Minimalisme moral et philosophie du droit. En hommage à Ruwen Ogien

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Sommaire de l'article

Jean-Baptiste Le Bohec

Ruwen Ogien est bien connu pour sa défense du minimalisme moral, c’est-à-dire d’une morale purgée des « crimes imaginaires ». On a moins souvent relevé que son œuvre est constellée de références à la culture juridique – philosophie du droit, textes de lois, jurisprudences, décisions de justice. Il a pourtant explicitement revendiqué l’inscription de sa philosophie morale dans le prolongement du mouvement de rationalisation du droit qui a pris son essor au xviiie siècle. Ses travaux, indissociablement liés à l’État de droit, ont aussi pour but d’inspirer le législateur et d’encourager certaines innovations normatives. L’article suivant se propose de revenir sur la façon dont le minimalisme moral s’inspire de la philosophie du droit et, en retour, lui offre un éclairage nouveau sur des questions qu’elle n’a jamais cessé de se poser.

Pour citer cet article : 
J.-B. Le Bohec, « Minimalisme moral et philosophie du droit. En hommage à Ruwen Ogien », Droit & Philosophie, « Hors-série », mis en ligne le 29 octobre 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/minimalisme-moral-et-philosophie-du-droit-en-hommage-a-ruwen-ogien-230]

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uwen Ogien nous a quittés le 4 mai 2017. Avec lui disparaît probablement l’un des philosophes les plus importants des dernières décennies, et certainement le premier à avoir produit, en français, une véritable œuvre de philosophie morale de tendance analytique. Il avait su, par un travail d’épuration des concepts et de réflexion critique, interroger certaines opinions très partagées chez les philosophes, leur révélant ainsi que la complexité des discours n’est parfois que l’habillage de préjugés profondément ancrés. Au fil de ses livres, il était parvenu à un degré de clarté et de précision rarement égalé, qui a rendu accessible à un grand nombre de personnes des problèmes philosophiques difficiles. Il a éclairé l’opinion publique sur des enjeux aussi variés que le blasphème, le mariage entre couples de même sexe, l’utilisation des drogues ou encore la liberté d’émigrer. Les concepts qu’il a contribué à populariser en France, comme ceux de « crime imaginaire » ou de « panique morale », sont d’un usage de plus en plus fréquent dans les débats moraux et politiques.

Dans l’article suivant, qui se veut également un hommage à son travail, l’axe de lecture choisi est la question du droit. En effet, le droit occupe une place de choix dans les textes d’Ogien : la rationalisation du droit – en tant qu’effort initié par les Lumières, et poursuivi par le positivisme juridique, pour débarrasser le droit des crimes imaginaires – constitue pour lui une source d’inspiration constante ; la reconnaissance des droits témoigne selon lui du progrès du principe de liberté négative dans la société ; les hésitations du droit illustrent la difficulté à qualifier moralement certains faits ; enfin, les égarements du droit, voire ses usages à des fins de retour à l’ordre moral, démontrent la tentation paternaliste toujours à l’œuvre dans certaines décisions de justice. Nous examinerons en détail ces thèses dans une première partie, consacrée aux rapports entre l’éthique minimale et la question des libertés individuelles.

Dans un second temps, nous montrerons que l’éthique minimale n’emprunte pas moins de concepts et d’outils au droit lorsqu’elle traite le problème de la justice sociale. Nous nous demanderons d’abord si elle donne, à la manière du libertarisme – cette philosophie politique fondée sur l’idée de propriété absolue de l’individu sur lui-même et sur les biens qu’il s’est légitimement procurés – ou du libéralisme individualiste, une justification morale aux inégalités économiques. Nous verrons que l’éthique minimale se distingue ici très nettement du libertarisme avec lequel on la confond parfois. Cette distinction tient notamment à la façon dont le philosophe conçoit les droits fondamentaux : pourraient-ils être exclusivement inspirés par la liberté négative ? Doit-on leur trouver un fondement, en adoptant le discours des valeurs ? Faut-il les défendre envers et contre tout, ou bien savoir les mettre en jeu dans des calculs utilitaristes ? Ces différentes questions seront au cœur de la deuxième partie de cet article. Elles nous donneront l’occasion de confronter les thèses d’Ogien à celles d’autres penseurs et nous permettront d’illustrer la capacité du philosophe à mobiliser une ample culture juridique pour résoudre des problèmes politiques et moraux.

 

I. Éthique minimale et libertés individuelles

Les Lumières et la rationalisation du droit

Du rapport entre les grandes théories juridiques des xviie et xviiie siècles et la morale, on retient, le plus souvent, le concept de nature humaine. Cette nature, composée de qualités morales immuables, sert de fondement aux droits naturels. Tout droit positif correctement constitué aurait à en tenir compte pour atteindre ses fins.

Mais les théories du droit, au xixe et xxe siècles, ont renoncé à fonder le droit sur cette prétendue nature humaine. Dans un essai de 1958, Argomenti contro il diritto naturale[1], Norberto Bobbio rappelait certains arguments qui ont conduit à cet abandon : la notion même de « nature » est si équivoque que des qualités en tout point contradictoires peuvent être dites naturelles ; en admettant qu’un consensus soit possible sur la notion de nature humaine, cela n’implique pas qu’on puisse en tirer un accord sur le juste et l’injuste ; enfin, l’idée de nature humaine, conçue à une époque où la nature était vue comme rationnelle et bienveillante, ne peut plus valoir aujourd’hui, alors que la culture est pensée comme éloignement de la nature, et l’homme comme produit de l’histoire.

Les belles constructions juridiques des Lumières n’ont-elles plus rien à apporter à la réflexion morale ? La lecture des textes de Ruwen Ogien nous apprend qu’il n’en est rien. Pour autant, il ne s’agira ni de reprendre la quête d’un fondement absolu de la morale, ni de réveiller le concept de nature humaine. En ce sens, le philosophe doit évidemment beaucoup aux positivistes. Mais c’est aux philosophes jusnaturalistes qu’il attribue l’impulsion de l’effort pour débarrasser le droit de ses éléments irrationnels – le blasphème, l’hérésie, le sacrilège, la sorcellerie, etc. À cette fin, les théoriciens du droit, « sous l’influence des penseurs des Lumières[2] », ont élaboré la catégorie des « crimes imaginaires », ou « crimes sans victimes ». Les expressions de « crimes imaginaires » et « crimes sans victimes » sont dues, nous dit Ogien dans La liberté d’offenser, à un député de l’Assemblée constituante de 1791, Louis-Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau, qui les avait utilisées pour défendre un projet de dépénalisation de l’homosexualité[3]. À ces « crimes imaginaires », il opposait les « vrais crimes », que le Code pénal devait se charger de combattre.

Dans le même texte, Ruwen Ogien précise que, dans ses écrits, il ne faut pas entendre la catégorie des « crimes sans victimes » « au sens technique juridique d’une infraction jugée par une certaine instance (Cour d’assises) selon une procédure précise et assortie d’un éventail de peines encourues spécifiques (supérieures à 10 ans), qui se situe au-dessus des contraventions et des délits dans l’ordre de gravité[4] ». Que faut-il alors entendre par « crimes sans victimes » ? Ce sont des conduites appelées ainsi car elles passent, aux yeux d’individus non directement impliqués, pour choquantes, dégoûtantes, de telle manière qu’elles suscitent chez eux une forte désapprobation. Précisons d’emblée que ces « crimes » sont de trois sortes : les torts que l’on se fait à soi-même (le suicide, l’apostasie), les activités entre adultes consentants (les relations homosexuelles, le sadomasochisme, les jeux d’argent) et, enfin, les offenses que l’on inflige à des entités abstraites (Dieu, la patrie, le drapeau).

Évidemment, nier l’existence de torts qui pourraient découler de ces activités serait absurde. Le suicidé peut infliger à ses proches des souffrances terribles. Mais c’est un dommage indirect que le droit doit distinguer des torts directs, physiques, concrets que des personnes ont subis contre leur volonté. Si l’on récuse cette distinction, alors toutes sortes de souffrances émotionnelles, difficilement évaluables, pourraient servir de prétexte aux individus pour revendiquer le statut de victime. Des actes qui ne causent de dommage direct à personne pourraient être, de nouveaux, criminalisés.

Ainsi, le concept de « crime sans victime » appartient, selon Ogien, au « mouvement de rationalisation du droit[5] » initié par les penseurs jusnaturalistes. Mais ces derniers se sont arrêtés au milieu du gué, en considérant que si le droit devait s’abstenir de juger les crimes sans victimes, la morale, en revanche, pouvait continuer de légiférer sur ces derniers. Or, de nombreuses raisons devraient nous faire préférer une éthique appauvrie, minimale, épurée des « crimes moraux sans victimes[6] ». Cette éthique s’inspire, tout en la nuançant, du principe défendu par John Stuart Mill dans son essai De la liberté : « ne pas nuire à autrui ». Et Ruwen Ogien de conclure, quant à son projet philosophique : « Ainsi, comme les conceptions rationalistes du droit, les conceptions minimalistes de la morale se proposent de limiter leur domaine[7]. »

 

Le droit et l’expression de la désapprobation morale

Qu’un processus de rationalisation du droit ait permis, depuis les Lumières, de faire progresser la liberté, ne signifie pas ce processus ait abouti, ni même qu’il soit protégé contre d’éventuelles régressions. Les succès auxquels parviennent certains groupes, notamment religieux, dans leurs tentatives de faire du droit l’instrument de la morale publique, témoigne de la vulnérabilité de ce processus.

En fonction de l’argumentation employée pour limiter, par le droit, les libertés des individus, nous pouvons distinguer, entre autres, les moralistes des paternalistes. Les moralistes invoquent une morale positive, ou morale supposée majoritaire dans une société particulière, pour légitimer la criminalisation de certains actes qui ne font pourtant de torts directs à personne. Ils semblent penser que le simple dégoût à l’égard de pratiques privées suffit pour justifier leur interdiction. Les paternalistes ne font pas appel à la morale d’une société particulière, mais à des valeurs prétendument universelles, comme la « dignité humaine », pour protéger les individus contre eux-mêmes. Le paradoxe est toutefois que cette notion, élaborée par la philosophie des Lumières, avait initialement un objectif radicalement opposé : défendre l’autonomie des personnes. Ruwen Ogien illustre ces deux attitudes par des cas juridiques tirés de l’histoire récente. Intéressons-nous, dans un premier temps, aux tendances moralistes du droit.

Dans L’éthique aujourd’hui, rappelant que, aux États-Unis, ce n’est que depuis juin 2003 que les lois dites « anti-sodomie » ont été abolies sur l’ensemble du territoire, le philosophe évoque la célèbre affaire de 1986 : « Bowers vs Hardwick ». La loi de l’État de Géorgie, où l’affaire a commencé, définissait la sodomie comme « tout acte sexuel impliquant les organes sexuels d’une personne et la bouche ou l’anus d’une autre[8] », et prévoyait jusqu’à vingt ans d’emprisonnement. Michael Hardwick et son partenaire ont été arrêtés pour sodomie en 1982 – un policier les avait surpris, chez Hardwick, en train de pratiquer une fellation. Il avait porté l’affaire devant la cour suprême, souhaitant faire reconnaître, contre Bowers (alors Ministre de la justice de l’État de Géorgie), l’inconstitutionnalité de cette loi. Mais cette tentative fut un échec, et la cour conclut au droit de chaque État, dans la mesure où la sodomie n’est pas un droit fondamental, de pénaliser des actes que la majorité juge immorale. La promotion de valeurs dont on estime qu’elles seraient indispensables à la cohésion sociale a donc, par l’intermédiaire du juge, pris le dessus sur la défense des libertés individuelles.

Comme le note Ogien, ce cas illustre parfaitement le conflit, analysé par le théoricien du droit Herbert L. Hart[9], entre « morale positive » et « morale critique ». La morale critique, au sens de Hart, s’apparente moins à une doctrine qu’à une méthode de réflexion. Elle contient les règles logiques et les processus d’universalisation qui permettent de raisonner sur les valeurs et leur rapport avec les normes. Elle est donc indispensable au droit. La morale positive, défendue par des juristes conservateurs, est beaucoup plus discutable. Elle présuppose des sentiments collectifs dont l’existence et la valeur sont douteuses. Il est frappant de constater, comme le remarque Ogien, que ces valeurs sont, « en général, plutôt travail, famille, patrie, que plaisir et liberté[10] ». Comment échapper à l’impression que cette morale, que le droit aurait à promouvoir, dissimule des visées politiques autoritaires ? Ne véhicule-t-elle pas systématiquement une conception de la société comme une totalité organique, dans laquelle la diversité des modes de vie ou l’appartenance à une minorité n’ont pas leur place ?

 

Le droit et le paternalisme

Le paternalisme désigne la prétention à connaître mieux que la personne adulte quels sont ses intérêts, et à vouloir, par conséquent, lorsqu’elle semble agir contre ceux-ci, la protéger d’elle-même. Cette attitude n’a pas en vue une morale particulière ou des valeurs singulières, mais une morale universelle et des valeurs absolues. Il se signale aujourd’hui, dans les débats juridiques et les décisions de justice, par l’abus de la notion de « dignité humaine ».

Dans La vie, la mort, l’État, Ogien écrit à ce sujet que « cette notion a pris une importance grandissante dans l’éthique médicale sous l’influence et les contraintes du Code de Nuremberg de 1947, relatives à l’expérimentation médicale menée sur l’homme[11]. » L’intention du Code de Nuremberg était de pouvoir substituer au consentement, lorsque, par exemple, les capacités intellectuelles du patient étaient atteintes, la notion de dignité humaine, afin d’empêcher que des expérimentations soient menées sur lui. Mais l’invocation de cette notion est devenue de plus en plus fréquente, même « dans le cas de personnes dont les facultés cognitives ne sont pas atteintes[12] ». Aujourd’hui, lorsque de nouveaux dispositifs juridiques font appel à cette notion, le plus souvent, ce n’est pas en faveur d’une plus grande autonomie des individus.

Les exemples tirés du droit qui illustrent cette tendance abondent dans l’œuvre d’Ogien. Aussi le philosophe rappelle-t-il le cas d’école que représente l’arrêt dit Commune Morsang-sur-Orge, portant sur le « lancer de nains ». Dans les années 1990, Manuel Wackenheim, originaire de Moselle, ne trouvant pas de travail du fait de sa petite taille, monte un spectacle de « nain volant », et donne une soixantaine de représentations dans des discothèques. L’activité est sans danger et s’inscrit d’après lui dans la tradition du cirque. Mais, rapidement, un front composé de maires, de préfets, d’associations, et même du Ministre de l’Intérieur, se dresse pour demander, au nom de la dignité humaine, l’interdiction du spectacle, et obtient finalement cette interdiction.

Le raisonnement qui a été opposé à l’argument Manuel Wackenheim, selon lequel il lui faut travailler malgré les discriminations, est, d’après Ogien, le suivant : « La personne menacée dans son statut socio-économique doit préserver dans sa propre personne la dignité, car c’est une qualité commune à l’humanité entière et sa déchéance atteindrait toute l’humanité à travers lui[13]. » Les interrogations que peut susciter ce genre de décision sont multiples : est-il raisonnable de convoquer toute l’humanité pour condamner une pratique isolée, dont il n’est pas évident qu’elle produise des torts ? Une telle interdiction n’est-elle pas plus humiliante, pour l’individu, que l’activité elle-même ? Ne porte-t-elle pas davantage atteinte à sa dignité ? Ne met-elle pas l’individu en position de mineur incapable de juger de ce qui est bon pour lui ? Et comment expliquer que si Manuel Wackenheim avait eu une taille ordinaire, jamais une telle interdiction n’aurait été demandée ? En admettant qu’il existe des devoirs envers une entité aussi abstraite que « l’humanité », pourquoi ces devoirs seraient-ils différents pour les nains ? Le droit, en prétendant prendre la défense de l’humanité, n’est-il pas en train de justifier une discrimination ?

 

Les lois de bioéthique s’inspirent-elles du principe de dignité humaine ?

Malgré la nature ambiguë du concept de dignité humaine, son usage continue de se répandre. C’est pourquoi, dans le même ouvrage, Ogien discute la façon dont a été défendue la loi française de bioéthique de 2011. Parce qu’elle soumet l’assistance médicale à la procréation à des restrictions drastiques, qu’elle interdit la gestation pour autrui (même dans le cadre d’un don, et justifiée par des raisons médicales), qu’elle écarte les revendications de levée du secret sur les origines des enfants nés d’un don de gamètes, et qu’elle contraint fortement les droits de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, Ogien considère qu’elle fait de la France « l’un des régimes de contrôle des corps les plus autoritaires d’Europe[14] ».

Le cœur de cette loi repose sur un modèle familial pris comme norme dominante, qui permet d’écarter d’autres modèles. Les père et mère doivent être uniques, et unis durablement dans un but procréatif. Ainsi, on écarte les possibilités d’avoir deux pères (« génétique et d’intention[15] »), deux mères (« selon l’ovocyte et selon la gestation[16] »), ou encore un seul parent et un ou plusieurs enfants. L’introduction du mariage entre couples de même sexe met en question ce modèle, mais n’abolit pas sa prévalence, comme en témoigne l’interdiction, sauf pour raisons médicales, de la procréation médicalement assistée, et la répression de la gestation pour autrui.

Ce modèle, dont l’anthropologie nous apprend qu’il n’est pourtant qu’une forme parmi l’extraordinaire diversité des formes de parenté qui ont existé et existent encore, est présenté par ceux qui défendent son hégémonie comme le garant de la « dignité de la personne humaine ». Cette affirmation peut soulever au moins deux interrogations : est-il vrai que la loi de bioéthique, qui garantit la supériorité de ce modèle, est assise sur le principe de dignité ? Quand bien même elle le serait, n’avons-nous pas des raisons de lui préférer d’autres principes ?

En ce qui concerne la première interrogation, il nous faut remarquer, soutient Ogien, que malgré un préjugé partagé par un grand nombre de juristes, cet ensemble de dispositions juridiques, qui forme la loi de bioéthique, n’est pas dérivé du principe de dignité humaine. En effet, comme pour les lois de bioéthique précédentes (1994 et 2004), trois principes guident l’esprit de cette loi. Le premier principe, l’anonymat, s’applique dans les cas de don de sperme ou d’ovocyte. Il est justifié par diverses raisons : la conservation du modèle familial, la garantie de la vie privée du donneur, la crainte que le mécanisme s’enraille sans cette protection. La notion de dignité humaine n’a donc été d’aucun secours pour soutenir le principe de l’anonymat.

Le second principe, la gratuité, permet que des produits du corps, exclus de l’échange marchand, puissent faire l’objet de dons. Le principe de gratuité est principalement justifié par des motifs sanitaires (un don désintéressé serait médicalement plus sûr) et altruistes (la possibilité de vendre les produits du corps découragerait la pratique du don). De nouveau, la dignité humaine n’a pas été utile pour motiver le législateur.

Pourtant, un préjugé tenace veut que ce soit au nom de la dignité humaine qu’on empêche la marchandisation du corps. Cette affirmation a un défaut majeur : elle est coûteuse, d’un point de vue épistémologique, pour rendre compte des phénomènes qu’elle veut expliquer. D’autres explications plus simples doivent s’imposer à nous. Il est aisé de montrer, remarque Ogien, que, historiquement, la distinction entre ce que l’on peut vendre et ce qui est exclu de l’échange marchand n’a cessé de varier. Il est bien plus économique de considérer que ce partage est le résultat de préjugés culturels. Or, demande le philosophe, « pourquoi serait-il interdit de penser que, progrès de la médecine aidant, on pourrait voir les parties et les produits de notre corps non plus comme des choses quasiment sacrées, constitutives de notre identité, mais comme des objets aussi remplaçables qu’une table de cuisine ou une machine à laver[17] ? »

Évidemment, nombreux sont les intellectuels saisis d’effroi, au nom de la dignité humaine, lorsque de telles hypothèses sont avancées. Toutefois, si on y regarde de près, on constate que leurs représentations sont, le plus souvent, moins guidées par la raison que par des imaginations terrifiantes qui mêlent État totalitaire, société ultra-conformiste, compétition violente et appétits populaires incontrôlables. Dans La panique morale[18], Ruwen Ogien dénonce ces raisonnements qui n’ont qu’un vernis de rationalité, et ne nous permettent pas de penser sereinement les opinions et les pratiques nouvelles. Il n’est pourtant pas impossible de penser les possibilités que nous offre la médecine moderne dans le cadre d’un progrès des libertés négatives, c’est-à-dire comme des possibilités dont peuvent se saisir, ou non, les individus. L’essentiel est alors de reconnaître qu’il n’existe pas de raison morale convaincante de faire obstacle à ces innovations. En somme, non seulement le principe de gratuité, en bioéthique, n’a pas été dérivé de la notion de dignité humaine, mais en plus, lorsque l’on souhaite aujourd’hui l’appuyer sur celle-ci, les motivations pour le faire sont peut-être peu fondées en raison.

Le troisième principe, le consentement, nous l’avons vu, peut être bafoué par le principe de la dignité de la personne humaine. On oppose ainsi aux activités d’adultes consentants, qui ne causent des torts qu’à eux-mêmes, le respect de l’humanité en chacun et en tous. Ce concept est si flou qu’il en vient à être employé pour défendre des positions radicalement opposées sur des sujets identiques. Ainsi, aussi bien les partisans de la dépénalisation du suicide assisté que ses opposants s’en emparent, de telle manière qu’au droit de mourir dans la dignité des premiers, les seconds opposent la dignité de toute vie humaine.

Remarquons, au sujet du consentement, que lorsque les opposants au suicide assisté n’invoquent pas la dignité humaine, ils pratiquent un « acharnement herméneutique » qui justifie les positions répressives de la loi. En effet, lorsqu’un patient incurable formule de façon répétée une requête d’aide active à mourir, ou d’assistance au suicide, on prétend qu’il ne faut pas entendre ce qu’il dit de façon littérale : « Il exprime la honte, la solitude, la souffrance ou d’autres choses du même genre, mais ce n’est pas la manifestation d’une authentique volonté de mettre fin à sa vie[19] ». Les lois de bioéthique, qui prétendent se fonder sur le consentement pour recueillir le don que fait un individu d’une partie de lui-même (un organe, du sperme, un ovocyte, ou des cellules embryonnaires surnuméraires), ne reconnaît plus sa capacité de décider pour lui-même lorsqu’il s’agit de mettre fin à sa vie. Et pourtant, remarque Ogien, si le même patient demandait à être maintenu en vie autant que possible, malgré une situation désespérée et des dommages indirects pour ses proches et la société, personne ne s’aviserait de déclarer publiquement que « le fait qu’il veut continuer à vivre dans ces conditions est pathologique. Son attitude s’explique par une certaine psychorigidité, un dédain arrogant pour son entourage, et une peur irrationnelle de la mort. Il ne faut pas en tenir compte[20]. »

Dans le débat bioéthique, le consentement peut avoir une valeur dans un cas, et le perdre dans un autre, pourtant similaire. Un respect minimal de la logique n’exigerait-il pas qu’on traite les cas similaires de façon similaire ? Le droit ne devrait-il pas accepter pleinement le principe du consentement, en s’abstenant de juger ce à quoi l’individu consent, du moment qu’il ne cause aucun tort direct à autrui ? N’a-t-on pas tendance à reconnaître à la personne la faculté de consentir lorsque le sens du consentement satisfait certains préjugés, et à lui substituer le principe de dignité humaine lorsqu’on veut lui retirer l’exercice de sa volonté ? Telles sont les questions que l’on peut soulever, avec Ruwen Ogien, à l’encontre de ces dispositifs juridiques.

 

Préjudices et offenses

L’un des domaines où les crimes sans victimes sont les plus fréquents, l’art, est logiquement aussi celui qui s’attire les foudres des moralistes et des paternalistes. Une œuvre d’art peut-elle réellement être immorale ? Autrefois jugées sacrilèges, hérétiques, sataniques, des œuvres reçoivent aujourd’hui les qualificatifs d’obscènes, choquantes, blessantes. Les motifs invoqués changent : la protection des mineurs, le besoin de sécurité, les sentiments heurtés ont remplacé l’accusation de blasphème. Mais la volonté de réprimer n’a pas nécessairement diminué.

Pour illustrer son propos, Ogien rappelle, dans La liberté d’offenser, la mise en examen d’Henry-Claude Cousseau, en novembre 2006, pour « diffusion de message pornographique accessible à un mineur et diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique[21] ». Cousseau, qui dirigeait le Musée d’art contemporain de Bordeaux, avait présenté une exposition intitulée Présumés innocents : l’art contemporain et l’enfance. Elle comptait environ deux cents œuvres, d’à peu près 80 artistes internationaux, et s’était tenue du 8 juin au 1er octobre 2000. Malgré l’absence d’indignation des visiteurs, une association de protection de l’enfance, La Mouette, s’était insurgée contre cette exposition, et avait porté plainte contre le directeur du musée. Le 2 mars 2010, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux rendait sa décision : « en l’absence d’une détermination précise des œuvres présentées, ni de la possibilité d’en apprécier le contenu, l’infraction ne saurait être établie ». Ainsi, quel que soit le jugement esthétique que l’on pouvait porter sur ces œuvres, la cour a estimé qu’elles devaient bénéficier de la protection contre les jugements moraux, car elles n’infligeaient de tort direct à personne. Mais comment cette association a-t-elle pu justifier sa plainte, et estimer que cette exposition faisait bien des victimes ?

Remarquons, tout d’abord, qu’une œuvre, ou une exposition, peuvent tout à fait commettre les trois types de crimes sans victimes que regroupe cette catégorie. Un artiste peut se faire un tort à lui-même lors d’une performance ; des acteurs peuvent s’infliger des violences consenties au cours d’un spectacle ; une œuvre peut s’en prendre à des symboles religieux ou nationaux. À elle seule, une représentation théâtrale peut accomplir tous ces « crimes ». Néanmoins, nous dit Ogien, une simple expérience de pensée peut nous convaincre qu’il faut maintenir la distinction entre les torts indirects dont ces œuvres pourraient être responsables, et les véritables crimes qui infligent des dommages directs :

Et Ogien de conclure :

Il me semble que le principe de non-nuisance nous demanderait de traiter les deux cas différemment[22].

Pour distinguer ces deux cas, le philosophe fait appel à l’opposition entre les offenses et les préjudices. Les offenses sont les blessures que l’on inflige à certaines croyances, les émotions négatives, le sentiment de malaise que peuvent provoquer certaines œuvres. Elles échappent au principe de non-nuisance. Dans le cas contraire, le moindre inconfort psychologique, toujours difficile à estimer, pourrait faire de celui qui l’a éprouvé une victime, et de l’œuvre un crime. La liberté d’offenser doit donc être protégée par la liberté d’expression. Les préjudices, de leur côté, sont des nuisances concrètes, directes, envers autrui.

Néanmoins, dans le cas de la plainte contre l’exposition Présumés innocents, l’association La Mouette s’est efforcée d’invoquer le principe de non-nuisance pour justifier l’interdiction. Il y aurait eu, selon elle, de véritables victimes : les enfants exposés dans les œuvres et ceux qui ont pu, ou pourraient les voir. Or, aucun artiste n’avait, à l’évidence, nuit intentionnellement à un enfant exposé dans une œuvre, pas plus que ne semblait avoir subi de dommages aucun enfant ayant assisté à l’exposition. Où étaient donc les victimes ? Une analyse un peu plus approfondie permet de comprendre, comme l’écrit Ogien, que « la seule victime de l’exposition était une image abstraite : l’enfance innocente[23] », c’est-à-dire précisément la représentation que voulaient interroger par les organisateurs de l’exposition. Le philosophe en tire cette conséquence :

Tous les crimes supposés commis au moyen de représentations sexuelles explicites sont des crimes sans victimes, ou plutôt des crimes dont les seules victimes sont des choses abstraites, comme une certaine image idéalisée, romantique ou religieuse de la sexualité[24].

Comme toute liberté, la liberté d’offenser a des limites, précise Ogien. Il doit être possible d’éviter les offenses (comme pouvaient le faire les plaignants en ne se rendant pas à l’exposition) ; elles ne doivent pas être systématiques et faites dans le but explicite de nuire à des personnes particulières (ce qui exclut les incitations à la haine et à la violence contre des groupes concrets) ; elles doivent se tenir en-dessous d’une certaine intensité (on peut penser, nous dit le philosophe, aux agressions sensorielles lors d’un spectacle).

L’éthique minimale travaille donc à éclaircir les critères permettant au juriste de déterminer, dans les cas concrets, ce qui relève de la simple offense, et ce qui constitue un véritable préjudice, le principe étant de l’enjoindre à s’abstenir de formuler des jugements esthétiques sur les œuvres. Formuler de tels jugements suggèrerait qu’il y aurait bien des préjudices que seules les œuvres d’art pourraient se permettre de commettre. Or, d’innombrables difficultés, pour la liberté d’expression, risquent de dériver d’une telle position : pourquoi devrions-nous nous fier au jugement esthétique d’un juge ? Peut-il se changer en critique d’art ? A-t-on raison de mettre sur un même plan la liberté d’expression et le droit de ne pas être offensé, quitte ensuite à privilégier le premier ? N’y a-t-il pas incommensurabilité entre un droit fondamental appartenant à tous et les sentiments subjectifs de groupes singuliers ? Doit-on parler de « prix à payer » pour sauvegarder la liberté d’expression, lorsqu’on traite d’œuvres qui ne commettent aucun tort direct non consenti à ceux qui les produisent et à ceux qui les contemplent ? Toutes ces questions deviennent d’autant plus pressantes, remarque Ogien, lorsque l’on traite des représentations sexuelles explicites. Bien logiquement, Penser la pornographie[25] est, de tous ses ouvrages, probablement celui qui médite le plus des textes de loi.

 

Glissements du droit et volonté de réprimer

De Penser la pornographie, nous pouvons retenir deux analyses importantes du point de vue du droit. La première contient une courte histoire des motifs contemporains pour lesquels les représentations sexuelles explicites ont été réprimées[26]. La seconde compare, d’un côté, les déclarations de 2002 de Dominique Baudis, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, sur la pornographie à la télévision, et, de l’autre, l’alliance entre féministes et conservateurs sur un projet d’ordonnance qui a abouti, au Canada, à interdire certaines publications jugées dommageables pour les femmes, dans les années 1990[27]. Ces deux analyses aboutissent à une même conclusion : les raisons données changent avec le temps, mais la volonté de réprimer ces représentations demeurent. Le travail de Ruwen Ogien dans Penser la pornographie consiste à démasquer cette volonté inflexible, qui se révèle derrière ses propres contradictions.

1868 est une année importante dans l’histoire de la répression des représentations dites « obscènes ». En Angleterre, au cours de l’affaire « Hicklin », le juge Cockburn proposa un critère pour distinguer les publications à bannir de celles qui pouvaient être tolérées : leur capacité à corrompre des individus sensibles aux influences immorales. En somme, un matériel pourrait être jugé « obscène » si, bien que n’ayant aucun pouvoir sur une personne moralement saine, il était susceptible de tomber entre les mains d’un esprit fragile. L’argument reflète, pourrait-on dire, une forme de paternalisme radical : ce n’est pas la représentation qu’il met en cause, mais les sujets susceptibles de la contempler, parmi lesquels il faudrait distinguer les vertueux des vicieux, le public moral du public immoral.

Cet argument a connu une certaine fortune, et a été retenu dans nombre de décisions de justice. Mais le fait « qu’il prenait, comme critère de distinction du bien et du mal, les réactions de citoyens déraisonnables[28] » a fini par le perdre. Les bons citoyens devaient-ils accepter que les mauvais fixent les limites de ce dont ils pouvaient jouir ? En 1933, suite au procès de l’Ulysse de James Joyce (US vs One Book Called Ulysses), la justice américaine renonça à user de cet argument, au motif que le livre ayant des mérites littéraires évidents, il ne pouvait nuire à une personne moralement saine.

Insidieusement, un cap était franchi. On admettait que l’obscénité puisse être tolérée, à condition qu’elle soit rachetée par la qualité esthétique de la représentation dont pouvait jouir le bon citoyen. L’idée qu’une faute morale était commise perdurait donc derrière l’idée de rachat. En 1973, dans l’affaire Miller vs California, la Cour suprême précisa ce point. Une publication quelconque pouvait être déclarée obscène, et donc être réprimée, si une personne raisonnable d’un État la reconnaissait comme telle, si la loi de l’État la jugeait comme telle, et si elle était manifestement privée de toute valeur esthétique, scientifique ou politique. On reconnaîtra dans cette formulation, outre l’argument du mérite artistique de l’œuvre, le combat moraliste pour le respect des normes et des valeurs singulières supposées majoritaires dans une communauté.

Nous pouvons tirer de cette histoire deux conclusions. La première est que la répression des représentations sexuelles explicites, motivée par des raisons morales, est une innovation récente des sociétés modernes. En effet, « autrefois ou dans d’autres sociétés, [elles] pouvaient être contrôlées ou interdites parce qu’elles étaient blasphématoires (justification religieuse) ou subversives (justification politique)[29] ». Ceux qui se réclament de l’autorité historique des justifications morales devraient tenir compte de ce fait. Ce glissement parle pour notre époque : la volonté de réprimer ces crimes imaginaires par le droit, dans les sociétés modernes, n’emprunte plus la voie religieuse ou politique, mais revêt tout d’abord des discours moralisateurs.

La seconde conclusion concerne la distinction entre public sain et public vulnérable, sujets moraux et sujets immoraux. C’est cette distinction qui a permis d’élever l’objet « pornographie » au rang de problème éthique et juridique. Comment expliquer la constitution de ce problème au xixe siècle ? Comment expliquer, par exemple, que les Mémoires de Fanny Hill (1749) de John Cleland, extrêmement lus dans des milieux choisis, aient attendu un siècle avant d’être censurés ?

Tant que les représentations explicites d’activités sexuelles sont consommées par « l’élite », tant que seuls les « gens bien » s’en délectent dans leurs salons privés, la « pornographie » n’existe pas. Les choses se gâtent à partir du moment où, grâce aux moyens de diffusion modernes, ces représentations circulent en dehors de ce petit cercle et que les plus pauvres se mettent à en profiter aussi. L’idée naît qu’il est urgent de contrôler ou d’interdire ces représentations, le prétexte étant qu’elles sont répugnantes, dangereuses, immorales. La « pornographie » est « inventée »[30] !

En réalité, Ogien ne prétend pas soutenir l’hypothèse historique d’une « invention » de la pornographie, mais cette idée présente un intérêt pour la recherche éthique et juridique : illustrer les contradictions qui traversent le droit lorsqu’il tente de réprimer les représentations sexuelles explicites.

Ces conclusions nous conduisent vers une seconde étape dans la constitution de la pornographie en objet du droit. En apparence, ces dernières décennies, les justifications morales de la répression ont perdu de leur attrait, au profit d’une prétention à protéger les personnes socialement les plus vulnérables. En France, Ruwen Ogien nous rappelle que le classement d’une œuvre cinématographique dans la catégorie « X » implique d’innombrables contraintes : interdiction aux mineurs de moins de 18 ans (alors que la majorité sexuelle est à 15 ans), TVA relevée qui empêche de fait le passage en salle, forte amende pour le responsable d’une diffusion susceptible d’être vue par un mineur, etc. Ce classement a failli empêcher la diffusion en salle d’un film comme Baise-moi[31], suite à la plainte de l’association familiale « Promouvoir ».

Quel est le motif invoqué pour une telle sévérité ? Dominique Baudis, alors président du CSA en 2002, prenant bien soin de ne pas invoquer la morale, parlait de « protection des plus faibles[32] » : les jeunes, les mineurs. En disant cela, il ne faisait que suivre l’article 227-24 du Nouveau Code pénal (rédigé en 1992, entré en vigueur en 1993) qui condamne les messages à caractère violent ou pornographique lorsqu’ils sont susceptibles d’être vus par des mineurs. Cet article remplaçait l’article 228 de l’ancien Code pénal, qui faisait référence aux « bonnes mœurs », pour cibler le même type de publication.

Ruwen Ogien propose alors un parallèle surprenant avec un projet d’ordonnance de deux féministes américaines, Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon, sollicitées dans ce cadre par des élus conservateurs. Le but de ce projet était d’écarter toute accusation de moralisme en se situant d’emblée sur le terrain politique. La thèse développée était que la pornographie constituerait une atteinte aux droits civils des femmes, au sens où elles se trouveraient humiliées par ces productions, qui inciteraient par conséquent à la violence et la discrimination contre elles. Ainsi, la pornographie, en représentant des humiliations consenties, aurait un effet semblable aux insultes et discriminations racistes.

Néanmoins, si l’on peut concevoir que des appels explicites et répétés à la violence et à la haine, contre les femmes notamment, fassent l’objet de poursuites, les représentations de l’asservissement ou de l’inégalité sont bien plus difficiles à réprimer. Comme le remarque Ogien, des représentations religieuses sacralisent l’asservissement, tandis que des représentations littéraires et des théories philosophiques font de l’inégalité une donnée naturelle. Faudrait-il les bannir pour le même motif ?

La pornographie semble souffrir, à ce titre, d’un traitement particulier. Quel est son crime spécifique ? En admettant qu’elle fasse bien l’apologie de l’asservissement, pourquoi, parmi toutes ces représentations, est-elle seule à subir une répression juridique ? Il semble bien que son crime soit de rendre cette inégalité « sexuellement excitante[33] ». Une fois de plus transparaît la volonté constante d’imposer des normes à la sexualité. Mais cette fois-ci, cette volonté réclame « la condamnation de la pornographie au nom du tort causé aux femmes, un motif jamais envisagé auparavant[34] ».

En guise d’épilogue, rappelons avec Ogien que, si cette ordonnance connut un échec aux États-Unis – qui lui opposa la liberté d’expression[35] –, elle fut adoptée en 1992 au Canada, en donnant la priorité au principe de droit à l’égalité sur le droit à l’expression libre. Or, les résultats furent exactement à l’opposé de ce que les groupes féministes escomptaient : la loi a servi essentiellement à réprimer des publications gays, lesbiennes et féministes, au point que l’un des livres d’Andrea Dworkin, ainsi que L’homme assis dans le couloir de Marguerite Duras, ont été censurés pour « pornographie » et « tort causé aux femmes ».

En résumé, le droit nous apprend que la répression de ces crimes imaginaires que sont les représentations sexuelles explicites, à l’aide de justifications morales, est assez récente. Cette répression dissimule probablement des motivations sociologiques : le désir de l’élite de se distinguer de la masse. En outre, même si ces justifications morales, dans les sociétés développées, semblent perdre de leur pertinence – ce qui indiquerait un progrès en faveur de l’éthique minimale –, la volonté de réprimer ne faiblit pas nécessairement. De même que des juristes et des hommes politiques conservateurs se sont emparés du concept de dignité humaine pour le détourner de son sens, d’autres s’approprient le vocabulaire de la protection des droits des plus faibles – mineurs, minorités, femmes – pour asseoir leur volonté de réprimer des crimes imaginaires. On observe donc des glissements dans les discours politiques et juridiques, auxquels il faut rester attentif, même lorsqu’ils semblent faire des concessions à la morale minimaliste.

 

Les hésitations du droit

Néanmoins, dans les textes de Ruwen Ogien, les illustrations juridiques n’ont pas uniquement pour fonction de souligner les tentatives d’instrumentalisation du droit à des fins conservatrices. Certaines difficultés à qualifier des actes de criminels montrent, d’après le philosophe, les problèmes moraux sous-jacents. Le cas de la transgression du devoir d’assistance à personne en danger, autrement appelé « problème du mauvais samaritain », en est un.

Un automobiliste, passant, sur une route déserte, devant une voiture gravement accidentée dans laquelle il aperçoit des personnes blessées, et qui n’appelle même pas les secours alors qu’il en a les moyens et le temps, commet-il un acte immoral ? S’il adopte une morale radicalement minimaliste, réduite au principe de ne pas nuire à autrui, il peut considérer que, dans la mesure où il n’a causé de tort direct à personne, il n’a rien fait d’immoral. À l’évidence, cela va contre nos intuitions.

Par conséquent, l’opinion commune semble penser que le principe d’assistance à personne en danger est une disposition du droit qui ne fait pas débat. Or, non seulement les lois sur l’assistance à personne en danger ont, le plus souvent, été très récemment introduites dans le droit, mais en plus elles continuent de poser des difficultés. Aux États-Unis, rappelle Ogien, avant les années 2000, elles ne concernaient qu’une demi-douzaine d’États. Deux d’entre eux limitaient le devoir d’assistance aux situations criminelles. Être témoin d’un banal accident de la route n’impliquait donc pas de devoir légal d’assistance. Dans les autres États où ce devoir était reconnu, celui qui se retrouvait accusé de non-assistance pouvait toujours se défendre en prétendant que les coûts de son intervention lui semblaient, au moment du fait, trop importants, ou encore invoquer un autre devoir qui primait, d’après lui, sur celui de porter assistance. Si, finalement, il était reconnu coupable, les peines associées à cette transgression demeuraient assez faibles : « Bref, tout est fait dans la loi pour en atténuer la portée et la rigueur, comme si sa légitimité était douteuse[36] ».

Le droit semble, dans le cas du devoir d’assistance, reconnaître l’asymétrie morale entre commettre un acte et s’abstenir. Le travail d’Ogien consiste à montrer que ce que le droit reconnaît comme peu légitime, il faut l’étendre à la morale. Le devoir d’assistance peut toujours s’exposer au soupçon d’être paternaliste. Ici, comme en d’autres domaines, il faut, pour Ogien, s’en remettre au jugement libre des personnes, et ne pas les contraindre à faire ce que, le plus souvent, elles font spontanément.

 

Conclusion de la première partie

Des études normatives de Ruwen Ogien sur le droit et son rapport à la morale, dérive un problème politique : est-il raisonnable que l’appareil judiciaire d’un État prétendument moderne passe autant de temps à traquer des crimes imaginaires ? La question qui se pose est aussi celle du bon usage du droit :

L’État, tel qu’on pourrait le concevoir dans l’idéal, devrait cesser de gaspiller ses ressources dans la répression des insultes au drapeau, des pratiques sexuelles minoritaires entre personnes consentantes ou de l’usage des drogues douces (ou pas), et les investir plutôt dans la prévention et la répression de l’exploitation, de la violence, de la torture, du chantage, des discriminations sociales, sexuelles ou raciales[37].

De même que la confusion entre les devoirs envers soi et envers autrui, ou encore les conceptions du bien personnel et la justice, nuisent à l’élaboration d’une morale rationnelle, le fait de mettre sur un même plan les torts indirects et les torts directs, ou encore les offenses et les préjudices, nuisent à la mise en œuvre d’une politique guidée par la raison.

Par conséquent, le mouvement rationalisation du droit doit se poursuivre, et plus encore, s’étendre à la morale et à la politique. L’histoire du droit et de ses combats peut donc être une source d’inspiration pour un mouvement progressiste. Le sens du progrès doit être ici entendu comme l’extension croissante de la sphère de liberté négative où, « sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain[38] ».

Toutefois, au cœur même du droit, ce mouvement de rationalisation n’est jamais assuré. Il est constamment remis en cause par des plaignants et des juristes qui prétendent que la fonction de l’appareil judiciaire ne doit pas être réduite à la protection des droits, mais s’étendre à la promotion des valeurs. Ces valeurs peuvent être propres à une société dans le cas du moralisme, ou bien prétendument universelles, dans celui du paternalisme. Pour résister à ces tentatives, il peut être utile de prendre l’habitude de leur opposer cette question : « où sont les victimes ? »

Un nouveau problème se pose néanmoins lorsque les promoteurs des valeurs s’attaquent à des situations que l’éthique minimaliste reconnaît également comme des injustices : l’inégal accès à des biens comme l’éducation, le temps libre, la santé, le travail, etc. A-t-on besoin de faire appel aux valeurs pour défendre une allocation plus juste de ces biens ? Quelle position l’éthique minimaliste recommande-t-elle sur les questions de juste répartition des ressources ? Va-t-elle, comme le libertarisme le fait souvent, renvoyer au principe de charité la défense des plus démunis ? Si, au contraire, elle défend l’intervention publique pour corriger les inégalités de ressources, considérera-t-elle, malgré tout, certaines inégalités économiques comme étant moralement justifiables ? Et peut-elle nous aider dans la défense des droits sociaux, l’aide positive aux démunis, alors même qu’elle semble réduire tout devoir au fait de « ne pas nuire à autrui » ?

En somme, comment l’éthique minimaliste de Ruwen Ogien parvient-elle à éclairer les problèmes de justice sociale ?

 

II. Éthique minimale et justice sociale

« L’État nous rend-il meilleurs ? »

Dans Philosopher ou faire l’amour, Ogien déclare n’avoir « jamais été enclin à écrire des sommes philosophiques », et ramène sa production littéraire à la règle « un livre, une idée[39] ». Le lecteur intéressé par cette règle pourra s’en faire une idée claire en commençant par lire l’excellent La honte est-elle immorale ?[40].

A contrario, un ouvrage comme L’État nous rend-il meilleurs ?[41] affronte beaucoup de problèmes en même temps, et développe plusieurs thèses. S’il est bien guidé par une idée-force, selon laquelle la notion de liberté négative devrait inspirer les programmes progressistes des démocraties modernes, la diversité des analyses conceptuelles et des exemples (souvent déjà abordés dans des ouvrages précédents[42]), entre lesquels des transitions ne sont pas toujours clairement établies, a pu donner à ses lecteurs le sentiment d’une certaine confusion. Or, c’est regrettable car ce livre, qui aborde explicitement le terrain de la philosophie politique, contient les principales thèses de Ruwen Ogien sur la justice sociale, et ces dernières sont souvent construites avec les outils de la culture juridique.

En reconstruisant, à notre façon, les thèses du livre qui ont trait à la philosophie du droit, nous pourrions les résumer ainsi : l’éthique minimale a les avantages du libertarisme sans en avoir les défauts. En effet, elle ne défend pas la liberté en sacrifiant l’égalité. À la différence du libertarien, le penseur minimaliste ne croit pas que l’on puisse justifier moralement les inégalités économiques. Bien souvent, la croyance en la possibilité de justifier ces inégalités provient d’une confusion entre justice pénale, justice contractuelle et justice sociale. La tendance actuelle à donner à la justice pénale une position dominante dans des sphères d’où elle devrait être exclue s’accompagne, fort logiquement, d’une dérive de cette justice, inspirée par une forme de « panique morale ». La résistance à cette panique morale passe par une réaffirmation du principe de liberté négative. En outre, contrairement à une croyance répandue, la liberté négative est, selon Ruwen Ogien, tout à fait capable d’inspirer, à elle seule, non seulement les droits négatifs, mais aussi les droits politiques et sociaux. On objecte parfois à cette thèse l’idée que les droits doivent être fondés sur des valeurs, et non simplement inspirés ou défendus par le principe de liberté négative. Mais les droits n’ont pas besoin d’être fondés, ils valent par eux-mêmes et grâce aux sujets politiques qui les revendiquent. La tâche du philosophe consiste alors à entendre ces revendications, et à leur offrir des arguments théoriques lorsqu’elles paraissent légitimes.

Voilà donc, en quelques lignes, les thèses principales sur la justice sociale, inspirées de la culture juridique, contenues dans L’État nous rend-il meilleurs ?. Nous allons revenir à présent sur elles en détail, en les prolongeant au moyen d’analyses contenues dans d’autres ouvrages de Ruwen Ogien, et en les confrontant aux thèses d’autres penseurs.

 

Éthique minimale et libertarisme

Comme nous l’avons vu précédemment, l’éthique minimale de Ruwen Ogien voit dans la dénonciation de la marchandisation des produits du corps et de certaines de ses capacités (procréatives, sexuelles) l’expression d’un paternalisme moral. Il ne craint pas l’institution d’un marché des organes ou une légalisation de la prostitution. En soutenant ces positions, Ogien passe souvent pour un libertarien, pour qui le bien réside dans la possibilité de disposer de son corps comme d’une propriété, une marchandise, et le mal dans l’État qui fait obstacle à cette marchandisation. Or, même s’il partage certaines opinions des libertariens, confondre sa pensée avec la leur serait une erreur.

Tout d’abord, les libertariens considèrent que le droit de vendre des parties du corps ou des capacités quelconques repose sur le principe selon lequel l’individu est pleinement propriétaire de lui-même. L’un des plus célèbres représentants du libertarisme, Robert Nozick, fait remonter ce principe aux fondateurs du libéralisme :

Cette notion de propriété nous aide à comprendre pourquoi les premiers théoriciens ont parlé des gens en tant que propriétaires de soi, et de leur travail. Ils envisageaient chaque personne comme ayant un droit de décider ce qui pourrait lui arriver et ce qu’elle ferait, enfin ayant le droit de profiter des bénéfices de son activité[43].

Toutefois, quiconque, nous dit Ogien, peut tout à fait contester ce principe, en prétendant être la propriété de Dieu ou de ses parents, en tant que ces derniers ont fourni un travail procréatif. Mais s’il accepte ce principe, et prétend se considérer lui-même comme un objet que l’on peut acheter et vendre, on peut lui demander comment, en tant qu’objet, il pourrait, en général, être propriétaire de quoi que ce soit : « Peut-on imaginer qu’un cendrier soit propriétaire de lui-même ou de la table sur laquelle il est posé[44] » ?

Ensuite, Nozick conçoit l’État idéal comme un « veilleur de nuit » : garant de la propriété privée des personnes et des transactions qu’ils opèrent, il s’abstient de vouloir corriger les inégalités économiques qui en dérivent. Il est donc insensible aux opinions communes selon lesquelles certains possèdent trop et d’autres pas assez.

Or, il ne faut pas confondre État minimal et éthique minimale. Ruwen Ogien n’est pas du tout un partisan de l’État minimal au sens libertarien, c’est-à-dire un État réduit à ses fonctions régaliennes. L’État idéal est minimal uniquement en un sens moral. S’il doit s’abstenir de combattre des crimes imaginaires, son rôle de redistribution des ressources, d’accompagnement des groupes de défense des travailleurs, des consommateurs, des minorités, ainsi que son devoir d’aider les plus faibles, est entièrement maintenu, voire renforcé et justifié par le principe de liberté négative.

Enfin, les libertariens considèrent que les inégalités économiques, dès lors qu’elles ont pour prémisse une égale possibilité d’accéder aux ressources naturelles, et qu’elles résultent de transactions non contraintes dans lesquelles chacun est pleinement propriétaire de lui-même, sont moralement justifiées, même si elles doivent engendrer d’épouvantables écarts de fortune.

D’après Ruwen Ogien, au contraire, aucune inégalité économique ne peut être moralement justifiée[45] :

La tendance à donner une justification morale aux inégalités économiques ressemble plutôt à un nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres dans les sociétés démocratiques où l’idéologie officielle affirme que chacun possède une chance égale de s’en sortir, s’il veut bien s’en donner la peine[46].

 

Les justifications libérales sociale et individualiste des inégalités économiques

La croyance que certains écarts de richesse sont moralement justifiés est pourtant tenace. Pour les libertariens, elle repose sur l’idée de self-ownership, du droit absolu de propriété de l’individu sur lui-même et sur les produits de son travail – idée qui conduit à une contradiction, comme nous l’avons vu précédemment.

Pour le libéral social, à la manière de John Rawls, « les inégalités sociales et économiques » sont justifiables à condition, entre autres, que « l’on puisse s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun[47] », et notamment des plus défavorisés. Cette justification peut prendre deux formes : sociologique – auquel cas on invoquera l’efficacité du système économique, la motivation à l’égard du travail, la possibilité de la redistribution –, ou psychologique – inspirée par la fameuse formule d’après laquelle « les vices privés font la vertu publique[48] ».

Pour Ruwen Ogien, ces deux perspectives sont largement discutables. Contre le point de vue sociologique, remarquons qu’il n’existe aucune preuve empirique probante que les inégalités de revenus contribuent naturellement au bien-être général. Notons, de plus, que cette thèse est surtout populaire chez les riches. Enfin, peut-on justifier moralement une inégalité économique en arguant qu’elle profite au plus grand nombre ? S’agit-il bien d’une justification morale ou plutôt d’une justification « égoïste ou intéressée, puisqu’elle ne prend en considération que les avantages matériels mutuels des agents économiques[49] ? »

Contre le point de vue psychologique, on peut s’interroger ainsi : l’abondance collective, censée résulter de la cupidité des riches stimulée par les inégalités économiques, est-elle autre chose qu’un effet collatéral de ces mêmes inégalités ? Dans ce cas, comment « une action accomplie selon le motif purement égoïste de l’appât du gain » pourrait-elle être appelée morale du simple fait qu’elle a « effets non voulus[50] » bénéfiques ?

Mais c’est afin de critiquer la justification libérale individualiste des inégalités économiques que Ruwen Ogien utilise des concepts proprement juridiques. Le libéral individualiste soutient que, une fois une certaine égalité des chances instituée, chacun attend naturellement que ses mérites, ses efforts et ses choix individuels judicieux soient récompensés. Il paraît alors raisonnable de sanctionner aussi la paresse et les mauvais choix.

Parmi les arguments que Ruwen Ogien oppose à cette justification, le principal consiste à dénoncer une confusion entre justice pénale, justice contractuelle et justice sociale. Examinons tout d’abord le problème de l’empiètement de la justice pénale sur les autres conceptions de la justice.

La production de richesses est une œuvre collective ; la contribution précise de chacun à cette œuvre est impossible à mesurer. La croyance que chacun pourra être rétribué ou pénalisé en fonction de cette contribution ne peut pas répondre à la réalité de cette contribution ; elle correspond à une extension abusive aux relations économiques des principes de « responsabilité individuelle pour les atteintes à l’intégrité d’autrui et de peines positives ou négatives proportionnelles aux dommages causés aux victimes[51] » propres à la justice pénale. Réciproquement, une application rigoureuse des principes de la justice pénale à la justice sociale devrait nous faire considérer qu’un criminel, en faisant travailler législateurs, juges, policiers et gardiens de prison, contribue lui aussi à la création de valeurs et mérite d’être rétribué. Et Ruwen Ogien de conclure : « pour évaluer la part de chacun dans la production des richesses, on devrait peut-être éviter de prendre pour modèle le calcul des dommages causés par un criminel à sa victime[52] ».

Afin de préciser sa pensée, le philosophe nous demande de comparer le tort commis par un fraudeur, et celui d’un violeur. Le coupable de fraude fiscale cherche à s’épargner le coût de l’imposition tout en profitant des avantages du système fiscal de l’État. Ce dernier repose sur le respect de la loi par les autres citoyens. Le violeur, quant à lui, est-il un profiteur, qui tire avantage du respect de la loi par ses concitoyens, en s’épargnant lui-même cet effort ? Poser cette question montre l’absurdité d’interpréter la justice sociale à l’aune de la justice pénale. Il faudrait supposer que tout le monde a une appétence pour le viol, et que le violeur peut commettre son crime parce que les autres respectent la loi. Le violeur agit unilatéralement contre sa victime en atteignant son intégrité physique, le fraudeur omet de remplir ses obligations envers une collectivité. Les deux actes ne peuvent être mis sur le même plan[53].

Notons, à propos de la justice pénale, que Ruwen Ogien ne dénonce pas seulement la tendance à la confondre avec la justice en général, mais aussi la surenchère répressive et la remise en question des principes fondamentaux de la justice pénale moderne. Cette dernière considérait notamment que les individus devaient être sanctionnés pour leurs actes, et non préventivement, et qu’il fallait distinguer les personnes responsables de leurs actes des irresponsables. Or, ces deux principes se trouvent aujourd’hui régulièrement affaiblis, voire bafoués. Pour l’illustrer, Ogien prend pour exemple, en France, la loi no 2010-242 (10 mars 2010), qui porte sur le risque de récidive criminelle. Cette loi permet de contraindre l’auteur d’une infraction sexuelle de choisir, au terme de sa peine, entre la « castration chimique » ou la réincarcération en régime de sûreté. Ce faisant, elle offre la possibilité d’enfermer des individus avant même qu’ils aient commis une faute, et brouille la frontière entre responsabilité et irresponsabilité : le délinquant sexuel est considéré « à la fois comme un malade incurable et comme parfaitement responsable de ses actes[54] ». Sachant que la castration chimique n’empêche pas toujours la récidive, et que tous les délinquants sexuels ne récidivent pas, on peut s’interroger sur la finalité de telles lois. Selon Ruwen Ogien, elles ont pour but de « rendre impossible la réinsertion de l’auteur d’une infraction sexuelle[55] ».

Ainsi, alors qu’une idée communément répandue en philosophie oppose la liberté à l’égalité, l’extension de l’une se faisant nécessairement au détriment de l’autre, le philosophe nous montre, à travers ses analyses de la justice pénale, que sa dérive peut affecter autant les inégalités économiques que les libertés individuelles les plus fondamentales. À ce titre, les principes de la justice pénale moderne, issus des Lumières[56], sont victimes d’une double attaque qui est entièrement le fait de la pensée réactionnaire : tandis que certains de ses principes sont exportés indument vers une autre sphère où ils n’ont pas leur place – la justice sociale –, d’autres sont reniés au profit d’une escalade répressive inquiétante pour des démocraties censées user de la force de façon parcimonieuse.

Quant aux principes de la justice contractuelle, peuvent-ils être étendus à la justice sociale, et nous aider à la penser ? Il convient tout d’abord de distinguer le modèle classique – celui des penseurs jusnaturalistes des xviie et xviiie siècles – du modèle moderne – représenté aujourd’hui, notamment, par Michael J. Sandel[57] – de la justice contractuelle. Dans le premier, selon Ruwen Ogien, la validité du contrat ne dépend que du consentement formel des parties. Il est difficilement applicable à la justice sociale. Le second, au contraire, multiplie les clauses permettant d’invalider le consentement (menace, abus de faiblesse, tromperie, etc.). Il permet la négociation collective, et confie cette tâche à des organisations collectives comme des syndicats, des associations, etc. En somme, le modèle de la justice contractuelle moderne permet d’intervenir dans les rapports de force à l’avantage des plus faibles. Mais il faut reconnaître que, malheureusement, sur ce modèle, le philosophe n’en dit pas beaucoup plus, sinon qu’il est préférable d’« aligner la justice sociale sur la justice contractuelle moderne, et non sur le contrat classique qui glorifiait la rencontre libre de volontés individuelles[58] ».

La justification morale des inégalités économiques trouve donc des partisans chez les progressistes comme chez les réactionnaires. Mais seuls ces derniers s’emparent du modèle de la justice pénale comme arme pour mener la « guerre aux pauvres ». Pour y résister, l’effort de pensée que propose Ruwen Ogien consiste à revenir à la justice pénale moderne, dans les limites et selon les principes rationnels définis par les philosophes des Lumières. Dans la partie précédente, nous avons vu que le philosophe s’inscrivait dans ce mouvement, issu des Lumières et prolongé par les positivistes, d’épuration des crimes imaginaires du droit. Cette inspiration est constante dans l’œuvre de Ruwen Ogien : l’usage rigoureux de notre raison doit nous faire préférer la liberté aux incohérences de la pensée réactionnaire.

Or, comme nous allons le montrer à présent, non seulement défendre la liberté représente l’attitude la plus cohérente face aux problèmes politiques contemporains, mais opter pour une définition minimaliste de la liberté permet de mieux défendre la personne et ses droits.

 

Liberté négative et droits de l’homme

Il existe une idée communément répandue en philosophie du droit, très bien exprimée par Norberto Bobbio[59], selon laquelle, dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, coexistent les principales conceptions de la liberté : la liberté négative, c’est-à-dire l’absence de contrainte s’exerçant sur notre volonté ou nos désirs, qui aurait engendré les « droits négatifs » (art. 7-20) ; l’autonomie, c’est-à-dire « la présence de lois intimement voulues et posées intérieurement[60] », qui aurait servi de justification aux « droits politiques » (art. 21) ; la liberté comme émancipation ou comme puissance, assurée « en termes de pouvoir positif, c’est-à-dire de capacité juridique et matérielle de rendre concrètes les possibilités abstraites garanties par les constitutions libérales[61] », qui aurait donné naissance aux « droits sociaux » (art. 22-27).

Cette explication, somme toute assez classique, qui mêle l’histoire des idées politiques et l’analyse proprement morale, Ruwen Ogien nous permet de la remettre en question. Mais la critique qu’il lui adresse, dans L’État nous rend-il meilleur ?, n’est peut-être pas aisée à saisir. En effet, le philosophe défend une conception dans laquelle « les droits sont définis indépendamment de la liberté[62] », tout en soutenant l’idée d’une justification des droits par la liberté négative. Essayons d’éclaircir sa position.

Au cœur de sa critique, nous trouvons la dénonciation de la confusion entre « droit » et « liberté ». Ainsi, d’après Bobbio, le contenu de chaque type de droits dériverait, à chaque fois, d’une conception particulière de la liberté. La liberté négative, à ce titre, ne permettrait pas de justifier les droits politiques, ou encore les « droits-créances », autrement appelés « droits sociaux ». Par exemple, puisqu’elle n’attend pas des individus qu’ils se donnent leurs propres règles, elle ne pourrait rendre compte de la nécessité de participer collectivement à l’élaboration des lois auxquels nous sommes tous soumis.

Mais c’est bien là que le bât blesse et que porte l’argument d’Ogien : avons-nous le droit ou le devoir de participer à l’élaboration des lois ? Rousseau, lorsqu’il écrit, au sujet de celui qui refuserait de se plier à la volonté générale, « qu’on le forcera d’être libre[63] », semble bien pencher pour la seconde option. Mais le problème n’est pas tant de contraindre l’individu à accepter le pacte social, que de nommer cette contrainte « liberté » – Hobbes a, au contraire, le mérite de conserver le sens ordinaire des mots, puisqu’il tient celui qui refuse le pacte social comme en état de guerre avec les contractants, et ne le déclare pas « non libre ». Cette liberté comprise comme devoir de participer à la vie politique témoigne d’une volonté de donner à une conception particulière du bien personnel une vocation universelle. Pourquoi une vie tournée vers la retraite, ou bien refusant tout simplement cet idéal perfectionniste, serait-elle immorale ? Est-il incohérent de revendiquer le droit de participer à la vie politique, sans vouloir l’exercer ensuite ?

D’après Ruwen Ogien, le contenu des droits ne dérive pas d’une conception particulière de la liberté, mais de revendications impersonnelles que l’on reconnaît comme légitimes : « il n’est pas illégitime de demander à tout le monde de respecter notre intégrité physique, et de nous aider à obtenir les moyens de vivre de façon décente[64] ». Comment distinguer une revendication légitime d’une revendication illégitime ? Le philosophe ne propose pas de critère inflexible, néanmoins, une fois écartée les revendications personnelles (demander de l’aide pour « faire le tour de monde à la voile ou à vélo[65] »), nous pouvons dire que le partisan de la liberté négative se demandera simplement si cette revendication peut causer de véritables nuisances à autrui et faire des victimes directes. Si ce n’est pas le cas, il estimera qu’aucune raison ne justifie qu’on s’oppose à la transformation de ces revendications en droits, et à l’obligation conjointe pour l’État de les faire respecter.

Les droits, et notamment les « droits sociaux » ou « droits créances », n’impliquent pas que l’État sorte de sa neutralité, car ils ne promeuvent aucune conception particulière du bien. L’individu peut renoncer à les exercer, sans faire de tort à quiconque. Ces droits constituent, d’après Ruwen Ogien « des ressources minimales pour réaliser n’importe quelle conception du bien[66] ». De ce point de vue, il n’y a aucune raison de distinguer (voire d’opposer) les droits négatifs aux droits sociaux, « l’exigence d’un procès équitable » à « l’accès aux soins médicaux[67] » : « Tous expriment, au même titre, des revendications impersonnelles[68] » et sont nécessaires pour garantir la pluralité des modes de vie.

La pensée de Ruwen Ogien est guidée par un profond rejet du paternalisme. La philosophie morale ou politique n’a pas, selon lui, à donner un contenu positif aux droits ou à orienter les luttes des individus vers des objectifs précis. Le contenu des droits naît de la lutte des sujets politiques qui veulent les faire reconnaître. La tâche du philosophe, qui dérive de cette conception, apparaît alors bien plus modeste, mais aussi plus raisonnable. Elle consiste à écouter les revendications, à les éclairer au moyen de certains principes – le principe de non-nuisance, par exemple –, et à les défendre contre les préjugés lorsqu’elles apparaissent comme légitimes. De ce point de vue, remarquons que l’éthique de Ruwen Ogien, malgré son caractère minimaliste, est également traversée par une inspiration déontologique : l’exigence d’entendre les revendications de ceux qui s’estiment privés de leurs droits. La philosophie ne peut pas donner de fondement absolu aux droits, mais elle peut satisfaire cette demande-là.

 

Faut-il fonder les droits sur des valeurs ?

D’après certains penseurs, pourtant, les droits ne peuvent se soutenir d’eux-mêmes. La philosophie ne saurait donc se contenter d’accompagner les revendications impersonnelles sans les juger à l’aune des valeurs. Ainsi, la souveraineté de la personne sur elle-même et la libre concurrence entre les conceptions de la vie bonne, même rendues compatibles avec la lutte contre les inégalités de ressources, ne seraient pas nécessairement désirables, dans la mesure où elles peuvent nuire à certains biens, à certaines valeurs inestimables. C’est la thèse que développe Michael J. Sandel dans Ce que l’argent ne saurait acheter[69] : pouvoir acheter et vendre n’importe quel bien s’avère parfois nuisible, non seulement en termes d’inégalité entre les individus, mais aussi pour la valeur des biens eux-mêmes. Loin d’être un équivalent universel neutre, l’argent peut corrompre certains biens, certaines normes et certaines vertus, qui ne devraient pas être mesurés à son aune.

Reprenons quelques exemples trouvés chez Sandel, permettant d’illustrer cette corruption. La multiplication des « coupe-files » permet à des individus prêts à payer de gagner un temps parfois très précieux, quand les autres sont condamnés à attendre. Le commerce des line standers, qui consiste à vendre son temps d’attente dans une queue, permet aussi bien à de riches amateurs d’acheter un billet pour un spectacle très prisé, qu’à des lobbyistes d’obtenir des places pour assister à des audiences et des débats au Congrès ou à la Cour suprême des États-Unis. Le marché des droits à polluer, issu du protocole de Kyoto de 1997, permet aux entreprises qui produisent moins de déchets de revendre à celles qui en produisent trop leur stock de déchets non émis, relativement aux normes à atteindre. Les procédures opaques d’admission dans l’enseignement supérieur aux États-Unis offrent aux enfants de riches donateurs la possibilité de s’inscrire dans des établissements prestigieux, au détriment d’étudiants peut-être plus méritants, mais moins nantis.

Pour réguler ces pratiques, Sandel avance la nécessité de tenir un discours sur les valeurs. Ainsi, « l’éthique de la queue[70] » enseigne la patience, la valeur de l’attente, le sentiment d’égalité avec ceux qui attendent avec nous. Au contraire, l’achat de places au Congrès témoigne de « la dégradation d’un gouvernement trop peu soucieux de l’intérêt général[71] ». La commercialisation du droit de polluer empêche de « cultiver la retenue et l’esprit de sacrifice partagé qu’une éthique environnementale responsable requiert[72] ». Enfin, l’enseignement supérieur, qui « incarne […] des idéaux tels que la quête de la vérité, la valorisation du savoir et de l’excellence scientifique, la promotion de l’enseignement et de l’apprentissage des humanités et la culture de la vertu civique[73] », s’expose à la corruption de ces idéaux en les bradant contre des financements privés.

Au cœur du discours de Sandel, nous trouvons un plaidoyer pour les vertus : la patience, la retenue, le sens du sacrifice et de l’intérêt général, l’excellence, la vertu civique. De cette exigence de perfectionnement, il tire des valeurs qui sont, comme le veut généralement le jeu de langage des valeurs morales, conservatrices. Comme tous les conservateurs, jamais Sandel ne fait du désir, du plaisir, de la paresse, du loisir, du bonheur ou de la liberté des valeurs à défendre. Le philosophe prend le parti d’une morale sociale austère, qu’il faudrait promouvoir en ce qu’elle protège l’individu de ses mauvais penchants, l’invite à se perfectionner, et permet à la communauté de se souder autour de ses valeurs. La morale maximaliste de Michael J. Sandel est, en ce sens, l’exacte opposée de celle de Ruwen Ogien.

Nous avons déjà exposé les critiques qu’Ogien adresse au moralisme et au perfectionnisme, ainsi que son attachement à la distinction de la justice et des conceptions personnelles du bien. Mais quant aux injustices que dénonce Sandel, qui soulèvent naturellement l’indignation, l’intérêt du travail de Ruwen Ogien est de nous enseigner qu’il existe un moyen beaucoup plus simple et bien plus adapté aux régimes démocratiques pour lutter contre elles que l’appel aux valeurs. Ce moyen rejoint les remarques précédentes sur la liberté négative et les droits de l’homme, car il s’agit de la revendication des droits. Les droits politiques, par principe, interdisent que l’argent soit un moyen d’écarter des citoyens, et d’en privilégier d’autres, dans la participation aux débats publics et l’élaboration de la loi. Le droit de vivre dans un environnement préservé est incompatible avec les mécanismes qui permettent à des grandes entreprises de s’affranchir des règles en matière de pollution. Le droit à accéder à une éducation libre et gratuite implique que les savoirs produits par les universités soient mis à la disposition des étudiants, avant de servir les intérêts d’individus privilégiés.

Tous ces droits sont fondés, historiquement, sur les luttes des intéressés eux-mêmes. Mais, d’après Sandel, ce fondement historique est insuffisant : les droits doivent s’appuyer sur des valeurs. En dernier ressort, ce sont ces valeurs elles-mêmes qu’il faudrait défendre dans l’espace public, en mettant en concurrence les diverses conceptions du bien. Mais est-il vrai que les droits ont besoin d’être justifiés par des valeurs ? Est-ce même stratégiquement pertinent ?

Le « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », signé à Rome en 2004, puis finalement rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas, contenait, remarque Ogien, une innovation qui faisait consensus chez ses promoteurs : la reconnaissance des « valeurs communes[74] » aux États membres. Outre la volonté de donner une tonalité affective au texte, au moyen du langage des « valeurs », leur mention, à plusieurs reprises[75], permettait d’introduire une distinction entre les buts ultimes du Traité – la défense et la promotion de valeurs – et leurs moyens – les droits, les principes, les normes. Une conclusion semblait alors s’imposer : « les valeurs peuvent, et même doivent, “justifier” ou “fonder” les normes, sans quoi ces dernières seront vides, dépourvues de sens et d’autorité[76] ».

Cette conclusion pose pourtant de nombreux problèmes épistémologiques. Wittgenstein est connu, entre autres, pour avoir interrogé ce besoin de fonder des choses claires par elles-mêmes : « de ce mur de fondation, on pourrait presque dire qu’il est supporté par toute la maison[77] ». L’assertion plus fragile et plus discutable que ce qu’elle prétend fonder peut-elle être appelée fondement ? En procédant ainsi, ne se condamne-t-on pas à obscurcir ce qui paraissait clair par lui-même ? Que gagne-t-on, en somme, à essayer de fonder ? Un exemple, tiré de la philosophie du droit, permet à Ruwen Ogien d’illustrer cette idée : nous pouvons essayer « de fonder la norme qui interdit de tuer sur les valeurs de la vie, de la dignité ou de l’utilité générale », mais ce serait « méthodologiquement peu justifié de fonder une proposition qui semble évidente sur une autre qui l’est moins[78] ».

Si les droits individuels se soutiennent d’eux-mêmes, s’ils sont issus de longues luttes d’où ils tirent une légitimité, et si chercher à les fonder théoriquement ne peut que les fragiliser, pourquoi vouloir les asseoir sur des valeurs ? Cette tentative n’est pas simplement infructueuse, elle est aussi inquiétante. En règle générale, comme le relève Ruwen Ogien, « le langage des valeurs est utilisé non pas pour fonder des droits ou les justifier mais pour les remettre en cause[79] ». Les exemples sont, à ce titre, innombrables : sous Vichy, la valeur « travail » était opposée aux luttes syndicales, la « famille » à la liberté de divorcer ou d’avorter, et la « patrie » à toute opposition politique. Aujourd’hui, la valeur « travail » est utilisée contre les droits des chômeurs, la « dignité de la vie » contre le droit à l’euthanasie, la « famille » contre les droits des couples de même sexe, la « protection de l’enfance » contre les droits des artistes, la « sécurité » contre les droits des prisonniers, etc.

L’appel aux valeurs n’a pas uniquement pour fonction de remettre en cause des droits établis, il peut aussi permettre d’empêcher l’innovation juridique et de maintenir des inégalités. Sur ce point, Ogien rejoint Norberto Bobbio qui affirmait que la tentative de fonder les droits sur des valeurs ultimes « n’est pas seulement une illusion ; c’est aussi parfois un prétexte pour défendre des positions conservatrices[80] ». À titre d’exemple, faire de la « propriété » une valeur ultime, ne souffrant pas la moindre restriction, a longtemps permis de faire obstacle à la reconnaissance des droits sociaux. Or, les droits de l’homme ont, d’après Bobbio, une capacité intégrative. Les déclarations demeurent inachevées car destinées à accueillir de nouveaux droits. Les ramener à des valeurs ultimes est bien souvent un moyen de les figer, et de s’opposer ainsi à l’introduction de nouveaux droits.

Nous assistons donc, aujourd’hui, à un nouvel assaut des « valeurs » contre les libertés individuelles, le consentement et le pluralisme, c’est-à-dire contre les principaux mécanismes des sociétés libérales démocratiques. Pour résister à ces attaques, certains sont tentés de s’approprier le langage des valeurs, en opposant des valeurs « progressistes » aux valeurs « conservatrices », ou encore en donnant aux valeurs un autre sens – ainsi entend-on souvent que le « travail », la « patrie » ou la « république » doivent redevenir des valeurs de gauche. Ces tentatives sont, d’après Ruwen Ogien, vouées à l’échec : « tout le monde est supposé honorer publiquement les mêmes valeurs ultimes, et toute tentative de dénier à l’autre le droit de s’en réclamer se retourne contre l’accusateur[81] ». En effet, qui, parmi les progressistes, peut raisonnablement s’opposer à la « justice », la « liberté », ou même la « sécurité », la « famille » ou le « travail » ? Les conservateurs adoptent le langage des valeurs, car ils savent que tout effort pour introduire le conflit à ce niveau transformera leur opposant en fauteur de troubles, en démolisseur du « vivre-ensemble ». En tant que défenseurs des valeurs communes, ils peuvent alors prétendre dépasser les clivages politiques, alors même qu’ils s’emploient, dans les faits, à défaire les droits concrets des individus.

Comment résister à cette offensive conservatrice ? Il s’agit de retrouver le langage des droits. Mais en quoi consiste précisément un tel langage ? Ruwen Ogien ne s’attarde malheureusement pas sur sa définition. D’un autre côté, nous pouvons estimer que toute son œuvre témoigne de cet effort : faut-il défendre le droit d’offenser ? de mettre ses capacités sexuelles ou procréatives à la disposition d’autrui ? de vendre ses organes ? d’être assisté médicalement pour mourir ? de se droguer ? de se marier ou d’adopter indépendamment de son orientation sexuelle ? de circuler entre les pays quelle que soit son origine géographique ? de bénéficier d’une protection économique, quels que soient ses mérites ? d’être mis à l’abri de la domination, de la persécution, de l’élimination ? Les analyses de Ruwen Ogien ne fixent pas d’en haut, à partir de principes philosophiques abstraits, des objectifs aux luttes sociales et politiques. Elles répercutent les revendications impersonnelles légitimes portées par divers sujets politiques. On peut regretter que les problèmes liés aux questions économiques n’aient pas trouvé autant de développements dans son œuvre que celles liées plus proprement aux libertés individuelles. Il n’en reste pas moins que tout progressiste pourra trouver, en fonction des causes qu’il défend, un appui dans l’éthique minimaliste telle que la conçoit Ruwen Ogien.

 

Conclusion de la seconde partie

La seconde partie de cet article avait pour but d’exposer la façon dont l’éthique minimale aborde le problème de l’égalité et de la justice sociale. Cette distinction entre la question des libertés et celle de l’égalité était commode pour organiser notre propos, mais elle est étrangère à la pensée de Ruwen Ogien. Ce dernier n’oppose jamais liberté et égalité ; bien au contraire, le partisan de la liberté négative, s’il est conséquent, doit nécessairement être sensible aux revendications d’égalité des droits. Il est dommage que le philosophe ne nous ait pas davantage éclairés sur cette tendance à penser que ce que l’on donne à l’une, on le prend nécessairement à l’autre. Mais les questions liées aux inégalités de ressources, dans son œuvre, même si elles sont traitées avec la même rigueur, tiennent une place moindre. Le champ d’investigation reste donc ouvert pour le chercheur qui souhaiterait reprendre cette enquête avec la méthode qu’il nous a léguée.

De la méthode élaborée par Ruwen Ogien, nous pouvons dire qu’elle a une orientation – elle part du principe que toute extension de la liberté négative est un progrès –, mais pas de dogme – elle reste ouverte à la discussion, comme en témoigne la redéfinition qu’il donne au concept de liberté négative. Elle est également exigeante – elle vise la cohérence et ne reconnaît, comme seule autorité, que la vérité –, sans être systématique – elle s’appuie sur nos intuitions ordinaires, sans pour autant admettre toujours leur légitimité. Elle est démonstrative, rigoureuse, sans être rigide. Elle peut parfois faire penser à un bricolage, au sens où des arguments strictement moraux peuvent côtoyer des remarques empiriques, et des expériences de pensée se mêler avec des raisonnements purement logiques. Sa forme découle de la vocation que lui a attribuée son concepteur : être une morale adaptée aux besoins des sociétés démocratiques modernes. Ceux qui estiment être attachés aux principes démocratiques peuvent avoir intérêt à se mettre à l’école de l’éthique minimale.

Doit-on pour autant être minimaliste ? Certains penseurs considèrent, avec François Ost, que la justice ne peut être exclusivement inspirée par la liberté négative[82], ou, avec Norberto Bobbio, que les droits individuels ne peuvent trouver leur contenu ailleurs que dans les diverses conceptions de la liberté. D’autres soutiennent, avec Mickael Sandel, que les droits doivent être fondés sur des valeurs que le législateur a le devoir de promouvoir, et que seules ces valeurs peuvent maintenir la cohésion d’une communauté humaine quelle qu’elle soit.

Néanmoins, de solides arguments nous inclinent aussi à penser, avec Ruwen Ogien, que le droit positif des sociétés démocratiques résulte d’un processus de rationalisation qu’il convient de poursuivre, qu’il faut continuer à le purger des crimes imaginaires et l’aider à lutter contre les véritables injustices, que les tentations moraliste et paternaliste observables derrière certaines décisions de justice témoignent davantage d’une volonté de se servir du droit que de servir le droit, qu’il faut se prémunir contre les confusions entre justice pénale et justice sociale ou encore droits et liberté, que la distinction entre la justice et les conceptions personnelles du bien mérite d’être maintenue, et enfin qu’une conception minimaliste de la liberté, qui met l’individu à l’abri des menaces contemporaines – non seulement la privation de ses droits (domination), met aussi le harcèlement institutionnel (persécution) et l’abandon à un sort funeste (élimination) – est la plus propre à inspirer la défense des droits existants, à encourager l’innovation juridique et plus généralement à favoriser l’attachement aux principes de la démocratie : les libertés individuelles, le consentement, le pluralisme. En ce sens, effectivement, même si l’on n’adhère pas à toutes les conclusions de l’éthique minimale, il reste de bonnes raisons d’adopter certains de ses principes.

 

Jean-Baptiste Le Bohec

Agrégé de philosophie et docteur en philosophie, chercheur associé à l’ISJPS (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

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