Considérations sur la philosophie des juristes et le droit des philosophes dans la doctrine moderne du droit naturel

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Sommaire de l'article

Lucas Fontier

Résumé

Cette contribution entend identifier, au sein de la doctrine moderne du droit naturel, un ordre des raisons de juristes dans les œuvres de Pufendorf et de Grotius, fondé sur la notion de pouvoir, et à le comparer avec la démarche philosophique des Leibnizo-Wolffiens, fondée sur la notion d’obligation. Le droit naturel des juristes prétendrait universaliser la tradition juridique en utilisant les catégories abstraites de la philosophie. Celui des philosophes chercherait à justifier l’existence du droit et à rendre raison de ses institutions dans une réflexion inscrite dans un système de philosophie générale.

Summary                                           

This paper seeks to identify, within the modern doctrine of natural law, an order of reasons of jurists in the works of Puffendorf and Grotius, based on the notion of power, and to compare it with the philosophical approach of the Leibnizo-Wolffians, based on the notion of obligation. The natural law of the jurists would pretend to universalize the legal tradition by using the abstract categories of philosophy. The natural law of the philosophers would attempt to justify the existence of law and to explain its institutions as part of a system of general philosophy.

 

L'

idée de droit naturel – voilà bien un point de rencontre entre philosophes et juristes récurrent dans l’histoire. La notion de « doctrine moderne du droit naturel » est une pure construction historiographique dont les bornes sont souvent enfermées entre les xviie et xviiisiècles. À titre de définition, ces règles du droit naturel sont celles que l’on peut valablement tenir pour juridiques (au sens large, c’est-à-dire imposant une contrainte morale sur les actions libres extérieures), sans pour autant que leur raison ne soit fondée dans la tradition ou la loi positive. Les ouvrages sur le droit naturel, qui, au sein de la « doctrine », peuvent fréquemment se contredire entre eux, sont le fruit de travaux tant de juristes (spécialistes des lois humaines positives), de théologiens (spécialistes des lois divines positives) que de philosophes. La « doctrine moderne du droit naturel » concerne ainsi des auteurs aux conceptions parfois très diverses entre elles, qui résultent d’autant de méthodes d’exposition différentes.

Dans l’historiographie, la doctrine moderne du droit naturel peut être comprise selon une définition large ou une définition étroite. La définition large, présentée par Alfred Dufour, considère la doctrine moderne du droit naturel comme un projet scientifique permettant d’englober différents courants philosophiques contradictoires associés à des figures aussi différentes que Grotius, Pufendorf, Locke ou Leibniz[1]. Une conception plus étroite, que l’on peut trouver en substance chez les Encyclopédistes du xviiisiècle[2], tend à confiner la doctrine moderne du droit naturel aux œuvres des jurisconsultes Grotius et Pufendorf (et de leurs disciples). Ces auteurs cherchent en effet à mettre en système les règles du droit naturel, c’est-à-dire à distinguer les règles établies sur des principes immuables par-delà les conventions et les lois. Ainsi strictement entendue, l’École moderne du droit naturel peut donc désigner une tentative des juristes de se faire philosophes afin de présenter une doctrine autonome des règles de droit fondées par la raison naturelle. En ce sens, Michel Villey écrit :

Il s’agit de fonder le droit naturel, immuable, universel et absolu, pour le distinguer du droit positif sujet au changement, particulier et relatif. Cependant, Michel Villey rappelle que la tentative de Grotius est une tentative de juriste soucieux de proposer des solutions neuves et pratiques aux problèmes de son temps[4]. La fondation des règles du droit naturel, puis leur distinction avec ce qui est le fruit de la tradition ou de la loi positive, doit donc dépendre de la matière du droit elle-même. Cette façon de repérer le droit naturel dans la matière du droit ressemble à celle des anciens juristes romains qui identifiaient et distinguaient les règles appuyées sur la raison naturelle à partir de l’exposé de leurs règles positives[5]. Dans cet objectif de fondation et de distinction des règles du droit naturel, les juristes vont opérer un travail d’abstraction des règles positives, afin de rechercher leur fondement naturel. Ce travail ne sera pas indépendant d’une certaine herméneutique, d’une certaine culture ou d’une certaine méthode héritée d’une tradition juridique de connaissance et d’interprétation des règles. Cet héritage de méthode et de culture, consciemment assumé ou non, ainsi que cette volonté de construire un système autonome de droit naturel permettrait d’identifier une « École moderne du droit naturel » au sens étroit, c’est-à-dire qui doit évoluer et s’autonomiser au sein de la matière même du droit.

Par ailleurs, au sens large, la doctrine moderne du droit naturel admet toutes les tentatives de fonder rationnellement l’existence de règles de droit naturel selon une méthode à prétention scientifique. Ces tentatives incluent donc la démarche des philosophes de rendre raison de l’existence du droit à partir d’une entreprise proprement philosophique d’explication de la nature. La réflexion sur le droit doit donc être abordée dans le cadre d’une construction philosophique plus générale.

Cet article vise à mettre au jour les différences de méthodes entre juristes-philosophes et philosophes-juristes au sein de la doctrine du droit naturel des xviie et xviiie siècles, prise dans sa définition la plus large. N’ayant aucune prétention à l’exhaustivité et visant à s’inscrire dans la réflexion sur les rapports entre « droit des philosophes et philosophie des juristes », ce travail s’attachera d’abord à exposer l’héritage de la tradition juridique dans les travaux de Pufendorf, figure majeure des juristes-philosophes de l’École, et à pointer la démarche proprement philosophique de Christian Wolff, et de certains philosophes-juristes, dans l’exposition du droit naturel comme une partie d’un système philosophique général. Ces auteurs ont en effet entretenu un débat fécond qui permet particulièrement bien de rendre compte de cette distinction. Par ailleurs, l’ordre des raisons, c’est-à-dire la succession rationnelle d’exposition de ces concepts dans les œuvres de ces auteurs, est de la plus grande pertinence pour saisir la différence entre ce droit naturel des juristes de l’École et le droit conçu comme une partie d’un système philosophique plus large. Grotius et Pufendorf ont la particularité d’exposer le droit par un ordre des raisons fondé sur le pouvoir (I), dont l’inspiration peut être trouvée dans une herméneutique du Corpus de droit romain, là où Wolff, présente un ordre des raisons fondé sur l’obligation, de manière tout à fait conforme à l’exposition de son système de philosophie générale (II).

I. Un ordre des raisons fondé sur le pouvoir : une élévation du droit par les catégories de la philosophie dans l’œuvre de Pufendorf

La tradition juridique du xviie siècle dans les pays germaniques dépend encore beaucoup de l’enseignement du droit romain : Hugo Grotius et Samuel Pufendorf, jurisconsultes, n’ont évidemment pas échappé à cet enseignement. Le premier a été formé à l’université de Leyde, alors le plus grand centre d’étude de droit romain[6], le second a reçu une solide formation en philologie juridique à l’université de Leipzig[7]. Empreints de ces enseignements, ces membres de l’École du droit naturel vont penser leur ambition dans les conditions structurantes de la tradition romaine. À cet égard, plus particulièrement, le Corps de droit romain laisse une place déterminante à la question du statut des personnes pour organiser la matière du droit. Grotius comme Pufendorf s’inspireront très certainement de ce modèle pour fonder l’ensemble de leurs systèmes. Ils entendent résolument dépasser le sens des textes du Corpus, souvent très concrets et casuistes, pour en ressortir une véritable philosophie au service de la science du droit. Cette philosophie de juristes associera alors le droit au pouvoir et fondera la juridicité d’une règle dans la volonté d’un Supérieur.

A. Une volonté de mettre la philosophie au service de la science du droit

Le maître-ouvrage de Samuel Pufendorf, Droit de la nature et des gens (1672) a été réalisé en commande du Baron Johann Christian von Boinebourg, conseiller de l’Électeur de Mayence[8]. Dans une lettre du 19 janvier 1663 adressée à ce dernier, Samuel Pufendorf écrit :

Le jurisconsulte fait donc le constat, à son époque, de l’absence de science juridique en raison d’un manque d’union des forces de la philosophie et du droit. Néanmoins, l’usage de la philosophie pour une doctrine du droit naturel ne doit pas se défaire d’un certain nombre de considérations permettant d’autonomiser la science juridique : bien plus qu’un rapport égal entre droit et philosophie, Pufendorf entend mettre la philosophie au service du droit. Le projet du jurisconsulte sera ainsi d’élever le droit, marqué par le « vulgaire » (c’est-à-dire constitué d’une multitude de règles prosaïques et concrètes), en utilisant les catégories de la philosophie, lesquelles ont une prétention à l’universel en raison de leur abstraction.

En outre, dans la lettre au conseiller Boinebourg, Pufendorf incarne le défaut dont souffre la jurisprudence naturelle dans les deux grandes figures du premier xviie siècle que sont Grotius, jurisconsulte, et Hobbes, philosophe.

D’une part, il considère que l’œuvre de Grotius oublie certaines matières appartenant à la jurisprudence naturelle et qu’elle comporte certaines erreurs et carences dans l’application des principes de la raison, imputables à l’imperfection de l’esprit humain[10]. Jean Barbeyrac, dans la préface de sa traduction à l’ouvrage de Pufendorf, explicite davantage ce sentiment en précisant d’abord que si Grotius a bien perçu le principe fondamental du Droit Naturel, il n’en a pas fait dériver les conséquences dans toutes les matières traitées dans son ouvrage[11]. Ce manque d’application dans les principes de la raison conduit à un second écueil, celui d’insérer des matières qui ne regardent pas strictement le droit naturel comme certaines questions de théologie[12], qui n’est autre que la loi divine positive[13]. En d’autres termes, pour Pufendorf, Grotius - en dépit de la pénétration de son esprit - n’est pas parfaitement délivré de la tradition juridique de son temps, qui le perd dans certaines subtilités et l’empêche de faire dériver toutes les questions de droit des premiers principes[14].

D’autre part, Thomas Hobbes, philosophe dont le génie et la pensée mécaniste irriguent le xviisiècle, est désigné comme un profane en droit, qui ne tient pas compte des spécificités de la science juridique[15]. Ainsi, si le juriste doit tendre à appliquer parfaitement sa raison à la manière des philosophes, le philosophe doit s’initier à l’art des juristes s’il veut tirer des principes des conséquences proprement juridiques. Dans ce contexte, Pufendorf propose donc au Baron de Boinebourg d’élaborer une philosophie de juriste, c’est-à-dire une science claire fondée sur la rationalité du droit, assurant ainsi son autonomie et son universalité sans verser dans l’exposé de cas particuliers connus des spécialistes ou de conclusions dérivant de lois simplement positives au lieu des premiers principes.

B. Un travail d’abstraction pour élever l’expérience du droit à l’universel

Dans un souci d’autonomisation de la science juridique et de prévention contre la philosophie mécaniste de Hobbes et de Spinoza[16], qui nie d’une certaine façon la spécificité du droit, Samuel Pufendorf introduit son maître-ouvrage Droit de la Nature et des Gens en posant les conditions - une Métaphysique dans la traduction de Barbeyrac, une philosophia prima dans le texte latin - pour qu’un droit soit possible : à savoir la notion d’un être moral distinct d’un être physique, susceptible d’être sujet de droit. Il définit ces êtres moraux (entia moralia) comme des « modes » attachés à des substances physiques par des êtres intelligents en vue de diriger et de restreindre la liberté des actions volontaires de l’homme[17], qui ne proviennent pas de la « création » mais se forment par des « institutions[18] » pour « régler les Mœurs & les Actions de l’Homme, pour leur faire prendre un air & un caractère tout différent de la simplicité grossière & de la licence affreuse des Bêtes brutes[19] ».

De manière très scolastique, Pufendorf décrit ces êtres moraux par analogie avec quatre des dix catégories de l’ontologie aristotélicienne utilisées pour désigner classiquement les êtres naturels[20] : il démontre leur existence en usant des « classes » de la « substance », qui deviendra la personne, de l’« espace », qui deviendra l’état, de la qualité et de la quantité. Au sujet de la Qualité, qui est conçue comme un mode de la substance, Pufendorf distingue entre Qualités Formelles, « qui ne tendent à aucun acte, ni à aucune opération, mais qui conviennent & sont attribuées au sujet comme de pures modifications[21] », et Qualités Opératives, qui supposent au contraire quelque opération. Il est important de préciser que la qualité morale formelle n’implique pas la qualité morale opérative. Ainsi, une personne morale peut être dotée d’une qualité morale opérative sans être dotée d’une qualité morale formelle. Aux Qualités Formelles, le jurisconsulte renvoie à la notion de Titres d’où découlent à la fois les pouvoirs et les droits de la personne morale : le Titre de Pufendorf, désigné comme une qualité formelle d’une personne morale, n’est ainsi rien d’autre que l’autorité chez les Romains. Il dit en effet de ces titres qu’ils « marquent la différence des personnes dans la Vie commune, selon la considération où elles sont, & selon leur état ou leur condition Morale[22]», autrement dit l’autorité trouve sa justification dans la constitution politique d’un peuple. Il en va différemment du pouvoir qui peut se comprendre dans les termes de la raison naturelle (par exemple, s’agissant du droit que peuvent avoir les maîtres sur leurs esclaves[23]) et offre une voie pour penser un principe de juridicité universel.

Il n’y a dès lors aucune surprise qu’à l’exposé des Qualités Opératives, dont la modalité est attachée par nécessité aux personnes morales au contraire des qualités formelles que simplement accessoires[24], Pufendorf développe un ordre des raisons fondées sur le pouvoir :

Dans cet extrait, abrégé de beaucoup[26], Pufendorf fait dériver toute situation juridique de la notion de pouvoir[27]. La notion de pouvoir implique la notion de droit en général, ce qui conduit le juriste à assimiler le droit - que l’on a sur les personnes, les choses et que l’on peut exiger en vertu d’une obligation - à un pouvoir. À la différence du droit produit par le titre, qui peut bien varier selon les différentes contrées, ou bien ne pas exister du tout ou ne pas produire de privilège particulier, il ne peut pas exister de droit sans pouvoir, et il ne peut pas exister de pouvoir sans personne morale. Le pouvoir, en tant que qualité formelle opérative de la personne morale, est donc la condition universelle du droit, et cela peut être trouvé par un effort d’élévation, par les catégories de la philosophie, du droit vers l’universel.

L’obligation, quant à elle, n’est que le contenu du droit produit par le pouvoir. En effet, le caractère obligatoire n’est pas inhérent à la justice : Pufendorf s’appuie sur la définition des Institutes de Justinien[28] pour expliquer plus loin que l’obligation n’est certes pas le commandement de la Loi, mais la conscience morale de la personne à reconnaître la justice nécessaire à suivre la règle prescrite[29]. Or, poursuit-il, la liberté étant susceptible de pencher indifféremment d’un côté comme de l’autre, la règle de l’obligation ne peut provenir que de la nécessité d’un principe extérieur, qui fonde le pouvoir d’obliger d’où réside le principe de juridicité révélée par la conscience de la personne morale[30]. D’où il suit naturellement que, « le pouvoir d'obliger, c'est-à-dire, d’astreindre en conscience à faire ou à ne pas faire certaines choses, réside dans la personne même du Supérieur[31] ». L’obligation n’est donc pas le principe du droit, mais dérive de la notion de pouvoir attachée par nature au sujet de droit. Le Corpus Iuris, avec force insistance, exposera en premier lieu que le droit a été établi en raison de l’état des personnes[32], et que de cette détermination dérive l’ensemble du « système » du droit.

Toute la prima philosophia de Pufendorf vise à confirmer une rationalité déjà existante dans le Corpus romain, qui fonde le système de droit sur la notion de pouvoir (potestas), auquel peut bien s’ajouter la notion d’autorité (auctoritas). Toutefois, le jurisconsulte, suivant en ce sens les efforts fournis par Hugo Grotius dans le De Jure Belli ac Pacis, ne parvient pas à ce raisonnement par une simple reprise des institutions du droit romain, mais les dépasse véritablement en poussant leur rationalité à leur paroxysme. Les commentateurs de Grotius, notamment Johann Adam Osiander[33] et Caspar Ziegler[34], font ainsi remarquer que la définition de la liberté comme d’un pouvoir sur soi d’après le vocabulaire juridique du droit romain chez Grotius[35] et Pufendorf[36] est une notion clairement impropre, qui détourne le sens originel de la potestas romaine. Selon eux, la liberté, si elle est définie comme un pouvoir sur soi, prend le contrepied du pouvoir au sens de la tradition romaine qui ne s’exerce qu’en relation avec autre chose. Osiander explique clairement que la notion de pouvoir sur soi ne fait aucun sens au sein du système juridique romain, et que, partant, le seul sens juridique qu’il serait possible de conférer à cette notion est négatif, Le pouvoir sur soi signifierait alors l’action libre d’une détermination par une quelconque puissance supérieure. Le commentateur de Grotius fait ainsi comprendre que la notion de pouvoir est un principe externe permettant d’imprimer une détermination juridique des actions, et, qu’en ce sens, il ne peut se tordre comme un principe interne associé à la faculté d’agir sur soi ou comme le statut juridique de la personne. En d’autres termes, la simple faculté d’agir sur soi est juridiquement indifférente (en ce sens qu’elle n’oblige pas).  Ainsi, pour qu’il y ait droit, Osiander explique qu’il ne suffit pas qu’il y ait une simple faculté naturelle de choisir les actions bonnes et utiles, mais encore un pouvoir externe résidant dans la volonté nécessaire d’un Supérieur afin d’obliger juridiquement le sujet à faire ce choix du bon et de l’utile[37]. Dans l’état de liberté naturelle, ce supérieur est évidemment l’Auteur de la Nature.

La rationalité du droit romain, qui se constitue positivement en concevant le pouvoir comme une relation de la personne au sein du système de droit (renvoyant traditionnellement la liberté en dehors de la constitution du droit[38]), se trouve alors étendue par abstraction et déformation à la prétention universelle du droit naturel[39]. Cette pensée fondée sur le pouvoir permet ainsi de reconnaître que la règle fondamentale du droit naturel dans la loi de sociabilité n’est autre que le « principe pratique » permettant d’identifier ce qui est de droit tandis que le droit est ce qui est introduit par la volonté d’un supérieur, et notamment par la volonté de Dieu, Auteur de la nature[40].

C. Une méthode critiquée par les philosophes en raison de ses impensés

Le contenu du droit naturel se déduit, chez Pufendorf comme chez Grotius, du principe de la sociabilité naturelle[41], qui en constitue l’objet et la fin. L’entreprise « d’autonomisation » de la science juridique par ces auteurs consiste donc à ériger en un corpus les règles qui permettent d’entretenir cette sociabilité naturelle, pour que le droit puisse prendre appui sur elles. Mais cette démarche ne permet pas de justifier l’existence du droit lui-même. Pufendorf constate qu’il existe, car une règle fondamentale de sociabilité supporte toutes les règles positives. Toutefois, quant à savoir ce qu’est le droit Pufendorf s’en remet pour cette question à la volonté du Supérieur. Le droit ne tient donc sa définition et son origine que par une cause extérieure qui menace ainsi l’autonomie d’une science du droit.

C’est ce que remarque le philosophe Leibniz dans sa critique aux Devoirs de l’Homme et du Citoyen de Pufendorf, en estimant qu’en cherchant le caractère obligatoire dans la volonté d’un Supérieur, le jurisconsulte n’a pas établi la Cause Efficiente du Droit Naturel[42]. Ce défaut fait échec à l’établissement d’une Science du droit[43] lorsque ce Supérieur serait nié[44] ou, pour le dire autrement, à l’autonomie du droit au-delà de la constitution politique. Autrement dit, Pufendorf, en reconnaissant l’objet du droit naturel dans la loi de sociabilité, permet de dire ce qui est de droit, mais, en réservant la question du fondement à la volonté du supérieur, il ne permet certainement pas de dire ce qu’est le droit : Emmanuel Kant verra plus tard dans cette posture celle des jurisconsultes[45].

Ayant embrassé la philosophie de Leibniz et celle de Wolff, le juriste Emer de Vattel écrit en ce sens qu’il ne suffit pas que « les loix [naturelles] existent & qu’elles soient connues : il faut encore pour qu’elles se trouvent efficaces, que les hommes soient obligés de les observer[46] ». Cette affirmation peut encore être précisée :

En d’autres termes, Grotius ne s’est pas embarrassé à penser ce qu’est le droit, mais a simplement bâti un système en supposant cette question pour déterminer ce qui est de droit au regard des lois fondamentales. Plus tard, Osiander et Pufendorf se sont certes essayés à donner une cause antécédente à ce qui est de droit, mais, cette recherche a conduit une démonstration fondée sur le pouvoir à définir ce qu’est le droit sur la volonté du Supérieur. Vattel précise :

Une philosophie du droit naturel ne doit donc pas faire dépendre l’obligation du pouvoir, qui ne rendra finalement raison ni de l’obligation, ni non plus véritablement du pouvoir (puisque Pufendorf semble simplement exprimer abstraitement des éléments du droit empirique sans les justifier particulièrement), mais elle doit parvenir à penser l’obligation puisque c’est bien elle qui porte une réponse possible à la question « qu’est-ce que le droit ? ».

Dans les Principes du droit naturel, la formulation de Jean-Jacques Burlamaqui, juriste ayant également côtoyé la philosophie de Leibniz et de Wolff, est des plus révélatrices. Il écrit en effet que « la plupart des jurisconsultes[49] » suivent l’idée selon laquelle le principe de l’obligation consiste dans la volonté d’un supérieur, là où « quelques jurisconsultes et moralistes[50] » posent le principe de l’obligation dans la convenance ou la disconvenance naturelle des actions avec le motif, c’est-à-dire s’essaient à penser le concept de l’obligation en tant que tel comme le moyen de justifier l’existence du droit. Burlamaqui consacre donc la distinction entre une méthode de juristes pour penser le droit naturel, qui suit notamment les pas de Grotius et de Pufendorf d’une démonstration à partir du pouvoir, d’une méthode de philosophes (« de moralistes »), qu’une minorité de juristes s’essaie de suivre, et qui se construit par une démonstration à partir de l’obligation.

II. Un ordre des raisons fondé sur l’obligation : une justification des catégories du droit par la philosophie dans l’œuvre de Christian Wolff

L’originalité de la philosophie de Leibniz, poursuivie par Christian Wolff, consiste à commencer la démonstration par un élément distinctif de la science juridique – à savoir l’obligation – mais dont le concept est pourtant bien mal établi. Dans son Essai sur le Droit Naturel, Emer de Vattel donne une bonne idée de ce défaut. Il écrit :

Lorsque l’on reprend la définition de l’obligation chez Pufendorf, Grotius et les jusnaturalistes depuis la tradition romaine, le manque de justification sur ce qu’est l’obligation paraît flagrant. Vattel explique avec clarté que « tous ces auteurs se sont bornés à indiquer l’effet de l’obligation, sans expliquer distinctement en quoi elle consiste[52]», en définissant le plus souvent l’obligation passive et non l’obligation active, c’est-à-dire en indiquant l’effet sans exposer la cause, ce qui revient à ne pas fonder philosophiquement la notion. D’aucuns pourraient penser que la cause de l’obligation est exposée chez Pufendorf dans la volonté du supérieur, voire dans le pouvoir (qui pourrait également englober la notion de capacité), mais, aucune liaison interne ou nécessaire n’est assurée entre cette volonté et l’obligation prétendue qui en découle. Leibniz explique en effet que la volonté du supérieur - ou le pouvoir - ne peut s’ajouter qu’à une cause de l’obligation déjà existante et n'entretient avec elle qu’une relation accessoire, de sorte qu’elle ne peut véritablement la fonder[53]. Vattel montrera le caractère tautologique de la définition de l’obligation chez ces jurisconsultes[54]. Toutefois, les matériaux dont disposent les juristes ne permettent pas de rendre raison de l’obligation ; elle doit donc être fondée dans une entreprise proprement philosophique, c’est-à-dire se concevoir au-delà de la tradition de pensée des juristes pour mieux justifier la particularité et démontrer la rationalité des phénomènes juridiques.

A. La recherche des principes du droit naturel dans un système de philosophie générale

Dans l’Encyclopédie, Denis Diderot expliquera clairement que les moyens de sortir de l’obscurité sur les fondements du droit naturel doivent se penser au moyen de la psychologie. Cette science

Cette approche de Diderot est directement inspirée de celle de Christian Wolff, qui, ayant livré un imposant Traité de droit naturel en huit parties, ne dit pas autre chose dans son Discours préliminaire de philosophie générale[56]. Du point de vue de l’histoire des idées, cette fondation du caractère obligatoire dans l’âme, et non plus dans une cause extérieure comme dans la tradition juridique classique, permet de fonder la validité du droit dans la seule volonté du sujet comme étant universelle.

L’étude de la psychologie sert à connaître, pour l’homme, le fonctionnement de l’union de l’âme et du corps dont le lien interne est une nécessité essentielle, mais également à connaître le fonctionnement de cette union par rapport à une chose extérieure dont le lien en général est une nécessité naturelle[57]. Partant, « les actions, tant de l’âme, que du corps, sont dites naturelles (ou nécessaires) lorsqu’elles sont déterminées par l’essence de l’âme et du corps, elles sont dites libres, lorsqu’elles ne sont pas déterminées par l’essence de l’âme et du corps, mais regardent la liberté de l’âme[58] ». Le point d’imputation de l’action n’est pas situé dans une détermination essentielle de l’âme, car cela signifierait que l’on pourrait vouloir absolument, c’est-à-dire sans motifs ou représentations rationnelles, ce qui est contraire à l’essence et à la nature de l’homme. Il n’est pas non plus situé dans l’essence du corps, car cela signifierait que l’on ne pourrait se représenter, même obscurément, aucune sensation, donc n’en avoir aucune, ni par conséquent n’avoir aucun choix, ni aucune action possible. Enfin, il n’est pas non plus situé dans l’essence et la nature de l’âme et du corps, c’est-à-dire dans la simple perception du corps par l’âme, mais dans les mouvements sur lesquels elle peut opérer un choix quelconque[59]. L’action libre est imputée à la représentation par l’âme, ou bien de l’âme elle-même, ou bien du corps, ou bien des choses extérieures à l’union qu’elle forme avec le corps. Cette représentation permet ainsi de déterminer le caractère bon ou mauvais de l’action par rapport à ses propres déterminations – l’action bonne ou mauvaise en soi[60] – ou l’action indifférente en elle-même, mais dont la bonté ou la malice se déduit de ses déterminations accidentelles[61]. Il convient enfin de remarquer que cette conception de la liberté n’implique pas que toutes les actions libres soient nécessairement des actions produites par la volition, elle implique uniquement qu’un choix soit possible par la représentation des raisons du mouvement. Au paragraphe 941 de la Psychologie empirique, Christian Wolff donne ainsi un exemple des actions dont la liberté est requise par la possibilité de s’en représenter les motifs[62].

Il suit de là que les actions libres moralement nécessaires sont celles qui, compte tenu de l’hypothèse[63], c’est-à-dire de la survenance d’un fait constituant le motif de l’action, ne peuvent qu’être libres pour être appréciées au regard de leur bonté ou de leur malice, de sorte que la connexion nécessaire de l’action avec le motif constitue elle-même une obligation active[64]. Autrement dit, la simple possibilité d’une action libre permet ainsi d’imputer à l’âme la responsabilité d’agir conformément - ou non - à la connexion de cette action avec le motif, c’est-à-dire conformément à l’obligation à laquelle est astreinte l’âme du seul fait qu’elle peut se représenter le motif de son action. Une situation de droit est donc universellement possible indépendamment d’un rapport impliquant le pouvoir d’un supérieur.

B.  La validation du système des philosophes par la liaison vers l’expérience juridique

Ainsi, la philosophie wolffienne du droit naturel – qui permet de reconnaître les actions bonnes ou mauvaises tant dans l’état de nature (éthique) que politique – est une philosophie de l’obligation dont le principe sur l’action légitimement bonne et juste à réaliser dépend des conditions de l’hypothèse, c’est-à-dire de la survenance d’un fait, qui peut être une loi positive, constituant un motif pour l’action. Précisément, le premier chapitre de l’ouvrage méthodique de Wolff sur le droit naturel est dédié à la notion d’obligation, qui consacre cette nécessité comme liaison, comme lien, ce qui signifie pour les juristes le lien de droit au sens des Institutes de Justinien[65], et qui, pour les philosophes, rapporté au système dans son ensemble, n’est autre que le lien de nécessité de l’agir rapporté au monde moral[66]. Dans l’ordre du discours, la loi, et notamment la notion de loi naturelle, n’est connue qu’à partir de l’obligation active : en d’autres termes, le raisonnement de Wolff n’appelle pas un raisonnement déductif de la loi naturelle vers l’obligation, mais un raisonnement inductif de l’obligation vers la loi. En conséquence, la loi naturelle n’est en aucun cas le fondement cognitif de l’obligation naturelle et toutes deux dépendent entièrement de la nature et de l’essence de l’homme et des choses[67], de telle façon que nulle action humaine ne puisse être nommée telle qu’elle ne vise quelque obligation naturelle, que cette action s’écarte ou non de la règle donnée par la loi naturelle suivant le même fondement. Wolff définit en effet la loi, au sens général, comme la règle par laquelle les actions humaines sont déterminées[68], et plus spécifiquement la loi naturelle, comme celle qui a sa raison suffisante dans l’essence et la nature même de l’homme et des choses[69]. Cette règle se juge sur la perfection du monde, notion empruntée à Leibniz : une action contraire à la loi naturelle est un obstacle à la perfection. La loi naturelle n’est donc que la règle pour apprécier l’action libre réalisée conformément à l’obligation naturelle nécessaire à l’essence et la nature des hommes et des choses : elle permet à l’homme d’agir droitement[70], ou dans les termes d’Ulpien, de vivre honnêtement[71], et in fine, de participer à la perfection de l’univers.

Par ailleurs, la philosophie wolffienne du droit naturel vise à reconnaître l’action bonne et juste tant dans les conditions de l’état de nature (éthique) que dans les conditions de l’état politique, qui fait intervenir la notion de lois positives. À toute loi positive correspond la moralité subjective d’une action, c’est-à-dire dont la valeur est attachée au libre arbitre (vouloir qu’une chose soit ou ne pas vouloir), que cette volonté soit divine ou humaine. La raison de la loi positive doit donc être trouvée dans la représentation d’un motif particulier par le législateur.

La loi étant connue de l’obligation, le législateur qui prescrit une obligation par l’édiction d’une loi se trouve ainsi lui-même lié par la connexion du motif avec l’action. Ainsi, l’homme assujetti à la loi positive en reconnait le motif en même temps que le législateur qui l’édicte en reconnaissance de l’obligation naturelle qui lui commande d’édicter une telle loi. Ce motif naturel de l’action civile (ou positive) n’est autre que le bien public[72]. Le bien public détermine l’étendue naturelle de toute loi positive, ce qui signifie par ailleurs que si une obligation de la loi positive n’a pas sa raison dans le bien public, alors elle n’a pas de connexion avec un motif rationnel et ceux à qui elle prescrit peuvent lui désobéir[73]. Wolff prend cependant soin de préciser que ce droit à la désobéissance n’est pas légitime dans les cas où le législateur prend de mauvaises décisions en vue du bien public, car il faut toujours garder à l’esprit que la raison humaine est faillible et imparfaite, et que désobéir alors causerait une imperfection plus grande en empêchant en vérité la constitution de la société civile. C’est pourquoi, même une loi civile imparfaite participe de la perfection naturelle.

Les lois positives ajoutent donc un degré dans l’ordre des raisons sur les lois naturelles pour parfaire la nature de l’homme, et le motif de la loi positive - c’est-à-dire le bien public - peut légitimer le souverain « par la loi civile, [à] faire de ce qui est naturellement licite, une chose due ou illicite, & de ce qui est imparfaitement dû, ou d’un devoir d’humanité, faire un devoir parfait, selon que cela convient au but de la société civile[74] ». Du point de vue du législateur, la loi positive répond d’une obligation naturelle qui trouve sa raison prochaine dans l’essence et la nature de la société civile, mais du point de vue de l’homme simplement considéré, la loi positive entraine une obligation contractée en ce que cette loi est un fait extérieur qui n’a pas sa raison suffisante dans son essence et sa nature. Cette relation entre le droit positif et le droit naturel fait ainsi état d’un « lien constant entre les obligations & les droits, en sorte que les unes peuvent se déduire des autres par une chaîne de raisonnements, & qu’il s’en forme un assortiment de vérités liées entre elles, qu’on appelle système[75] ».

Le pari des philosophes sur le droit est donc de parvenir à justifier, par une chaîne de raisons, les institutions du droit. Dans sa critique de Pufendorf, Leibniz suggère d’expliquer le droit naturel par les exemples du droit civil[76] : la raison naturelle du droit civil doit être justifiée au cas par cas par un ordre des raisons fondé sur l’obligation. Au contraire, Jean Barbeyrac répond qu’il convient d’abord de discriminer ce qui est strictement de droit naturel - conformément à la loi fondamentale de sociabilité - dans le pêle-mêle des livres des jurisconsultes, pour que l’initié puisse ensuite comparer ce qui est de droit naturel avec ce que prévoit la loi particulière de chaque pays. Rien de tout cela chez Wolff, ni chez Leibniz, puisque l’objectif est de légitimer l’existence du droit pour ce qu’il est et de justifier philosophiquement les concepts spécifiques qu’il met en œuvre.

Leibniz, Wolff et Vattel proposent donc une véritable philosophie du droit. Leur démarche consiste à expliquer que ce qui est prétendument de droit (positif ou naturel) est distinctement du droit parce qu’il repose sur un ordre des raisons qui le fait identifier comme tel. En ce sens, un ordre des raisons fondé sur l’obligation, qui est la nécessité du lien moral entre un motif et une action fondant une situation de droit (et ainsi le concept de droit), fait apparaître une rationalité des institutions indépendamment des conséquences tirées d’un ordre des raisons fondées sur la volonté du supérieur, qui ne permettent pas, en dépit des plus gros efforts d’abstraction, de penser le droit en dehors de la contrainte ou de la constitution politique. L’obligation se pose donc comme la condition du droit en tant que tel. Ce n’est qu’à partir d’une fondation philosophique du droit que le philosophe peut ensuite reconstruire les nécessités de ses institutions, et notamment la loi, positive ou naturelle, en justifiant par la même occasion les axiomes de la seconde. Cette méthode peut ainsi être identifiée comme un droit des philosophes dans la doctrine moderne du droit naturel, prise au sens large.

De manière bien différente, Pufendorf et Grotius semblent identifier les contours du droit naturel par une déduction syllogistique des axiomes de la loi naturelle. Ce travail suppose celui de discriminer, parmi les institutions du droit héritées de la tradition, les règles fondées sur ces axiomes des règles simplement positives. Pour autant, cette démarche comporte un impensé important : celui d’identifier le droit en tant que tel, pour ainsi dire dans son concept, et non simplement la « solution » adaptée en vertu des axiomes de la loi naturelle. Les modernes semblent ainsi imiter les anciens juristes, qui discriminaient dans l’exposé des règles du droit positif, celles que la raison naturelle pouvait reconnaître et celles qui trouvaient leur raison dans la tradition et les lois, pour éventuellement tirer les conséquences applicables à la résolution du cas qui leur était présenté. Cette méthode peut alors être identifiée comme une philosophie de juristes dans la doctrine (ou l’École) du droit naturel, prise au sens étroit.

Ainsi, la pensée des juristes-philosophes des auteurs de l’École du droit naturel, n’apparaît être qu’un effort d’abstraction et de rationalisation de la matière réalisé dans les conditions de la tradition juridique, là où celle des philosophes-juristes tend à expliquer et à rendre raison du phénomène juridique dans une métaphysique, qui pourra être celle de la justice chez Leibniz ou de l’âme chez Wolff. La justification des institutions du droit, dont les contours peuvent être spécifiquement déterminés, sert dès lors d’épreuve pour vérifier la validité du système général des philosophes. Lorsque ces efforts philosophiques permettent de confirmer les institutions du droit, certains juristes - cela est très clair dans les écrits de Grotius, Pufendorf, Burlamaqui ou Vattel - se saisissent alors de la nouveauté des conceptions philosophiques pour inscrire de manière spécifique l’histoire de la pensée juridique dans l’histoire de la philosophie. Cette inscription de l’une dans l’autre ne peut alors se faire qu’au bénéfice de l’autonomisation de la science du droit, c’est-à-dire de sa constitution en véritable philosophie. La réflexion sur le droit naturel aux xviie et xviiie siècles invite ainsi à penser la rencontre féconde de philosophes qui veulent mettre au jour les conditions nécessaires de tout phénomène juridique[77], et des juristes, qui veulent ériger les catégories de leur discipline au rang de véritable philosophie[78].

Lucas Fontier

Récemment diplômé du Master 2 d’Histoire de la pensée juridique moderne à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, d’un Master 2 de Philosophie à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et d’un Master 2 de Droit de l’Union européenne à l’Université de Lille.

 

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