizon d’une « super-écologie », où la tempérance dans le travail qu’appelle cette législation conduit à une maîtrise du changement porté spontanément par un travail soumis à l’exploitation sans limite d’un capitalisme le poussant à se poser en destructeur de la nature. En tout état de cause, il y a dans Le Capital une attention à la destruction et à la préservation des corps, attention déjà présente dans les écrits de jeunesse selon Judith Butler[38].

 

1. Droit contre droit

Dans Le Capital, c’est sur la base d’une préservation (avant de parler de développement) des capacités des travailleurs que se dégage le souci de limiter la durée de la journée de travail, face à une situation dans laquelle au terme de grignotages successifs par les capitalistes, la différence entre la nuit et le jour ou le temps du repas se sont effacés. Il en résulte une confrontation qui, sans passer nécessairement par une lutte de classes, traduit une contradiction de droits conduisant à un recours à la violence : violence symbolique des représentants de l’État répondant par la législation à la baisse de la taille des conscrits et aux plaintes de leurs administrés, violence sociale des manifestations de la part des ouvriers pour faire avancer leur cause.

En effet,

[l]e capitaliste se réclame de son droit d’acheteur quand il cherche à rendre la journée de travail aussi longue que possible et à faire deux journées de travail en une seule. D’un autre côté, la nature spécifique de la marchandise vendue implique une limitation de sa consommation par l’acheteur, et le travailleur se réclame de son droit de vendeur quand il veut limiter la journée de travail à une grandeur normale déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est la violence qui tranche. Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme la lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global, c’est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global, ou la classe ouvrière[39].

Le droit qui se manifeste dans les factory acts apparaît ici comme une ressource cruciale dont la première vertu est d’éviter que la recherché illimitée de plus-value (Marx parle de « fringale[40] ») ne conduise à une oppression physique, à la mutilation matérielle et intellectuelle, et à la mort du travailleur. Cette réglementation de la journée de travail trouve sa source dans la rivalité entre tories[41] et whigs[42]. Les tories sont plutôt liés aux propriétaires terriens contre les industriels, l’inverse est vrai des whigs, qui sont partisans de l’abrogation de la loi sur les céréales dites Corn Laws adoptées en 1815. Robert Peel, Premier Ministre tory, est le grand initiateur de la législation en 1802 et 1819, bien qu’il soit un millionnaire soucieux que la législation soit appliquée dans ses propres fabriques, avant de faire passer en 1846 l’abolition de ces Corn Laws, satisfaisant par là une revendication libérale portée par les whigs. Pour Marx, c’est donc plutôt le parti de la « noblesse terrienne » qui porte cette législation, avec parfois des compromis entre les deux camps. Un autre promoteur de cette législation, le Comte Ashley Lord de Shaftesbury, se trouve ainsi mis en cause pour l’exploitation des ouvriers agricoles sur ses terres. Toutefois, relève Marx, « [q]uand deux voleurs en viennent aux mains, dit un vieux proverbe anglais, il en sort toujours quelque chose d’utile[43] ».

Le point de départ de cette dynamique législative correspond au souci de limiter les durées imposées aux apprentis qui se multiplient dans les filatures mécanisées de coton et de laine. Par son souci de protéger les faibles (en l’espèce les enfants) tout en les maintenant au travail, la loi de 1802 prolonge les Poor Laws, qui prévoient une forme de contrôle social sur la condition des apprentis au niveau des paroisses. Cette loi énonce une limitation de la durée quotidienne de travail de 12 heures pour les apprentis, l’interdiction du travail de nuit à partir de juin 1804 et une instruction dans les domaines de la lecture, de l’écriture et du calcul. Le contrôle de son exécution est confié à la justice de paix. Mais cette loi reste finalement inappliquée, ce qui conduit à la mise en chantier d’une autre loi adoptée en 1819, laquelle prévoit notamment l’interdiction du travail des enfants de moins de 9 ans dans les filatures de coton. Comme le soulignent L.BHutchins et A. Harrison[44], la loi de 1819 doit beaucoup à Robert Owen, qui a développé des infrastructures éducatives pour les enfants d’ouvriers dans l’usine qu’il dirige à New Lanark et qui a publié A New View of Society, or Essays on the Principle of the Formation of the Human Character en 1813[45]. En effet, c’est Owen qui approche Peel en 1815 pour lui soumettre une proposition qui, au terme de multiples aménagements, aboutira à la loi de 1819. On trouve une allusion à cette initiative d’Owen dans une note du Capital :

Quand Robert Owen, dix ans à peine après le début de ce siècle, non seulement a défendu d’un point de vue théorique la nécessité d’une limitation de la journée de travail, mais a introduit aussi de fait dans sa fabrique de New-Lanark la journée de 10 heures, on s’est moqué de cette « utopie communiste », de même qu’on se moqua de « son association du travail productif et de l’éducation des enfants », ainsi que des coopératives ouvrières qu’il a le premier mises sur pied. Aujourd’hui la première utopie en question est devenue la Loi sur les fabriques, la deuxième figure officiellement en toute lettre dans les « Factory Acts », quant à la troisième elle sert déjà à camoufler les manipulations visant à revenir en arrière[46].

Deux lois dues à John Cam Hobhouse[47] interviennent ensuite, sans véritablement transformer la situation. Une loi de 1825 limite la durée du travail à 12 heures pour les moins de 16 ans, et prévoit une pause d’une heure et demi pour le repas entre 11 et 13 heures. La loi de 1831 compile les précédentes, en interdisant le travail de nuit pour les moins de 21 ans et en étendant aux moins de 18 ans la limitation de la journée de travail à 12 heures.

La loi de 1833 représente selon Marx un tournant vers la reconnaissance d’une « journée de travail normale » limitant la journée des adolescents à 12 heures entre 5 heures et demie du matin et 8 heures et demie du soir, limitation à laquelle son article 6 ajoute un « minimum d’une heure et demie pour les repas[48] ». L’emploi des enfants de moins de 9 ans est interdit et celui des enfants de 9 à 13 ans limité à 8 heures par jour. Certes, cette organisation est vite contournée par les capitalistes, qui mettent en place un système de relais rendant rapidement impossible le contrôle de la durée effective du travail des enfants en âge de travailler. Malgré la loi, les enfants continuent ainsi d’accompagner la journée de travail des adultes pendant les heures ouvrables. Mais la loi de 1833 conduit également à la création de quatre postes d’inspecteurs, dont celui du fameux Leonard Horner, grand intellectuel britannique versé dans la géologie, issu d’une famille de négociant en lin, qui administre la mise en œuvre de ces premières lois et des lois suivantes dans le Lancashire pendant 26 ans, de 1833 à 1859[49]. Ses mémoires sont une source très importante pour Marx dans Le Capital.

 

2. Quand la lutte des classes se fait juridique et législative

La démarche proprement ouvrière n’intervient que dans un second temps, sur la base du mouvement chartiste revendiquant une réforme profonde du système électoral dans le sens d’une démocratisation de la représentation parlementaire. « Mais voici que s’élève soudain la voix du travailleur qui s’était tue et perdue dans la tempête et le tumulte du procès de production[50] », peut-on lire sous la plume de Marx au début du chapitre du Capital sur « la journée de travail ».

Le tournant que constitue la mobilisation ouvrière se fait alors sentir à la veille de la mise en œuvre définitive – prévue, par la loi de 1833, pour l’année 1838 – de la journée de 10 heures pour les adolescents de moins de 18 ans. Face à l’opposition patronale qui s’exprime alors, le Parlement ne recule pas, sous la pression ouvrière qui s’affirme autour de la revendication d’un Bill des 10 heures dont les ouvriers de fabrique font « leur mot d’ordre économique, tout comme ils avaient fait de la Charte leur mot d’ordre politique[51] ». Le réveil ouvrier est alors porté par l’ambition d’une réforme plus large du système politique dans le sens d’une ouverture du corps électoral et de la représentation parlementaire. De ce point de vue, le mouvement ouvrier porte ensemble une visée d’émancipation indissociablement politique et sociale, comme le suggèrent J. Lacroix et J.-Y. Pranchère[52].

Ce mouvement accompagne l’adoption d’une loi complémentaire le 7 juin 1844, qui ajoute les femmes aux adolescents dans la population visée par la limitation de la journée à 12 heures. Puis, en 1847, la loi du 8 juin prévoit une réduction à 11 heures avant d’arriver à une réduction définitive à 10 heures le 1er mai 1848[53], en suscitant une « campagne du capital » contre cette échéance qui échoue finalement face à la mobilisation ouvrière. S’ensuit une série de manœuvres des capitalistes pour détourner les dispositions de ces lois de 1833, 1844 et 1847 en rétablissant les systèmes de relais, ainsi que le travail de nuit un temps remis en cause pendant la crise de 1846-1847 pour les ouvriers adultes. Le mouvement chartiste est alors affaibli par des divisions internes et une forte répression, la mobilisation ouvrière ne permettant pas de stopper l’adoption d’une loi légalisant le système de relais en 1850. Le temps est, selon Marx, au reflux du mouvement ouvrier, au lendemain de l’écrasement de l’insurrection parisienne de juin 1848 :

Peu de temps après, l’insurrection parisienne de juin étouffée dans le sang sonna le rassemblement, en Europe continentale comme en Angleterre, de toutes les fractions des classes dominantes, propriétaires fonciers et capitalistes, méchants loups de la Bourse et petits boutiquiers, protectionnistes et libre-échangistes, gouvernement et opposition, curés et libres-penseurs, jeunes putains et vieilles bonnes sœurs sous le mot d’ordre commun de sauvegarde de la propriété, de la religion, de la famille et de la société[54] !

Mais cette législation connaît finalement une extension continue, d’abord pour la seule branche textile, pour intégrer les branches voisines en 1850, 1853 et 1860, avant une ouverture plus large dans des lois de 1867 encore en débat lors de la parution du Capital, mais que Marx commente dans les éditions ultérieures. Ainsi,

[à] dater de ce moment la Loi sur les fabriques de 1850 réglemente, à peu d’exceptions près, la journée de travail de tous les ouvriers dans les branches industrielles qui lui étaient soumises. Depuis la publication de la première Loi sur les fabriques il s’était écoulé ½ siècle[55].

En effet, la mise en œuvre de la journée normale de travail établie par une législation concernant les jeunes et les femmes s’était accompagnée d’une uniformisation de la durée de travail pour les ouvriers hommes.

 

III. Un processus de découverte du travail

 

Finalement, cette succession de factory acts conduit à sortir – au moins partiellement – d’une production soumise à des à-coups saisonniers qui précipitent les ouvriers dans des rythmes quotidiens destructeurs. Ces lois contribuent à fixer une durée générale de la journée de travail, autour d’un nombre d’heures déterminé, en esquissant une organisation de la journée des travailleurs autour d’une pause réglementaire pour la prise des repas, d’une durée hors travail appartenant en propre aux travailleurs. Elle organise également l’existence des travailleurs, voire de l’ensemble des membres de la société, en posant la scolarisation des enfants comme une norme générale et indispensable pour la formation de cet être pleinement développé que requièrent des activités productives soumises à un changement technologique permanent. Ce faisant, elle participe à une accélération de la mécanisation en répondant ainsi au rationnement légal du travail, après que cette mécanisation eut ouvert dans un premier temps les portes des fabriques aux femmes et aux enfants à une échelle inédite en conduisant à des formes de destruction massive de la population ouvrière.

 

1. La législation sur les fabriques comme innovation institutionnelle dans un processus général d’innovation

Le processus d’extension d’une limitation de la durée quotidienne, voire hebdomadaire du travail avec le repos du samedi après-midi et du dimanche s’inscrit dans une dynamique cumulative d’innovation au même titre que le perfectionnement des machines elles-mêmes. Elle bénéficie pour cela du succès que représente sa mise en œuvre dans l’industrie cotonnière :

[D]epuis qu’elle est soumise au Factory Act de 1850 avec réglementation du temps de travail, etc. l’industrie anglaise du coton doit être considérée comme l’industrie modèle en Angleterre. L’ouvrier de l’industrie anglaise du coton est à tous points de vue dans une situation supérieure à celle de son compagnon de misère sur le continent[56].

Elle s’inscrit alors immédiatement dans la dynamique productive, obligeant à sortir de la polarité entre infrastructure économique et superstructure idéologique dans laquelle le droit est souvent situé :

Nous avons vu que la législation sur les fabriques, cette première réaction consciente et méthodique de la société à la configuration naturelle prise par son procès de production, est un produit nécessaire de la grande industrie, au même titre que le fil de coton, les machines automatiques et le télégraphe[57].

Certes, pour les capitalistes, les factory acts encouragent la mécanisation et accroissent donc le montant des investissements nécessaires (capital fixe) pour la production. Ce faisant, elles représentent une forme de sélection en contribuant à une concentration du capital par l’élimination des petits producteurs :

En faisant mûrir comme dans une serre les éléments matériels nécessaires à la transformation de l’exploitation manufacturière en celle de la fabrique, la Loi sur les fabriques accélère en même temps, par la nécessité d’une avance accrue de capital, le déclin des petits patrons et la concentration du capital[58].

Mais cette législation a également des effets pour les ouvriers, en limitant les formes de dérèglement lié à la rémunération à la pièce qui demeurent cependant des obstacles à sa mise en œuvre. La réalité que décrit Marx se présente alors ici dans toute sa complexité :

Indépendamment des obstacles purement techniques et qui peuvent être levés par la technique, la réglementation de la journée de travail se heurte à des habitudes d’irrégularité de la part des ouvriers eux-mêmes, notamment là où le salaire aux pièces prédomine et où le temps gaspillé au cours d’une période de la journée ou de la semaine peut être compensé après coup par du travail supplémentaire ou du travail de nuit, une méthode qui malmène brutalement l’ouvrier adulte et ruine ses collègues femmes et les enfants trop jeunes. Cette dépense déréglée de force de travail est certes une réaction naturelle brute à l’ennui d’un travail monotone et éreintant, mais elle provient dans une bien plus grande mesure de l’anarchie même de la production qui présuppose à son tour une exploitation effrénée de la force de travail par le capital. Outre les vicissitudes périodiques générales du cycle industriel et les variations du marché particulières à chaque branche de production, interviennent notamment ce que l’on appelle la saison, qu’elle repose sur la périodicité des époques favorables à la navigation ou sur la mode, et la soudaineté de commandes importantes qu’il faut exécuter dans les plus brefs délais. L’habitude de ces commandes soudaines se répand avec le progrès du chemin de fer et du télégraphe[59].

Dans ce processus, le développement d’une régularité dans la production connaît une certaine extension, tout en étant contrecarré par le développement d’autres technologies, en l’occurrence le train et le télégraphe qui rendent possibles « les commandes soudaines » et leur acheminement. Cette situation de brusques à-coups se retrouve notamment dans les branches qui ne sont pas encore soumises à la Loi sur les fabriques[60]. Mais finalement, l’enchaînement entre mécanisation, réglementation et régénération de la classe ouvrière acquiert une consistance telle qu’il surmonte les résistances patronales elles-mêmes en s’imposant comme principe hégémonique. En adoptant une lecture large du concept foucaldien de « discipline » ramenée aux effets de l’éducation et de l’encadrement temporel de l’existence, on peut voir dans ces factory acts une « discipline » de l’économie capitaliste qui affecte tant les capitalistes que les travailleurs.

Ainsi,

 

2. D’une législation industrielle partielle à un droit du travail

Les analyses de Marx dégagent donc la portée générale d’une réglementation des conditions de travail entreprise à partir des secteurs mécanisés pour l’ensemble des activités productives. Elles se distinguent ainsi de la vision proudhonienne d’un salariat résultant exclusivement de la parcellisation, voire de la disparition, du travail provoquée par le machinisme, par rapport à un travail ouvrier artisanal renvoyant à la maîtrise d’un métier[62]. En effet, la dégradation des conditions de travail constatée initialement dans les filatures de coton prises comme le cœur de la mécanisation touchent, selon Marx, l’ensemble des secteurs, y compris ceux où dominent encore la manufacture et le travail à domicile. Cela se manifeste dans un système « moderne » de manufactures et de production à domicile, où le travail des femmes et des enfants prend également des dimensions dramatiques et que l’extension du machinisme prive d’avenir. Il en résulte que les lois de 1867, loi d’extension des lois sur les fabriques du 15 août et loi réglementant les ateliers du 21 août, constituent – malgré leurs imperfections et le caractère partiel de leur mise en œuvre – un point d’aboutissement, en couvrant l’ensemble des activités productives dans le pays. Elles se présentent, me semble-t-il, comme l’esquisse d’un « droit du travail » appelé à régler la situation de l’ensemble des travailleurs en encadrant explicitement celle des femmes et des enfants, qu’ils travaillent dans des fabriques mécanisées ou des ateliers artisanaux. En ce sens, elles subsument sous la catégorie générale de travail des éléments que le législateur se trouve amené à définir explicitement, comme le montre cet extrait cité par Marx :

Il me semble que Marx met ici au jour le rôle de cette question sociale paradoxale – dans un capitalisme en voie d’industrialisation – que constituent le travail à domicile et les ateliers familiaux. Cette situation, désignée dans le Capital par la locution « sweating system » employée dans le chapitre sur « le salaire aux pièces », est caractérisée précédemment dans le chapitre sur « la machinerie et la grande industrie » par le développement de la machine à coudre comme mécanisation miniaturisée qui bouleverse alors les ateliers de confection et la couture à domicile[64]. Elle se retrouve à la fin du xixe siècle dans les initiatives politiques de Béatrice Webb et au centre des débats législatifs et juridiques conduisant, en France, à l’élaboration d’un Code du travail et d’une législation sur le contrat de travail[65]. Son enjeu est la reconnaissance légale du travail salarié comme activité individuelle d’un travailleur destiné à un employeur, en sortant de sa clandestinité le travail de ceux qui œuvrent aux côtés des ouvriers principaux, pour lesquels on parle en France de marchandeurs, engagés par les négociants et les dirigeants d’établissements industriels et commerciaux.

 

3. La législation sur les fabriques et le plein développement du travailleur

Sous l’effet de la législation sur les fabriques, le machinisme sort de sa dimension immédiatement destructrice de l’humanité ouvrière. Il se présente alors comme l’expression d’une révolution industrielle permanente, c’est-à-dire d’une remise en cause constante des procès de production. En effet, la mécanisation aboutit à une organisation nouvelle de la production, autour d’une « classe ouvrière supérieure » intégrant des ingénieurs, des ouvriers de métier et des ouvriers « principaux », qui ont pour fonction de concevoir, de produire et de veiller au fonctionnement de machines alimentées par une masse d’ouvriers de fabrique. Ce faisant, il se traduit par un dépassement de la division traditionnelle du travail reposant sur des métiers qui correspondent eux-mêmes à une mutilation sociale du travailleur limité au seul exercice des gestes requis par le métier :

Il est caractéristique que jusqu’en plein xviiie siècle, les corps de métier particuliers se soient appelés mysteries (mystères), dans le secret desquels n'étaient admis que ceux que l'expérience et la profession avaient initiés. La grande industrie a déchiré le voile qui cachait aux hommes leur propre procès social de production et faisait des différentes branches de production qui s’étaient séparées naturellement autant d’énigmes mutuelles, y compris pour celui qui était initié à chaque branche. Son principe qui est de dissocier tout procès de production, pris pour lui-même, et sans aucun égard pour la main humaine en ses éléments constitutifs, a créé cette science toute moderne qu’est la technologie. Les figures bigarrées, éparses et sclérosées du procès social de production se sont décomposées en applications méthodiques et conscientes des sciences naturelles, systématiquement séparées les unes des autres selon le rendement recherché. La technologie a également découvert les quelques grandes formes fondamentales du mouvement selon lesquelles, malgré toute la variété des instruments utilisés, toute action productive du corps humain procède nécessairement, tout comme la plus grande complexité des machines ne trompe pas la science mécanique sur la répétition perpétuelle de puissances mécaniques simples[66].

Apparemment donc, la grande industrie se traduit par la « déqualification » du travail humain ramené à des mouvements élémentaires. Mais en fait, la machine ne se ramène pas à un instrument d’aliénation des travailleurs, qui réduirait leur activité à des tâches d’amplitude encore plus réduite que celle du métier. Pour critiquer cette vision critique de l’effet du machinisme sur le travail, Max Weber souligne que, « du simple point de vue des affaires aussi, les bas salaires sont loin d’être un pilier du développement capitaliste, dès qu’il s’agit de fabriquer des produits qui exigent […] l’utilisation de machines coûteuses et facilement endommageables. » En effet, au-delà de la question des salaires, cette situation implique une « disposition d’esprit qui traite le travail comme s’il était une fin en soi absolue[67]. » Marx affirme quant à lui le besoin d’une formation qui permette aux ouvriers de suivre le progrès technique, en les sortant de l’enfermement dans une microspécialisation :

La grande industrie fait du remplacement de cette monstruosité que représente une population ouvrière disponible et misérable, que le capital tient en réserve pour ses besoins d’exploitation changeants, par une disponibilité absolue de l’homme pour les exigences changeantes du travail, une question de vie ou de mort ; de même, du remplacement de l’individu partiel, simple support d’une fonction sociale de détail, par un individu totalement développé pour qui diverses fonctions sociales sont autant de modes d’activité qui prennent le relais les uns des autres[68].

Sur la voie de ce développement individuel du travailleur, l’obligation scolaire prévue de longue date et avec des succès limités dans la législation sur les fabriques contribue à la reconnaissance d’un enseignement élémentaire qui prendra la forme d’un service public obligatoire en France avec les lois de 1881-1882. Sur cette base, c’est un enseignement professionnel envisagé par Robert Owen dès le début de ce siècle qui s’annonce :

Comme on peut s’en convaincre dans le détail chez R. Owen, ce qui est en germe dans le système de la fabrique c’est l’éducation de l’avenir, qui associera pour tous les enfants au-delà d’un certain âge le travail productif à l’enseignement et à la gymnastique, et cela non seulement comme méthode pour élever la production sociale, mais encore comme l’unique méthode pour produire des hommes dont toutes les dimensions soient développées[69].

Ainsi, l’enseignement professionnel comme accès à une culture technique devient l’une des priorités dans une société dominée politiquement par la classe ouvrière :

Si la législation sur les fabriques, cette première concession arrachée de haute lutte au capital, n’associe au travail de fabrique que l’enseignement élémentaire, il ne fait pas le moindre doute que, grâce à l’inéluctable conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, l’enseignement technologique, théorique et pratique, conquerra lui aussi sa place dans les écoles ouvrières[70].

Ce qui se joue à travers la constitution d’un enseignement technologique – et donc en amont à travers les factory acts – va au-delà du souci d’une adaptation, voire d’une « adaptabilité » du travailleur aux transformations permanentes des activités productives. En effet, la réalisation de cet enseignement est présentée par Marx comme une priorité pour le pouvoir ouvrier à venir. Elle est animée par l’ambition de produire des hommes « dont toutes les dimensions soient développées ». En ce sens, les factory acts instillent au cœur de la plus sombre aliénation industrielle cette visée d’émancipation que Marx associe au communisme.

 

Conclusion : La première réalisation d’une utopie ?

 

Au cœur de la grande destruction engagée par le capitalisme en voie d’industrialisation que présente avec force détails Le Capital, les factory acts introduisent une inflexion majeure qui annonce à certains égards le socialisme. Elle indique l’influence de la pensée de Robert Owen, un patron à qui l’on attribue parfois la paternité du mot « socialisme », sur le cours de l’histoire humaine. En ce sens, si « toute l’histoire jusqu’à présent n’est que l’histoire de la lutte des classes », il me semble que le socialisme dit « utopique » que le Manifeste critique pour son idéalisme apparaît dans Le Capital comme le moteur de cette lutte de classes qui annonce une reconnaissance du travail allant au-delà de simples hausses de rémunération, pour atteindre une détermination sociale de la catégorie même de travail. De ce point de vue, les dynamiques historiques de l’Angleterre répondent à celles de la France :

Les querelles sur la manière la plus profitable à l’accumulation de répartir le butin extorqué à l’ouvrier entre le capitaliste industriel et le propriétaire foncier oisif se sont tues avec la révolution de Juillet. Peu de temps après, le prolétariat urbain a sonné le tocsin à Lyon et, en Angleterre, le prolétariat des campagnes a fait voler le feu de maison en maison. D’un côté de la Manche, la vogue était à l’owenisme, de l’autre au saint-simonisme et au fouriérisme. Le glas de l’économie vulgaire avait sonné[71].

Claude Didry

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs, École Normale Supérieure Campus Jourdan.

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