« Dans le dernier recoin de la maison » : Puchta, la philosophie, l’histoire et la science juridique

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Sommaire de l'article

Olivier Jouanjan
L

e titre de cette contribution est tiré de Puchta (1798-1846) lui-même[1]. Il est tiré d’un texte important dans lequel ce disciple de Savigny entend donner au nouvel historicisme juridique une fondation philosophique. Il s’agit de l’Enzyklopädie qui ouvre son manuel d’Institutes, son Cursus der Institutionen, dont j’ai donné une traduction partielle mais substantielle[2]. Puchta y évoque une distinction au sein du savoir sur le droit, « qui en fait à la fois l’objet d’une science particulière, la jurisprudence, et de la science universelle, la philosophie ». Puis il indique une manière traditionnelle selon laquelle cette distinction a été considérée et établie :

On a aussi cherché à exprimer cette distinction de la manière suivante : la science positive du droit s’occupe du droit tel qu’il est, la science philosophique, du droit tel qu’il devrait être. Mais de cette façon également, on reconnaissait au seul droit positif la liberté de l’existence, une liberté que la raison impuissante devrait vainement s’efforcer de limiter. Dans cette vision des choses, la philosophie n’aurait jamais à faire qu’avec l’ineffectif, puisque, aussitôt que son objet passe du devoir-être (Seinsollende) à l’être, il cesse d’être son objet et rentre dans le giron de la science positive du droit. On pourrait penser que cette délimitation des domaines a été inventée par les juristes qui, par cet artifice, auraient consigné les philosophes dans le dernier recoin de la maison[3].

Et pourtant, ce sont bien les philosophes qui sont allés chercher pour eux-mêmes ce recoin où ils ont cru trouver leurs somptueux appartements. En renonçant à l’effectif et au positif, ils ont eux-mêmes donné crédit à l’idée que la philosophie leur [i.e. les juristes] serait hostile ou, au mieux, à l’idée selon laquelle elle ne serait qu’un innocent enfantillage.

Il n’y aurait donc pas de conflit puisque ce sont les philosophes qui se sont auto-confinés comme on dirait aujourd’hui. Il convient donc de ne pas laisser plus avant prospérer le litige, puisque, au fond, il n’y a pas de litige. Plus exactement, il n’y en a plus. Il n’y en a plus puisque les philosophes sont malgré tout remontés de leurs caves en s’intéressant à l’effectif et au positif. Il n’y en a plus puisque les juristes – du moins les véritables juristes attentifs aux présupposés de leur science, autrement dit, les juristes de l’école historique – deviennent enfin conscients qu’ils ne peuvent parler sensément de leurs pratiques scientifiques sur le droit effectif et positif qu’en en appelant à une philosophie qui, désormais, leur donne des moyens aussi nouveaux que nécessaires. Philosophes et juristes peuvent enfin partager la jouissance des plus somptueux et lumineux appartements mis à leur disposition par le droit.

On ne comprend ce rapprochement que si l’on identifie correctement le point de rencontre et de réconciliation. Celui-ci est l’histoire. C’est pourquoi le sous-titre de ce texte place celle-ci comme un trait d’union entre philosophie et science du droit. L’école historique, fondée par Savigny et dont Puchta est le principal disciple, est le lieu-même où philosophie et science juridique peuvent se rejoindre et se féconder mutuellement. La philosophie est sortie de son coin, où elle s’était reléguée dans la maison du droit, parce qu’elle a investi, d’une manière nouvelle, la question de l’histoire. La science juridique, qui se rénove au même moment, dans cette première moitié du xixe siècle, peut et doit se porter vers cette philosophie nouvelle parce qu’elle a non pas seulement à constater l’historicité du droit, mais à la comprendre ainsi qu’à comprendre ce que cette histoire du droit explique du droit actuel, ce qui est, en termes simples, le programme de l’école historique[4].

Mon propos consiste d’abord à soutenir et démontrer, à l’appui du texte de Puchta, une thèse inspirée par l’important ouvrage que Joachim Rückert a consacré à Savigny et aux fondations intellectuelles de sa pensée[5] et que je me suis efforcé de développer par d’autres moyens dans mon livre de 2005 sur l’histoire de la pensée juridique en Allemagne au xixe siècle[6], à savoir que l’école historique du droit, chez Savigny et Puchta à tout le moins, ne se comprend pas sans tenir compte d’une certaine provenance philosophique que l’on peut dire idéaliste. C’est de là qu’elle modifie la compréhension de l’histoire et donc de ce que l’histoire fait véritablement au droit.

Puis je poserai rapidement la question de savoir de quelle histoire parle l’école historique. Cette question permettra de faire le lien avec le propos d’Élodie Djordjevic consacré à Hegel[7]. Car tous les philosophes ne sont pas les bienvenus dans les vastes espaces du grand manoir de l’école historique du droit et certainement pas Hegel, que Savigny détestait considérablement, une haine qui était d’ailleurs parfaitement réciproque. Il demeure donc encore à l’époque, et malgré la tentative iréniste de Puchta, un conflit lourd entre juristes et philosophes, à tout le moins entre savigniciens et hégéliens, alors même que les deux camps sont engagés dans des projets parallèles de dépassement de l’école classique du droit naturel moderne qui, pour faire simple, va de Grotius à Wolff, en passant par Pufendorf.

Pour conclure ce propos introductif, on ajoutera quelques mots sur la biographie de Georg Friedrich Puchta, qui naquit en Bavière en 1798 et mourut à Berlin en 1846[8]. Ayant poursuivi ses études à Erlangen, il ne fut jamais l’étudiant de Savigny, qui était de près d’une vingtaine d’années son aîné. C’est seulement à l’occasion de son voyage de formation, ses études terminées et le titre de docteur obtenu en 1820, que Puchta rencontra Savigny à Berlin en 1821. Il s’en est suivi une correspondance très nourrie et ininterrompue. Si cette rencontre a définitivement conclu l’adhésion de Puchta aux thèses du fondateur de l’école historique du droit, deux rencontres philosophiques ont également marqué et l’écolier, et le jeune docteur.

D’abord, il fréquenta, de 1811 à 1816, l’Aegidiengymnasium de Nuremberg dont Hegel était le recteur et où ce dernier lui dispensa l’enseignement de la philosophie. Puis, devenu professeur extraordinaire à Erlangen en 1823, il fréquenta, comme auditeur libre, les cours de Schelling qui enseigna dans cette ville de 1820 à 1826. C’est à cette période que s’est nouée une relation profonde et durable entre les deux hommes. Schelling fut nommé à la toute nouvelle université de Munich en 1827 où Puchta l’y rejoignit l’année suivante comme professeur ordinaire. Puchta y visita à nouveau les cours de Schelling. En 1841, Schelling fut appelé sur la chaire encore vacante de Hegel à Berlin. Un an plus tard, Puchta, qui entre temps était passé par Marbourg et Leipzig, l’y rejoignait pour succéder à Savigny, fraîchement nommé Ministre de Prusse, chargé de la législation. L’amitié entre Schelling et Puchta n’avait pas faibli, et le premier demanda au second de diriger la thèse de son fils, qui devint professeur de droit pénal.

Par ailleurs, il faut noter que la relation entre Savigny, professeur à Berlin depuis la fondation de l’Université en 1810, et Schelling était bonne : lorsque ce dernier mourut en août 1854 lors d’un séjour en Suisse à Bad Ragaz, le couple Schelling passant là ses vacances se montra extrêmement serviable à l’égard de la veuve[9]. Ce rapide rappel biographique précise le lien personnel qui attachait à Schelling, l’un des plus grands philosophes de l’idéalisme postkantien, les deux principaux représentants de l’école historique. Pour ces deux juristes, il n’est pas excessif d’affirmer que l’atout-maître, dans la famille de la philosophie idéaliste de leur temps, s’appelait Schelling, qui, à l’époque où ils l’ont connu, avait déjà consommé sa rupture avec Hegel.

I. L’Enzyklopädie : combler la lacune philosophique de l’école historique du droit

Les mots de Puchta, qui donnent impulsion aux remarques qui suivent, sont donc tirés de l’Enzyklopädie, qui forme le premier livre, long d’une petite centaine de pages, du Cursus der Institutionen, c’est-à-dire du traité en trois volumes correspondant, à côté du cours de Pandectes, à l’un des enseignements obligatoires de droit romain consacré aux Institutes. La première édition du premier volume du livre date de 1841. Il s’agit donc d’un livre de la maturité, on ne dira pas de la vieillesse, puisque, mort à 48 ans, Puchta n’eut jamais le temps d’être vieux. 1841 : cette première édition précéda de quelques mois seulement son arrivée à l’Université de Berlin.

Ce texte de l’Encyclopédie est, à ma connaissance, le seul texte issu de ce que l’on appelle l’école historique du droit et qui ait jamais proposé d’apporter aux conceptions de l’école un fondement philosophique à prétention systématique. Puchta y propose en effet une déduction du concept de droit à partir d’un certain concept a priori de la liberté que l’on examinera plus bas.

Savigny, pour sa part, n’a jamais éprouvé le besoin d’une telle fondation philosophique. Pourtant dès ses premiers cours à Marbourg, à partir de 1802, le jeune Savigny insistait sur le fait qu’une « science authentiquement historique » du droit imposait un double traitement : une approche « historique », d’une part, c’est-à-dire philologique ; une approche « philosophique », d’autre part, sans qu’il ne précise jamais ce que philosophiquement veut dire, se bornant à employer, comme un synonyme de « philosophique », dans ce contexte, l’adjectif « systématique[10] ».

Il y a cependant dans cette imprécise précision de la double approche nécessaire un point très clair : une véritable « science historique », en tant que science, doit penser ensemble « histoire » et « système », ce qui se traduit par l’usage, certes commun à l’époque, de la métaphore de l’organisme – récurrente chez Savigny et dans l’école historique –, non pas en un sens biologique, mais en tant que la métaphore procure un schème d’intellection de l’union de l’histoire et du système : un organisme est un système en permanente évolution. Écrire l’histoire du droit d’un organisme populaire, c’est considérer cette histoire comme la biographie d’une individualité à la fois libre (mais il s’agit ici d’une « commune liberté supérieure[11] ») et nécessaire, c’est-à-dire tenue en et par son système organique.

D’où un passage célèbre de l’article programmatique rédigé par Savigny et qui ouvre le premier numéro de la Zeitschrift für geschichtliche Rechtswissenschaft (Revue pour la science historique du droit[12]) en 1815 :

Chaque époque doit reconnaître quelque chose de donné qui, cependant, est à la fois nécessaire et libre : nécessaire, dans la mesure où cela ne dépend pas de l’arbitraire du présent ; libre, parce que cela ne provient pas davantage d’un quelconque arbitraire étranger et particulier […], mais à l’inverse est engendré par la nature supérieure du peuple comme un Tout constamment en devenir, un Tout qui se développe[13].

On voit ici deux motifs corrélés entre eux, celui d’une pensée capable d’unir histoire et système et celui d’une unité entre liberté et nécessité, qui semblent caractéristiques de l’idéalisme postkantien, mais qui, dans le texte savignicien, apparaissent plutôt, il est vrai, comme des aplats rhétoriques que comme le résultat d’une déduction philosophique. Cette liaison entre liberté et nécessité, Savigny l’exprime un peu plus bas dans le même texte à travers l’idée d’une « nécessité intime » ou intérieure (innere Nothwendigkeit)[14] : l’intériorité est donc ici celle de l’organisme populaire se développant dans l’histoire. On peut envisager une diversité de sources philosophiques, alors actuelles, empruntées par Savigny, sans pouvoir assigner précisément sa pensée à l’influence d’un auteur particulier.

Le principal disciple de Hegel à Berlin, Eduard Gans, écrira à juste titre, dans son Erbrecht in weltgeschichtlicher Entwickelung (Le droit successoral dans son développement historique universel) en 1824 :

Chez les Historiens aussi, il y a quelque chose de l’identité de la liberté et de la nécessité qui transperce et, sans qu’on sache de quoi il retourne, ceux-ci n’ont pas craint de poser ce principe au sommet de leur système[15].

De fait, en 1824, lorsque Gans écrit ces lignes, le conflit est déclaré depuis quelques années entre « Historiens » et « Hégéliens », et il est violent. Les hostilités frontales furent déclenchées – après les premières salves tirées par Hegel dans les Principes de la philosophie du droit et notamment dans son célèbre § 211 – par l’article d’un disciple de Hegel, Leopold von Henning, paru en 1821 dans l’éphémère revue que ce dernier fonda en compagnie de l’historien et ami de Hegel, Friedrich Christoph Förster, la Neue Berliner Monatschrift für Philosophie, Geschichte, Literatur und Kunst (Nouvelle revue mensuelle berlinoise pour la philosophie, l’histoire, la littérature et l’art). Je reviendrai plus loin sur cet article intitulé « Sur la relation de la philosophie avec les sciences positives en général et, en particulier, avec la science du droit en tant que basée sur un fondement historique[16] ».

L’attaque contre l’école historique et, plus précisément contre Savigny, part elle aussi, comme le fera Gans trois ans plus tard, de l’article programmatique « Sur le but de la présente revue[17] ». Elle commence par critiquer l’opposition qu’y fait Savigny entre école historique et école anhistorique du droit, cette dernière appellation associant ce qu’il désigne comme « Philosophie ou Droit naturel » et « le bon sens » ou sens commun (gesunder Menschenverstand).

Cette opposition semble ranger la « philosophie » dans le camp d’une pensée « anhistorique ». Henning, d’ailleurs, ne cite pas exactement Savigny qui vise clairement la philosophie des Lumières. Cela lui permet d’affirmer qu’il y a une « troisième voie » entre l’historisme de Savigny et l’anhistorisme qu’il soit celui du sens commun ou de la « philosophie formelle » qu’il renvoie à un « idéalisme subjectif », à savoir la voie de la « philosophie concrète », et l’on doit entendre dans cette formule l’hégélianisme.

Dans la mesure où l’école historique, sous la plume de Savigny, paraît rejeter la « philosophie » en en faisant son adversaire, elle se condamne, écrit Henning, à n’être qu’une science d’« antiquaires » qui repose, tout au plus sur une Hausphilosophie, une philosophie domestique ou est-on tenté de dire, une philosophie de confort. Une telle philosophie, qui n’en est pas une, ne saurait fonder le principe-même dont l’école historique se réclame, celui d’une « nécessité intime » qui permettrait de comprendre l’histoire intérieure d’un peuple et de son droit :

De fait, une nécessité intérieure qui devrait être connue par le moyen de l’histoire n’est, ni plus ni moins, qu’une simple nécessité empirique, c’est-à-dire extérieure : celle-ci, cependant, est et reste complètement incompatible avec la liberté[18].

On peut résumer l’argument de Henning de la manière suivante : se voulant aphilosophique, l’école soi-disant « historique » ne peut fonder les principes qui la guident, quand une école véritablement philosophique (autrement dit, pour lui, hégélienne) serait pour sa part véritablement historique.

Pourtant l’école historique de Savigny reconnaît, depuis ses origines, une certaine dimension « philosophique » sans cependant avoir jamais exposé, à l’époque de cette attaque (1821), ses fondations intellectuelles. Il pourrait donc y avoir malentendu. Toutefois, il faut reconnaître que la responsabilité de ce malentendu vient moins d’une malveillance certaine du camp hégélien que du refus de l’école historique de s’expliquer quant à sa philosophie, pour en rester à de vagues allusions jamais précisées, d’où cette critique d’une philosophie domestique.

Ce refus d’expliciter les fondements philosophiques de la démarche de l’école historique est parfaitement attesté[19]. Elle fut l’objet d’un débat à l’intérieur même de l’école. Puchta, en 1825, pouvait affirmer :

Il est enfin temps d’abandonner l’idée […] selon laquelle, parce que la philosophie a à faire avec le tout, tout aurait à faire avec la philosophie[20].

Cependant, à la fois parce que l’attaque hégélienne était puissante et parce qu’il n’échappait à personne, même à l’intérieur de celle-ci, que l’école historique reposait sur un non-dit philosophique alors qu’elle présupposait une certaine philosophie de l’histoire, le débat autour de la fondation philosophique de cette école devait gagner le cercle des adeptes et des proches. Friedrich Julius Stahl, qu’on ne peut considérer comme pleinement affilié à l’école de Savigny, mais qui était tout de même comme un ami plutôt bienveillant et surtout un anti-hégélien, reprochait cependant à Savigny, en 1830, d’avoir renoncé à « l’étude des raisons ultimes du juste[21] ».

S’agissant de la question d’une fondation philosophique de l’école historique, la nécessité d’une explication était devenue aussi bien intérieure qu’extérieure : extérieure, parce qu’il convenait de faire poids contre les agressions des hégéliens ; intérieure, parce qu’il fallait bien s’expliquer sur cette « dimension philosophique » que Savigny lui-même avait, dès ses débuts, soulignée comme participant de l’approche « authentiquement historique » du droit.

Mais Savigny s’y refusa, expliquant dans une correspondance privée, avec un évident soupçon de mauvaise foi, et en 1856 encore, que « depuis toujours, la littérature philosophique [était] restée relativement étrangère à [s]es occupations[22] ».

C’est pourquoi on peut considérer que, même aussi tardivement, le texte de Puchta de 1841 s’explique par ces pressions internes et externes qui demandaient à l’école historique de s’expliquer quant à ses fondements. C’est en tous cas une hypothèse très plausible.

II. Un essai de fondation philosophique du programme de l’école historique

Il ne s’agit pas de rechercher, dans le texte de Puchta, une grande philosophie. Comme on l’a dit, celui-ci a reçu, de première main, les enseignements de Hegel et de Schelling, mais il fut un juriste, un grand juriste, qui s’essaya une fois, et une fois seulement, à s’expliquer quant à sa philosophie. Surtout, il n’y a pas de raisons de douter de sa volonté de conciliation entre science du droit et philosophie, autrement dit de faire sortir celle-ci du « dernier recoin de la maison ». Ce texte de l’Enzyklopädie répond clairement à Henning en ce qu’il entend relever le défi d’une fondation philosophique de l’école historique, même si l’on ne sait avec certitude si Puchta avait lu la contribution de Henning publiée vingt ans auparavant.

Une hypothèse de lecture plausible est que ce texte de Puchta entend échapper à Hegel et trouver dans Schelling, notamment dans les Recherches sur la liberté humaine de 1809[23], une alternative qui permettait d’assumer cette échappée. Qu’il ait véritablement compris Hegel et Schelling est une autre histoire. En tout cas, ce texte peut – et sans doute doit – être lu comme une tentative idéaliste de fondation du droit et de sa science, malgré ses faiblesses philosophiques.

Hegel est le seul philosophe auquel renvoie Puchta, cela au début du texte, dès le § II[24]. Après avoir défini la Raison (Vernunft) comme « la faculté de connaître la nécessité », Puchta en déduit que « nous ne pouvons attribuer la Raison à Dieu ; pour Lui, rien n’est nécessaire ; le nécessaire n’est pas autre chose pour Lui qu’un acte libre de son esprit ». C’est pourquoi « le bien le plus élevé de l’homme ne saurait être la Raison, mais la liberté », puisque « c’est dans l’esprit et la liberté […] que réside la ressemblance à Dieu ».

La Raison n’est pas le principe de la liberté, leur séparation est radicale au sens propre. Ce n’est pas la liberté qui serait dans la dépendance de la Raison, mais bien plutôt la Raison dans celle de la liberté.

Car si le Mal est l’Irrationnel, alors la liberté, qui porte en elle la possibilité du Mal, ne peut être déduite de la Raison[.] […] Conformément à la Raison, le Bien devrait nécessairement se produire ; qu’il doive se produire par la liberté, qui n’exclut pas la possibilité du Mal, cela est contraire à la simple Raison. La Raison n’est pas le principe de la liberté mais bien, au contraire, un élément qui s’oppose à la liberté.

Il n’est pas exagéré de penser que l’idée selon laquelle la liberté comprend la possibilité du Mal est probablement tributaire des Recherches de Schelling qui rompt précisément avec une doctrine classique de la liberté comme « propensio in Bonum » comme disait Descartes et transforme « le concept de liberté dans son ensemble[25] », en déterminant « le concept réal et vivant de la liberté », par opposition à un concept « simplement formel », comme « un pouvoir du bien et du mal[26] ».

Non moins d’inspiration schellingienne paraît aussi venir la critique de Hegel par Puchta :

Seul le nécessaire est rationnel. Dès lors, une philosophie qui, exclusivement, se donne comme “examen-approfondi du rationnel” (Ergründung des Vernünftigen) [ici Puchta cite la préface aux Principes de la philosophie du droit[27]], doit renoncer à étudier la liberté jusqu’en son fond. Et lorsque, afin de sauver son universalité, elle ramène l’effectif dans son ensemble à l’intérieur du cercle du rationnel : ce qui est rationnel est effectif et ce qui est effectif est rationnel (nécessaire), elle nous dérobe la liberté qu’elle déclare être justement, de cette manière, quelque chose d’ineffectif.

Cette interprétation de Hegel est évidemment critiquable. On n’y insistera pas ici sauf à rappeler deux choses essentielles. D’une part, la Raison hégélienne n’est l’effectif (das Wirkliche) qu’en tant qu’elle est la raison de la liberté substantielle, effectuation de la liberté, de sorte que le rationnel n’est pas le principe de la liberté, au sens où celui-là précèderait celle-ci pour la fonder, mais le mouvement historique immanent de la liberté-même. D’autre part, la problématique de Hegel, à travers cette question de la raison de la liberté, tient fondamentalement dans celle de l’institution de la liberté[28]. L’État n’est « le rationnel en soi et pour soi » que si, et seulement si, la raison de l’État est la raison de la liberté « substantielle[29] ». Il existe certes un institutionnalisme dans la pensée de l’école historique. Savigny demande de penser le lien entre les deux éléments constitutifs que sont le « rapport de droit » (Rechtsverhältnis) et l’« institution juridique » (Rechtsinstitut)[30]. Tous deux ont une « nature organique » et ne peuvent être compris que par une « intuition d’ensemble » (Gesamtanschauung) de leurs caractères en fonction du cas d’espèce donné. Le seul mot d’intuition répugne à Hegel, puisqu’il ne peut s’agir que d’une intuition intellectuelle, dont on sait qu’elle fut le point de départ du divorce entre Schelling et Hegel. Or, même s’il s’agit, pour Savigny, de penser ensemble, dans un cas particulier, le rapport de droit et l’institution juridique, il manque, d’un point de vue hégélien, de poser la question de cela qui institue l’institution juridique, autrement dit de penser l’État, qui seul permet de dépasser la particularité pour accéder à l’universalité de la liberté, qui s’exprime dans le rapport entre droits subjectifs, et qui alors seulement peut être dite substantielle. Pour le dire brièvement, l’institution savignicienne est, d’un point de vue hégélien, gravement insuffisante en tant qu’elle ne pense pas l’État, dont Savigny se contente de dire qu’il est « la forme corporelle de la communauté populaire spirituelle[31] ».

Pour revenir à Puchta, celui-ci suit encore une veine schellingienne selon laquelle le fond (obscur) de l’être est « vouloir » et que donc la liberté, prise en son concept « réal et vivant », précède nécessairement une Raison, qui ne peut être dite en Dieu comme fond de l’être, et qui est ainsi à la fois originellement disjointe de la liberté et absolument seconde par rapport à celle-ci.

La liberté est donc le « germe » (Keim) du droit[32]. Mais il s’agit encore, selon Puchta, de distinguer deux concepts de la liberté. D’une part, le concept qu’il qualifie d’« abstrait » et qu’il définit comme « la possibilité de se déterminer pour quelque chose » et, d’autre part, le concept « concret », qui est celui d’une liberté certes finie, mais saisie dans son rapport à la liberté infinie et infiniment bonne de Dieu, en tant qu’elle se détermine – concrètement – pour le Bien ou pour le Mal : « En conséquence, le concept concret de la liberté humaine est : le choix entre le Bien et le Mal ». À l’évidence, la « liberté véritable » tient en le choix du Bien, qui consiste à « marcher dans la lumière de l’esprit de Dieu[33] ».La liberté concrète est ainsi celle qui s’est décidée pour le Bien.

Cette distinction, qu’on peut interpréter comme une transposition de la distinction par Schelling entre « liberté abstraite » et « liberté réale et vivante », est décisive en tant qu’elle permet de distinguer et séparer conceptuellement le droit et la morale, qui sont tous deux sciences de la liberté. La morale est la science qui analyse la liberté affrontée à la question du Bien et du Mal. Le droit est la science de la liberté en tant que simple possibilité d’un choix, indépendamment de la question morale, une science, donc, de la liberté abstraite. La liberté abstraite n’est donc que potentialité (Potenz) du choix : une liberté en puissance, quand la liberté effective et réelle est en acte, s’étant déterminée pour le Bien, ce qui est l’objet scientifique de la morale[34].

C’est à partir de cette analyse de la liberté et de la distinction fondamentale sur laquelle elle repose, qu’il convient de comprendre pourquoi le concept fondamental du droit ou, plus exactement, de ce que Puchta appelle le « système des droits », est celui du droit dit « subjectif ». Le droit subjectif procède, en tant que droit, d’une « possibilité de la volonté ». Le droit est donc un système des possibilités de la volonté, de la liberté abstraite. Le droit dit « objectif » permet ou non de transformer, selon les conditions qu’il impose, une volonté d’abord psychologique, en un « pouvoir » ou « puissance » (Macht) à l’égard d’autrui. D’où sa déduction du concept de « droit subjectif » : il y a droit subjectif lorsque la volonté abstraite, en tant qu’elle veut quelque chose, dès lors qu’elle passe le test exigé par le droit objectif, peut être transformée en une volonté juridique, c’est-à-dire « puissance ou pouvoir [juridiquement valide] de la volonté » (Willensmacht).

On peut considérer que Puchta a relevé le défi philosophique opposé à l’École historique pour donner à celle-ci une fondation lui permettant de justifier intellectuellement le droit subjectif. Cette circonstance explique probablement pourquoi le droit subjectif est devenu chez lui le principe du droit, à la différence de Savigny qui voyait dans le « rapport de droit », pour sa part, un concept juridique plus qui devait être rapporté à celui d’institution[35].

III. Quelle histoire ?

La question de l’histoire et de l’historicité reste cependant complètement ouverte. Une approche philosophiquement historique n’est pas, chez Hegel, purement et simplement une histoire externe, au sens d’une analyse de la succession d’événements. Elle ne l’est pas davantage chez Savigny et Puchta s’agissant de la science authentiquement historique du droit. Les historiens de l’école de Göttingen, à la fin du xviiie siècle, à laquelle appartenait Gustav Hugo, avaient eux aussi cherché à sortir l’étude de l’histoire de ce qu’elle avait été jusque-là, l’exposé d’une « collection d’exemples[36] » destinée à l’édification, une histoire institutrice de prudence politique et morale. L’école de Göttingen entendait faire de l’histoire une science véritable en introduisant, dans ce qui s’offrait jusque-là comme rhapsodie d’événements notables, la liaison de la causalité. Il n’y avait de science historique que si et seulement si l’on pouvait montrer qu’un événement postérieur était l’effet d’une cause antérieure. Mais, puisque la cause est extérieure à l’effet, une telle histoire était nécessairement histoire externe. De là vient l’incompréhension fondamentale entre Hugo et Savigny. Pour reprendre une distinction traditionnelle, qui vient de Wilhelm Dilthey, ce que cette histoire externe s’efforce d’expliquer, il s’agit de le comprendre. Il reste cependant à expliquer – ou comprendre – en quoi l’histoire interne de Savigny se distingue de celle de Hegel.

Pour ce faire, il convient d’en revenir à Schelling. Selon lui, le fond de l’être est vouloir, un vouloir dont l’origine est cependant obscure. On ne peut ici donner que de très simples indications quant à ce qu’il en est chez Schelling. Le point de départ décisif tient en la qualification de la volonté la plus originaire, en Dieu, comme Sehnsucht. Aujourd’hui, on traduirait par nostalgie. Il faut entendre ce terme selon son étymologie et que les traducteurs des Recherches sur la liberté humaine rendent assez bien par le mot « désirement[37] ». Le verbe Sehnen signifie désirer ardemment. Sucht, qui ne dérive pas du verbe suchen (chercher) mais est apparentée à Seuche (épidémie), désigne originellement un état maladif, ce dont on conserve la trace dans le nom donné à certaines affections, comme la jaunisse (Gelbsucht). Néanmoins, à partir des xviie et xviiie siècles, sous l’influence sémantique du verbe suchen, malgré son éloignement étymologique, Sucht a commencé à prendre le sens d’un désir si intense qu’il en devient maladif et que l’on cherche à satisfaire par tous les moyens. C’est en ce sens qu’il désigne aujourd’hui l’addiction ou la dépendance[38]. C’est donc un désir qui déchire son sujet, comme Zeus déchira l’unité double des humains originaires selon le mythe raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon[39]. La Sehnsucht est ainsi le désir passionné de quelque chose, rapporté par Schelling au vouloir originel et obscur. Un obscur objet du désir qui cependant fait naître l’objet en tant qu’objet pour le sujet et le révèle à la lumière : « Toute naissance est naissance des ténèbres à la lumière » et « c’est de l’obscurité de ce qui est privé d’entendement (du sentiment, du désir, cette origine souveraine de la connaissance) que naissent les pensées lumineuses[40] ». Ajoutons cette citation de Schelling :

Parce qu’il provient du fond – parce qu’il a un statut de créature –, l’homme possède en lui, par rapport à Dieu, un principe indépendant ; mais parce que justement ce principe – sans pour autant cesser d’être obscur en son fond – est transfiguré en lumière, quelque chose de plus haut surgit alors en l’homme, à savoir l’esprit[41].

Puisque son principe est liberté et vouloir, le droit est assigné par Puchta à l’esprit et, plus précisément, à l’esprit d’un peuple comme sujet, comme individualité. On pourrait se retrouver, presque, chez Hegel. Cependant, on défendra l’interprétation suivante : Puchta entend « esprit » – qu’il substitue au mot « conscience », qui fut premier dans le lexique savignicien – au sens de Schelling et non au sens de Hegel. L’esprit comme travail d’un vouloir originel et obscur qui veut accéder à la lumière, à la visibilité, sans jamais rompre le lien avec l’origine obscure du désirement :

Ce qui nous est visible, écrit Puchta, ce n’est que ce qui est déjà né, le droit, donc, après qu’il est sorti, pour devenir effectif, hors de l’atelier obscur où il est préparé. Pour cette naissance, il peut prendre une triple forme : 1) comme conviction immédiate des membres du peuple, telle qu’elle se révèle à travers leurs actes ; 2) comme loi ; 3) comme produit d’une déduction scientifique. On appelle sources du droit les organes qui donnent au droit sa forme visible ; ces organes sont la conviction populaire immédiate, la législation, la science[42].

Or, il s’agit là d’une conception qui rejoignait bien sûr la dogmatique de Savigny[43] : les trois « sources » du droit (coutume, législation et savoir des juristes) proviennent d’un fondement plus originaire, la conscience ou l’esprit d’un peuple qui n’est pas leur cause, mais l’origine qui leur donne sens. Rappelons que l’analyse du lexique savignicien montre qu’un terme récurrent, emprunté au lexique théologique, est Offenbarung, c’est-à-dire la « Révélation[44] » : les sources du droit, sont comme les sources d’une rivière, un point de jaillissement à la lumière d’un phénomène préparé dans les entrailles obscures de la terre ou dans celles, non moins obscures, de l’esprit ou la conscience d’un peuple. La vie « positive », effective du droit est le résultat de la révélation d’une volonté qui se trame dans le fond obscur de l’esprit populaire. Comme l’écrit Schelling, « toute vie repose sur un fond obscur[45] ». Les sources du droit, dans l’école historique, ne sont pas les fondements du droit, ses « fonds », mais plus exactement les modes de révélation à soi-même de l’esprit d’un peuple et qui en effectuent la vie juridique en lui conférant une sémantique particulière.

Ce mot, Offenbarung, renvoie bien sûr à la religiosité profonde de Savigny[46]. Mais on peut aussi y entendre une affinité avec la détermination de l’essence de l’histoire chez le jeune Schelling déjà, celui du Système de l’idéalisme transcendantal (1800) : « L’histoire, en tant que totalité, est Révélation progressive, se dévoilant peu à peu, de l’Absolu[47] ». L’histoire du droit de Savigny et Puchta est, elle aussi, métaphysiquement marquée par ce désir d’un absolu qui se révèle progressivement, celui de l’esprit populaire que Savigny, comme on l’a vu, désigne comme la « nature supérieure du peuple ».

Si « la genèse du droit dans l’esprit d’un peuple est une genèse invisible[48] », les sources sont les vecteurs qui portent cette ténébreuse affaire à la lumière, c’est-à-dire à la conscience d’un peuple qui, comme toute conscience, comme tout sujet, est activité : c’est un lieu commun de l’idéalisme allemand, un sujet n’est jamais substance au repos mais activité. On retrouve cette caractérisation du sujet (ici : un peuple) aussi bien chez Puchta que chez Savigny. Le travail spirituel des juristes est proprement le travail de l’esprit d’un peuple sur soi, activité de la conscience de soi d’un peuple, puisque comme l’écrit Savigny :

De même qu’auparavant le droit subsistait dans la conscience du peuple tout entier, de même il devient maintenant l’affaire de la conscience des juristes, par lesquels le peuple est désormais représenté dans cette fonction[49].

L’histoire de l’école historique n’est autre que l’histoire de cette activité de la conscience juridique de soi d’un peuple. C’est en ce sens que Savigny et Puchta insistent sur ce point que la science historique (du droit en particulier) doit être une « histoire interne ». On le comprend dès lors que l’histoire n’est pas autre chose que l’étude de la révélation évolutive d’une conscience à soi-même. En cela, Savigny et Puchta sont les fils spirituels de l’idéalisme qui, depuis Kant, interroge le « sujet » non plus comme un fundamentum inconcussum, mais comme activité de la conscience de soi, ce qui signifie, pour l’école historique, un sujet livré à ce travail de soi sur soi dans son histoire particulière, sa biographie. Il en va ainsi tant du sujet individuel que du sujet collectif et, notamment, du peuple comme sujet.

Cependant, pour l’école historique, cela présuppose qu’il y ait un « soi-même », autrement dit du « même » dans le soi. Citons à nouveau Puchta :

Comme le peuple lui-même, qui se modifie avec le temps, le droit change en tant qu’il est une branche de la vie du peuple, rien de stable, qu’il évolue avec le peuple. Il s’accorde au caractère de ce peuple en fonction des différents degrés de la culture de ce dernier, il s’accommode à ses besoins changeants. Cette modification n’est pas telle qu’il cesserait d’être le même. C’est le même peuple au commencement et à la fin de son parcours, et c’est pourtant, sous tel ou tel aspect, un autre ; de la même manière son droit devient autre tout en demeurant constamment le droit de ce peuple[50].

La question sur laquelle s’opposent l’école historique et l’école hégélienne tient à ce qu’il en est de ce soi du moi populaire et donc à ce qu’il en est de l’esprit populaire. Savigny postule, comme on l’a vu, une « nature supérieure du peuple[51] ». Au-delà des variations historiques, il y aurait ainsi un invariant, à partir duquel le développement historique d’un peuple devrait être compris. Une sorte de soi transcendantal, à partir duquel le moi historique et effectif d’un peuple devrait être interprété, une idée platonicienne de laquelle devrait participer le sujet populaire actuel, un soi anhistorique, un absolu à partir duquel se déploierait le moi historique et qui donnerait la condition première de l’interprétation de l’histoire de ce peuple. Ainsi, l’histoire, même si elle devient décisive pour la démarche de l’école historique, n’est pas constitutive d’une quelconque identité populaire qui ne doit jamais s’échapper de son absolu originel, de son essence anhistorique. Comme l’écrit Ernst-Wolfgang Böckenförde à propos de l’école historique :

[L’histoire] n’est pas par elle-même force déterminante et informative : elle n’est que l’espace dans lequel se déploie un processus organique d’évolution. L’origine et l’objectif, et donc l’entéléchie qui en résulte sont déterminés à partir de la « nature »[52].

Si l’on accepte ce constat, il faut convenir que l’école historique du droit, du fait même de son organicisme, qui n’est pas sans liens avec l’organicisme schellingien, l’a empêché de penser l’historicité véritable à savoir la puissance constitutive de l’histoire et ce, aussi, parce qu’elle n’a jamais su penser l’État en sa puissance créatrice d’histoire : elle ne parvient pas à penser un peuple historique en tant que peuple politique.

On peut faire l’hypothèse que cette impuissance à penser le politique et, avec elle, cette tendance à une conception au fond anhistorique de l’histoire n’est pas sans rapport avec l’inclination schellingienne de Savigny et Puchta. Schelling a d’ailleurs précisé, rétrospectivement, que ses premiers pas en philosophie « révélaient déjà une tendance à l’historicité ». Il rattache cette tendance au thème du « moi conscient de soi, venu à soi », avant d’ajouter l’explication suivante :

Car le « Je suis » n’est précisément rien d’autre que l’expression même de la venue à soi, et cette venue à soi, qui s’exprime dans le « Je suis », présuppose alors, comme son passé, une extériorité, une distance de soi à soi. […] Le moi considéré en deçà de la conscience n’est pas encore, pour cette raison même, le moi individuel, car c’est précisément dans sa venue à soi qu’il se détermine à l’individualité[53].

Mais cette historicité n’est pas celle de Hegel parce que l’« esprit » de Schelling n’est pas l’« esprit » de Hegel. Parce que le « sujet » schellingien n’est pas le « sujet » hégélien. Le vouloir hégélien n’est pas marqué par la nostalgie schellingienne. C’est sans doute aussi ce qui explique que Schelling n’ait pas jugé bon d’écrire une philosophie politique.

S’il n’y a pas à proprement parler de philosophie politique de Schelling, sans doute n’y a-t-il pas non plus, au sens strict, de philosophie de l’histoire, car l’une et l’autre se trouvent subordonnées à la perspective autrement décisive dans l’œuvre de cet auteur d’une théologie de l’histoire, où l’Absolu doit certes en découdre avec l’histoire, mais une histoire enchevêtrée dans des desseins obscurs qui, supra-historiques, lui échappent et la dépassent[54].

À cette absence d’intérêt philosophique profond pour le politique chez Schelling correspond le quiétisme politique de Savigny et Puchta. Comme l’écrit Joachim Rückert à propos de Savigny :

Il voit l’empire de puissances historiques et se résigne, à vrai dire non pas de manière restauratrice ou réactionnaire, mais de façon quiétiste. L’élément spéculatif domine même lorsque l’interprétation de l’histoire s’en ressent négativement. Ici, l’expression de quiétisme, répandue à l’époque, se révèle être pertinente[55].

On comprend alors pourquoi l’État et le droit politique – le Staatsrecht, littéralement : le droit de l’État – ne sont pas considérés comme des objets véritablement pertinents de leur science juridique. L’État n’est pas un « sujet » authentique de l’histoire, cette qualité n’étant reconnue qu’au « peuple ». Un droit public ou politique aurait pour objet principal d’étudier les conditions et les modalités de formation de la volonté étatique. Or, ce n’est pas celle-ci qui, dans l’histoire de cette école « historique », est légitime puisque, comme on l’a rappelé plus haut, l’État n’est vu que comme « la forme corporelle de la communauté populaire spirituelle ». Il est précisément de nature corporelle et non pas spirituelle. Sa volonté ne peut donc valoir comme participant de, ni même à l’esprit populaire, d’où la stricte limitation à des fonctions marginales et subalternes de la législation dans le système des sources du droit et la justification du combat contre la codification du droit civil.

Chez Savigny comme chez Puchta, le travail des juristes, en tant que représentants de la conscience juridique d’un peuple, consiste dans cette « venue à soi » de l’individualité de ce peuple considéré à tout le moins dans sa fonction juridique. On peut estimer sans exagération que c’est cette idée du travail de la conscience de soi d’un peuple, considéré lui-même comme individualité, qui donne et explique l’historicité du droit chez Puchta comme, déjà, chez Savigny : l’histoire comme autobiographie intérieure d’un peuple.

Mais ces auteurs sont, comme on l’a vu, attachés à l’origine de la « nature supérieure du peuple » qui doit gouverner leur travail : ne jamais trahir ce surmoi populaire, malgré les évolutions historiques, un surmoi qui est comme en position de transcendance par rapport au peuple actuel et concret.

À partir de là, on peut se risquer à proposer une explication philosophique raisonnable à l’opposition frontale de Hegel à l’égard de l’école historique.

La philosophie de Hegel est philosophie de l’inquiétude, l’esprit n’y est jamais au repos, puisque le positif est travaillé sans répit par le négatif[56]. Le quiétisme politique et historique de l’école historique ne peut être pour Hegel que sans valeur philosophique. L’histoire hégélienne ne connaît aucun asile où se réfugier, aucune « nature supérieure » d’un peuple qu’il s’agirait de rejoindre, même pour la développer, en son authenticité première, au-delà des péripéties de l’histoire. Le projet de l’école historique qui entend renouer le fil de l’histoire par le recours à l’instance transcendantale et anhistorique d’une essence platonicienne de ce peuple n’entend donc pas ce qu’il en est d’un peuple jeté dans l’histoire : il se fonde, au contraire, sur une sorte de nostalgie d’un repos originel.

La conscience historique de soi, qui étaye la pensée de l’école historique, manque complètement ce que, chez Hegel, « esprit du peuple » veut dire. L’école historique, même si elle a tardivement adopté le mot esprit, l’a pris pour un synonyme de la conscience particulière d’un peuple. Or, chez Hegel, l’esprit est l’universel de la liberté[57]. L’esprit d’un peuple n’est donc pas, comme dans l’école historique, la simple conscience de soi d’un peuple, mais cette conscience en tant qu’elle porte, historiquement, l’esprit universel de la liberté.

On comprend alors non seulement les attaques virulentes de Hegel à l’égard de Savigny, s’agissant de la question de la codification, mais aussi l’opposition entre l’école historique et les hégéliens quant à l’histoire qu’il convenait de faire. Eduard Gans avait sous-titré son Droit successoral : « Étude de l’histoire universelle du droit » (Eine Abhandlung der Universalrechtsgeschichte) et tint à Berlin, à chaque semestre d’hiver entre 1827-1828 et 1838-1839, un cours intitulé « Droit naturel ou philosophie du droit en relation avec l’histoire universelle[58] ». La préface à son Droit successoral, qui est tout entière une charge contre l’école historique et se présente comme complément à l’attaque de Henning qui a été évoquée plus haut[59], annonce « l’exigence que l’histoire du droit devienne universelle » et invoque à son soutien Anselm Feuerbach, un juriste kantien, et pas moins que Thibault, l’adversaire de Savigny dans la querelle de la codification – et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas un esprit philosophiquement particulièrement développé[60]. L’histoire universelle du droit présuppose donc une tout autre conception de l’« esprit populaire », il est l’esprit universel dans un peuple :

La Raison (Vernunft) est précisément cela qui, à chaque époque et en chaque peuple, accomplit son acte et fait de son discernement et sa force les organes de cet accomplissement. Pour le présent, tout passé est purement et simplement mort. Toutefois cela n’est pas mort, cela qui, dans le présent comme dans le passé, constitue la substance, à savoir la Raison divine. Dans chacun des esprits populaires, cette raison se révèle (offenbaret sich) dans son développement progressif, et c’est l’affaire de l’esprit subjectif de reconnaître, honorer et comprendre cette Raison. Et ainsi sommes-nous arrivés à ce point où l’erreur fondamentale de cette école historique, en tant qu’elle cherche à philosopher à partir d’elle-même, trouve sa principale assise.

Et Gans de conclure :

Cette école est ainsi par cette simple remarque pleinement caractérisée […]  : dans ses déductions philosophiques, elle ne parle jamais de la Raison : celle-ci n’aurait de fait […] aucune part à la nécessité[61].

Conclusion

On proposera cinq thèses pour conclure :

1/ L’école historique fut attaquée par ses adversaires au motif qu’elle aurait promu une science d’« antiquaires », antiquarische Wissenschaft. Cette qualification signifiait un positivisme philologique naïf exclusivement tourné vers le passé. Les hégéliens se sont emparés de ce reproche. Bien sûr l’édition critique des textes, la recherche des interpolations furent au nombre des travaux auxquels se consacra l’école : elle fit œuvre philologique. Mais deux remarques s’imposent.

D’abord, à la même époque, la philologie connut une profonde mutation dont l’auteur principal fut Friedrich August Wolf et ses travaux sur Homère. Il ne s’agissait plus seulement de corriger l’édition de textes anciens, mais, à partir de ce travail indispensable, d’interpréter la totalité d’un monde ancien et perdu. Sous le nom nouveau d’Altertumwissenschaft (Science de l’antiquité), Wolf flanquait le travail strictement philologique d’une autre tâche d’ordre proprement herméneutique, les deux étant les éléments constitutifs et collaboratifs du projet d’une science de l’Antiquité[62]. De leur côté, abandonnant l’ancien mot de Jurisprudenz pour celui de Rechtswissenschaft, Savigny et Puchta pensèrent cette même conjonction de l’élément philologique et de l’élément philosophique ou herméneutique.

2/ En France, les historiens du droit ont le plus souvent lu les très insuffisantes et très fautives traductions de Savigny par Guénoux et, notamment, ils ont lu un Traité de droit romain. Or, ce titre-même induit une très profonde erreur, puisque Savigny avait écrit un Système du droit romain actuel. Il ne s’agissait donc aucunement d’un traité de droit romain à la Hugo. De plus, le mot « système » a disparu du titre français alors qu’il est essentiel pour expliquer la démarche de Savigny et de l’école historique. Quant à Puchta, il n’est pas traduit mais se trouve cité dans les originaux de langue allemande. La consultation du catalogue en ligne Gallica montre que Puchta est essentiellement cité, en langue française, par des historiens du droit sans grand intérêt pour la spéculation. On s’intéresse à la dogmatique de Puchta et non à la dimension philosophique et théorique de son œuvre, pour deux raisons sans doute : le Code civil renvoie un tel auteur au champ de l’historiographie juridique et très marginalement seulement à celui du droit civil actuel ; la querelle allemande sur les fondations philosophiques de l’école historique n’a pas eu lieu et les motifs en sont probablement la stérilité intellectuelle des facultés de droit française où régnait, depuis le Code jusqu’à la Troisième République, une « culture académique désincarnée[63] », ainsi que celle, non moins accusée, des facultés de philosophie françaises à la même époque. On imagine mal une controverse de même intensité que celle qui eut lieu en Allemagne, particulièrement à Berlin, entre un Lerminier et un Victor Cousin. Et c’est pourquoi l’on ne peut parler de véritable réception de l’école historique en France

3/ Le mot de système est essentiel dans le montage intellectuel de l’école historique. Savigny et Puchta ont appris qu’il n’y a de science que ramenée à un système[64]. C’est précisément le problème fondamental qu’il leur fallait surmonter, l’histoire comme cognitio ex datis pour en faire une cognitio ex principis[65]. On peut dire que chez Hegel comme chez Savigny et Puchta, il s’agit de trouver un principe interne qui permet et exige une interprétation « authentiquement historique » et « scientifique », spécialement du droit s’agissant de l’école historique. Or, malgré l’Autre philosophie de l’histoire proposée par Herder en 1774[66], l’idée selon laquelle l’histoire n’est qu’« une série d’événements, qui n’obéit à aucun principe et ne saurait, en conséquence, être considérée comme une science[67] » restait prégnante chez nombre de juristes et notamment chez le grand adversaire de Savigny lors de la querelle de la codification, le civiliste de Heidelberg, Thibaut[68].

Or, pour Savigny comme pour Puchta, l’histoire interne d’un droit particulier, celui d’un peuple, ne saurait être systématisée sans que l’on présuppose une innere Nothwendigkeit, une nécessité interne, qui explique qu’un peuple évolue et devienne autre tout en restant le même, comme un système organique qui se développe en demeurant soi-même. La « nécessité interne », expression récurrente chez Savigny, qu’on retrouve d’ailleurs chez Schelling, est le principe fondamental de cette science historique interne du droit.

4/ Dès lors que l’histoire de l’école historique est, au sens précisé, interne, elle ne s’explique pas par l’application du principe de causalité, comme on a dit. L’évolution historique d’un peuple et de son droit relève non pas de l’explication, mais de l’interprétation et de la compréhension, c’est-à-dire d’une herméneutique. Il s’agit dès lors de comprendre le renouvellement, par Savigny, de l’herméneutique juridique, qu’on trouve spécialement au premier volume du Système du droit romain actuel, dans ses rapports avec le projet d’une herméneutique générale développé par le théologien Schleiermacher qui fut, avec Savigny, l’un des premiers professeurs de l’Université de Berlin en 1810. Pour le dire d’un mot, le processus de compréhension décrit par Schleiermacher qui va, sans cesse, des parties au tout et du tout aux parties, correspond à l’herméneutique historique du droit de Savigny et Puchta, en permettant de concevoir le développement organique du droit d’un peuple comme un rapport évolutif et circulaire entre des parties qui se transforment et un tout qui, malgré ses modifications, reste le même.

5/ Le conflit entre savigniciens et hégéliens s’est particulièrement focalisé à partir de la critique hégélienne selon laquelle, pour le dire ainsi, la nullité philosophique de l’école historique lui interdisait de considérer l’« histoire du monde ». Il faut rappeler que cette « histoire du monde » termine et donc parachève les Principes de la philosophie du droit (§ 341 et suivants).

Le constat de ce litige philosophique et épistémique est juste. La question est d’où vient-il ? La réponse est sans doute qu’il en faut rechercher la racine dans la conception que se fait Puchta, et l’école historique, de l’esprit et de la préséance ontologique qu’elle accorde à la liberté sur la Raison.

L’« esprit » d’un peuple, dans l’école historique, n’est pas vraiment autre chose que la conscience de soi d’un peuple. L’esprit populaire est donc, par nécessité interne et ontologique, inhérent à un sujet collectif qu’est un « peuple » et reste donc purement interne, enfermé dans ses propres raisons en vertu de sa liberté propre, une liberté qui échappe toutefois au libre arbitre du peuple actuel et qui n’est garantie que par le lien intime qui l’attache, avec nécessité, à sa plus profonde origine, sa « nature supérieure ». En tout cas, parce que la liberté du sujet populaire est absolument première et déconnectée, en son principe, de la Raison en tant que Raison universelle, donc d’un esprit universel, son histoire demeure pour soi.

Peut-être peut-on dire, dès lors, que cette histoire de l’école historique s’est elle-même enfermée dans « le dernier recoin » de la maison, de la maison de l’esprit universel et risque le pire, celui que Puchta prophétise à l’endroit de ses ennemis Germanistes[69], « se représenter l’histoire comme un vaste caveau funéraire dans lequel les peuples du passé reposent avec moindre effet sur leur postérité[70] ».

Olivier Jouanjan

Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Institut Michel Villey

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