Remarques préliminaires

E

n vue de clarifier le problème qui sera analysé dans ce texte, il convient de présenter les deux questions qui serviront de guide aux développements qui suivent :

1) En quels termes faut-il comprendre la thèse rousseauiste selon laquelle la légitimité des délibérations politiques républicaines repose davantage sur le respect de certaines exigences épistémiques que sur des exigences procédurales ?

2) Quelles sont les limites de cette thèse et quels enseignements la reconnaissance de ces limites permet-elle de tirer en vue d’une compréhension plus adéquate des éléments qui fondent la légitimité de l’exercice du pouvoir, des décisions sur les politiques publiques et des jugements à porter sur les actions qui les rendent effectives ?

Il convient également de mentionner que ces questions seront traitées ici en trois parties de nature et de style très différents. La première sera un exercice de lecture sélective du Contrat social. La deuxième discutera des implications restrictives des éléments normatifs qui structurent la théorie de la légitimité politique et qui forment la base des jugements sur les décisions et les actions entreprises dans l’arène publique, implications dont le caractère limitatif doit être compris comme dérivé de ce que j’appellerai le double caractère de la politique. De manière schématique, ce deuxième exercice consistera à confronter de façon brève et générique les termes de la discussion que je viens d’évoquer à la manière dont Habermas et Rawls traitent les questions relatives à la rationalité, à la légitimité et à la justice dans la sphère politique. La troisième et dernière section soutiendra que, malgré les limites et les restrictions épistémiques et normatives de l’évaluation politique, la politique est une dimension de la sociabilité humaine qui est intrinsèquement confrontée aux questions de la vérité et de la moralité.

I. Rousseau, volonté générale et intérêt commun

Pour comprendre le sens de la première de ces questions, il convient de partir de ce que Rousseau nous dit de la figure et du rôle du Législateur. Le Contrat social présente ce point dans les termes suivants :

Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vît toutes les passions des hommes et n’en éprouvât aucune, qui n’eût aucun rapport avec notre nature et la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant, voulut bien s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes.

Le texte parle de lui-même, mais pour les fins poursuivies ici il importe tout d’abord de souligner qu’aux yeux de Rousseau il n’y a aucune chance de découvrir les meilleures règles de société sans que l’action législative soit exercée sous condition d’impartialité. C’est la raison pour laquelle la caractérisation de la figure du Législateur – auquel, rappelons-le, Rousseau n’attribue aucun rôle dans l’État et dont la fonction serait plutôt celle d’un éducateur collectif – est centrée sur la mise en évidence de son détachement des passions et de la nature humaine elle-même, car cela sera ce qui lui permettra de prendre distance par rapport aux désirs et aux intérêts qui se développent dans la vie en société et qui sont à l’origine d’une infinité de conflits. Ce détachement subjectif et pour ainsi dire ontologique de la condition humaine, cette exemption métaphysique, serait alors la condition nécessaire pour établir les dites meilleures règles d’organisation de la société.

Cependant, si ce propos était le dernier mot du traité, la conclusion serait que, puisque l’impartialité est un attribut divin ou quasi-divin, elle est inatteignable pour nous. En fait, le Contrat social n’aurait pas été écrit si tel avait été le dernier mot de Rousseau sur le sujet, car bien qu’il soutienne que les sociétés devraient tirer profit des leçons de cette exemption et de cette sagesse extra-humaines, il serait irréaliste et très éloigné de la position du Genevois de nourrir l’espoir que, sans l’aide de ressources d’une nature absolument différente, il nous serait possible d’envisager sérieusement que le déroulement de la vie sociale puisse suivre la bonne voie. Le texte du Contrat confirme d’ailleurs ce qu’on vient d’observer, puisque le traitement du point s’ouvre par l’avertissement que, bien que toute justice vienne de Dieu, « si nous savions la recevoir de si haut, nous n’aurions besoin ni de gouvernement, ni de lois ». Ce n’est pas pour rien, donc, que tout l’effort analytique contenu dans le traité tente d’offrir une autre réponse à ce problème. La contribution de Rousseau à la théorie ou au « droit politique », pour reprendre sa propre expression, est l’exposition raisonnée des options institutionnelles qui peuvent contribuer, sinon à se passer entièrement de cette impartialité divine, du moins à la suppléer et à compenser son absence. La tâche à accomplir consistera alors à découvrir les institutions qui peuvent donner forme et efficacité aux leçons de la sagesse quasi divine du Législateur. Ces ressources institutionnelles sont davantage à notre portée, même si cela ne va pas sans difficultés d’accès, sans limitations fonctionnelles et sans risque d’affaiblissement.

Textuellement, cette deuxième façon de répondre à l’exigence d’impersonnalité et d’impartialité dans le traitement normatif des questions sociales se présente lorsque Rousseau – après avoir soutenu que par le pacte social le corps politique reçoit l’existence et la vie, puis expliqué comment ce corps moral et collectif acquiert la volonté et le mouvement nécessaires à sa conservation – expose les conditions indispensables à l’établissement de la justice, entendue comme intentionnellement équivalente à l’impartialité. D’où il s’ensuit, ajoute immédiatement Rousseau, que lorsque nous nous rendons compte de notre impuissance à nous élever jusqu’à l’impartialité divine, lorsque nous considérons les choses à la mesure de notre condition humaine, nous nous rendons immédiatement compte que deux choses – les lois et le gouvernement – sont indispensables à la vie sociale.

Mais il est bien connu que ce n’est pas une législation quelconque, ni n’importe quel gouvernement qui pourra se substituer à la sagesse divine ou quasi divine et sera donc capable de garantir la liberté des citoyens et d’assurer la justice. Les éléments indispensables à cette qualification des actes législatifs ne seront donnés qu’une fois satisfaites certaines exigences formelles sans lesquelles il n’y a ni lois, ni État digne de ce nom. Les conditions alors établies pour qu’un édit devienne une loi sont simples :

1) la loi doit avoir pour auteur le peuple tout entier ;

2) la loi doit s’appliquer à tout le peuple, sans tenir compte des situations et des actions particulières, ce qui implique que son contenu ou son objet doit être aussi général que la volonté qu’elle exprime.

Si l’on considère la première de ces exigences, à savoir que la loi soit l’œuvre du peuple tout entier, on voit immédiatement que, si tel n’était pas le cas, le contrat social serait une duperie. Comment pourrait-il en être autrement si le problème que le traité doit résoudre est de trouver une formule d’association qui permette à chacun de n’obéir qu’à lui-même et de rester aussi libre qu’auparavant ? Ainsi, la thèse de Rousseau est la suivante : si et une fois qu’on a restreint à des représentants l’exercice de la fonction législative, la volonté du corps moral et collectif formé par le contrat devient une volonté partielle et l’observation des mandats souverains n’est alors plus, comme visé, obéissance à soi, mais, tout au contraire, obéissance à autrui.

Cependant, si l’universalité du sujet actif de l’action législative est une condition nécessaire de l’existence des lois, elle ne peut en aucun cas être considérée comme une condition suffisante. En effet, si la généralité de l’objet de la loi n’est pas assurée, il est impossible d’obtenir une authentique manifestation de la volonté générale. L’explication de cette seconde exigence réside dans le fait que si le contenu des actes législatifs était déterminé – par un nom ou par une description définie, pour employer l’idiolecte de la philosophie analytique contemporaine –, la partialité reviendrait inévitablement au cours de la délibération. Dans les termes mêmes de Rousseau, la justification de cette exigence se présente comme suit :

La volonté générale pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence […] En effet, sitôt qu’il s’agit d’un fait, ou d’un droit particulier […] les particuliers intéressés sont l’une des parties et le public l’autre. […]. Ainsi, de même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, celle-ci change de nature ayant un objet particulier, et ne peut comme générale prononcer ni sur un homme, ni sur un fait.

L’analyse de Rousseau est assez claire, mais il importe de préciser davantage ce qui fait que se prononcer sur un homme ou sur un fait change la nature de la volonté générale, et cela moins par souci de maniaquerie exégétique, que parce qu’il y a sur ce point une difficulté textuelle qui, si elle est laissée à l’arrière-plan, conduit à une incertitude quant à la manière de comprendre la leçon de Rousseau, mais qui, abordée de front, permet au contraire de voir toute la portée de la thèse qui vient d’être exposée.

La difficulté que j’ai en vue est que, sauf dans le cas de la conclusion du contrat social, Rousseau n’exige pas que la délibération exprimant la volonté générale soit unanime, point qui rend obscure la thèse selon laquelle les divisions entre les membres qui composent le corps souverain rendraient impossible la détermination de la volonté générale. Je veux dire qu’il est difficile de voir clairement ce qui différencie qualitativement la division des opinions au sein du corps souverain lorsque, d’une part, il est appelé à se prononcer sur une question impliquant des individus identifiables et, d’autre part, dans les cas où la décision législative est de nature générale. La difficulté consiste à comprendre pourquoi, dans ce second cas, contrairement au premier, la division des votes n’est pas considérée comme un obstacle à la manifestation de la volonté générale. Textuellement, l’explication de ce qui se passe dans cette deuxième situation, plus saine, est présentée comme suit :

Quand on propose une loi à l’assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun, en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eut emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre.

La différence entre les deux situations de division au sein du souverain est que dans ce dernier cas, puisque tout le monde délibère sur des questions générales, le désaccord entre les parties doit être considéré comme une différence purement épistémique, effet d’une méprise quant au contenu de l’intérêt général. Et sur le fait qu’il y a de grandes difficultés épistémiques à déterminer la volonté générale, Rousseau ne laisse aucun doute, comme on le voit lorsque, après avoir répété que le peuple doit faire les lois sous lesquelles il doit vivre, il pose les questions suivantes :

Mais comment les régleront-ils [les conditions de l’association civile] ? Sera-ce par un commun accord, par une inspiration subite ? […] Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait pas ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé.

En lisant ce passage, il devient beaucoup plus facile de comprendre ce qui, dans la conception de Rousseau, distingue la division du corps souverain lors du vote sur des questions nominalement particulières et les divisions formellement analogues de ce même corps qui se produisent en cas de divergence d’opinion sur des questions générales. La ligne de démarcation qui sépare absolument ces deux manières dont se divise l’Assemblée du peuple est, encore une fois, que si dans le premier cas la raison de la division est enracinée dans la différence des intérêts personnels et pratiques des votants, dans le second cas ce qui les sépare est une différence cognitive, c’est-à-dire une manière différente de se représenter la voie à suivre. Dans ce deuxième cas, la faute ou, peut-être serait-il plus juste de dire, l’erreur de la minorité est moralement innocente, car elle n’est pas le résultat de biais générés par des liens et des complicités avec des intérêts privés et particuliers. Elle relève plutôt des difficultés inhérentes à l’action législative du peuple réel en termes de compréhension et d’identification de l’intérêt commun. Dans le premier cas, le blocage cognitif provient de l’attachement des électeurs à des intérêts non seulement divers, mais aussi particuliers – et supposés lucides, conscients, qui sont ainsi, du point de vue de la morale républicaine, coupablement partiels. Dans le second cas, la différence des opinions n’est qu’une conséquence de la difficulté épistémique à identifier l’intérêt commun.

Un problème non négligeable est cependant inhérent à cette analyse : il reste à déterminer qui, dans le cas de différences dans la représentation de ce qui importe à tous, a la position correcte, susceptible de devenir l’expression de la volonté générale. Rousseau évite cette difficulté, ou plutôt la résout de manière expéditive en soutenant, comme nous l’avons vu, que le vote majoritaire doit être considéré comme celui qui est épistémologiquement le mieux étayé, en sorte que la position minoritaire est rejetée non pas parce qu’elle s’est avérée numériquement inférieure au cours du processus de décision, mais en raison de l’incapacité qu’elle trahit à identifier ce qui, dans une situation donnée et à la lumière des informations disponibles, doit être compris comme constituant l’intérêt commun.

Or, à partir de cette analyse, on pourrait être tenté de penser que la confiance qu’a Rousseau dans le jugement de la majorité est une anticipation du théorème du jury de Condorcet, selon lequel si l’on admet que chaque électeur, lorsqu’il répond à une question par « oui » ou par « non », a plus de chances , en vertu de la loi dite des grands nombres, d’avoir raison que de se tromper par rapport au résultat dû au hasard, le groupe majoritaire se rapprochera d’autant plus de la bonne décision que le nombre de participants sera élevé.

Toutefois, la préférence bien connue de Rousseau pour les petites républiques et son observation selon laquelle la volonté de tous ne s’identifie pas à la volonté générale suffisent à montrer que sa pensée n’est pas compatible avec cette hypothèse. Par ailleurs, les thèses suivant lesquelles « ce qui généralise les volontés, est moins le nombre des suffrages que l’intérêt commun qui les unit », que « les lumières publiques ont pour résultat l’union de l’entendement et de la volonté », ou encore que « la volonté générale peut devenir muette » sans être « anéantie ni corrompue », attestent toutes non seulement que la composante épistémique est centrale dans le concept de volonté générale, mais aussi que Rousseau la conçoit non pas comme le produit réussi d’un travail heuristique d’agrégation des décisions individuelles, mais comme un contenu permanent de la conscience possible de chaque citoyen, qui peut ou non se révéler lorsque les préférences individuelles des participants à la décision sont agrégées.

Ce point est décisif si l’on ne veut pas se méprendre sur le texte absolument central dans lequel Rousseau explique le mécanisme de formation de la volonté générale et pourquoi celle-ci est toujours droite. En effet, on lit dans ce passage que le caractère nécessaire de cette rectitude est assuré non parce que chacun voudrait le bonheur des autres, mais surtout parce qu’en s’appropriant le mot « chacun », chacun pense préférentiellement à soi en votant pour tous. La leçon inattendue de ce texte est donc que l’auto-référence est la porte d’entrée incontournable et indispensable de l’intérêt commun.

Mais comment cela se fait-il ? Comment l’engagement pour le commun peut-il se fonder sur l’intérêt de ce qui est le paradigme du non commun ? Face à ce paradoxe, il semble que la position de Rousseau ne se distingue pas de celle des autres contractualistes, puisque sa leçon est que la seule manière de rendre « l’homme séparé de lui-même » est que la même « raison qui l’égarait lui apprenne à préférer à son intérêt apparent son intérêt bien entendu ». Ce passage est manifestement une victoire de l’entendement, puisque sa leçon est que chacun doit se rendre compte que la bonne compréhension de son intérêt individuel exige le respect des intérêts des autres, sous peine – peine que Rousseau laisse implicite – de retomber dans l’état de guerre. On voit donc qu’à ce niveau la rationalité est auto-référée et de caractère instrumental.

Mais si, comme j’essaierai de le montrer, on dissout l’ambiguïté du texte, on verra que tout se passe comme si sur ce point Rousseau doublait son jeu, parce que, bien comprise, sa leçon est que « s’assembler volontairement dans le corps de la société » est quelque chose qui ne relève pas seulement de nos intérêts particuliers, mais qui est fondé sur la considération de ce que nous avons en commun. L’ouverture du Livre II du Contrat souligne ce point avec toute la clarté souhaitable :

si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social, et s’il n’y avait pas un point sur lequel tous les intérêts s’accordent, il n’y aurait pas de société.

On est donc en face d’un « commun » qui ne peut pas être identifié à la réplication agrégative d’un même calcul individualiste, dont le maintien, comme l’explique Hobbes, est indissociable de la menace et de l’action de l’épée souveraine. Ce qu’on a ici, « ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts », pour reprendre les mots de Rousseau, ne peut pas être l’effet de l’agrégation des intérêts, mais doit être compris comme le dévoilement d’un lien plus profond contenu dans l’incontournable appartenance de vies individuelles au social et dont l’implication est la reconnaissance d’un intérêt commun. Ici n’est en jeu aucun calcul de caractère instrumental, mais plutôt un acte de reconnaissance des implications normatives impliquées par le caractère nécessaire et inéluctable de la vie en commun.

Parvenu à ce point majeur de la pensée de Rousseau, je crois néanmoins qu’on doit de nouveau se demander comment l’engagement pour le commun peut se fonder sur l’intérêt de ce qui est le paradigme du non commun ou, pour s’appuyer sur le dernier passage qu’on vient de citer, comment doit-on localiser et envisager ce « point sur lequel tous les intérêts s’accordent » ?

On pourrait penser que cette question est mal posée, parce qu’il ne s’agit pas de localiser un point qui existe déjà quelque part, mais plutôt de tracer une ligne composée par la succession des occasions dans lesquelles la volonté générale discerne où s’entrecroisent exactement les courbes constituées par le déploiement de nos vies individuelles, primairement orientées par nos intérêts privés. Bien sûr, comme on l’a déjà souligné, ce mouvement nécessairement bivalent de constitution et de découverte de l’intérêt commun exige à la fois que le contenu des projets de loi soumis à l’approbation de la volonté générale soit de nature générique et que, deuxièmement, chaque citoyen en s’appropriant le mot « chacun » imagine et estime les effets et les conséquences que cette nouvelle loi aura sur le tout auquel il appartient. Mais étant donné les « deux différents rapports sous lesquels chacun est envisagé », il est évident que ladite appropriation du mot « chacun » contiendra aussi l’évaluation prospective de ce que ces mêmes effets et rebondissements auront sur les intérêts qui sont propres à tous en tant que personnes particulières et Sujets, selon la désignation que ces personnes reçoivent en raison de sa soumission aux lois de l’État. S’il n’en était pas ainsi, la clause qui dit « qu’en s’appropriant le mot “chacun”, chacun pense préférentiellement à soi en votant pour tous » n’aurait aucun sens.

Néanmoins, ce qu’il faut voir, pour répéter le point sur lequel j’ai déjà insisté, est que nonobstant – mais aussi, dans un autre sens, à cause de – l’adoption du vote majoritaire dans les délibérations collectives et l’affirmation selon laquelle, malgré la division du corps politique, la volonté majoritaire doit valoir et doit être reconnue comme générale. Cela montre que, pour Rousseau, elle est non seulement porteuse d’une vérité épistémique, mais que l’intérêt commun dont la promotion lui incombe est irréductible aussi bien à la coïncidence des intérêts qu’à la convergence des avis de chacun. C’est pourquoi, même si l’analyse de Rousseau s’inscrit dans le sillage des raisonnements typiques de la philosophie contractualiste, elle contient une conception du lien social, du commun, qui ne peut pas être réduite à la récurrence de l’entrecroisement heureux des intérêts individuels. Néanmoins, il reste à savoir pourquoi, et au prix de la satisfaction de quelles conditions le vote majoritaire doit être considéré comme ce qui exprime et manifeste la volonté générale.

II. La duplicité de la politique

Après avoir ainsi mis en évidence les grandes lignes conceptuelles de cette version mûre, radicalisée et tout à fait singulière du républicanisme moderne, il convient maintenant d’en repérer les limites et de réfléchir en deux temps à certaines positions alternatives. D’abord, il convient d’attirer l’attention sur les embarras inhérents au projet d’une détermination épistémologiquement rigoureuse de ce qu’est l’intérêt commun des sociétés. Ensuite, on essaiera de montrer que du point de vue pratique existent également de sérieuses difficultés concernant la portée des jugements normatifs dans le domaine politique, bien que la discussion sur le caractère moral de celle-ci soit un élément constitutif de la politique elle-même.

A. L’indétermination épistémique du concept d’« intérêt commun »

Pour traiter de la première de ces questions, il convient de rappeler qu’un des points essentiels de l’analyse rousseauiste du politique réside dans l’idée que, en décidant de constituer le corps social en coopération, les individus acquièrent une connaissance ineffaçable, bien que susceptible d’être éludée, de ce qu’est l’intérêt collectif. Lorsque, au chapitre I du livre IV du Contrat social, Rousseau affirme que la volonté générale est indestructible, car même ceux qui la violent ne l’ignorent pas, il soutient de la manière la plus forte l’idée sur laquelle nous avons insisté : il y a dans la volonté générale une composante cognitive qui peut être recouverte d’une manière ou d’une autre, mais qui restera, de manière impérissable, présente dans les profondeurs de la conscience de chaque citoyen.

Mais, encore une fois : comment ? Si l’on s’interroge sur le contenu et le statut de ce savoir, on doit répondre qu’il n’a pas vraiment de contenu, que son statut est plutôt de nature formelle, et même doublement formelle. Il est formel, tout d’abord, parce qu’il se caractérise en termes dispositionnels, comme la capacité, que Rousseau postule chez les contractants, de se placer au point de vue de la communauté. En d’autres termes, il croit que les citoyens, une fois interpellés par des questions d’ordre général, seraient capables de s’engager sérieusement en faveur des intérêts de l’ensemble collectif dont ils font partie. Formel, cependant, en un second sens, plus décisif, dans la mesure où l’intérêt commun, devant constitutivement être mutuel, n’est pas normativement susceptible d’être déterminé ex ante, son contenu ne pouvant être déterminé et, en ce sens, découvert que par l’accord effectif des intérêts privés.

C’est pourquoi cet intérêt commun verra son contenu modulé différemment au gré de la variation des circonstances et du déroulement de la vie sociale dans le temps. Il convient également de noter que l’identification de ce point d’accord dépendra et sera fonction des variations correspondantes tant dans la manière dont chacun conçoit ses intérêts propres que dans le moment où leur convergence se matérialise. La reconnaissance de ce caractère matériellement mobile de l’intérêt commun et du contenu de la volonté générale se trouve, bien que de manière moins claire que cela serait souhaitable, dans le passage où Rousseau explique pourquoi la volonté générale ne peut s’engager durablement dans ce qui est soutenu par l’un ou l’autre des citoyens :

Le souverain peut bien dire, je veux en ce moment ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore, parce qu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut.

Cette impossibilité d’un engagement permanent de la volonté générale à l’égard de la volonté d’un citoyen quelconque provient, répétons-le, du fait que tant le contenu matériel de la volonté du citoyen en question que celui de la volonté générale elle-même peuvent et doivent varier, et cette dernière plus librement que celle du citoyen puisque son contenu dépendra de la manière dont, dans des situations et des conjonctures historiques différentes, variera le point d’accord des multiples volontés particulières.

On voit donc que la combinaison (inéluctable) de l’invariabilité formelle et de la labilité matérielle des concepts d’intérêt commun et de volonté générale fixe une limite étroite à l’interprétation du noyau catégoriel de la pensée de Rousseau en termes épistémiques. En effet, même si, métaphysiquement, Rousseau peut affirmer que la volonté veut toujours le bien de l’être qui veut, que, dans le contexte du droit politique, la volonté générale a toujours raison et qu’elle est présente dans la conscience de chaque individu-citoyen, qu’elle est une composante cognitive non éliminable, il est toujours problématique et difficile d’identifier incontestablement le contenu spécifique et conjoncturel de cet intérêt commun à la défense et à la promotion duquel la volonté générale est attachée.

Nous avons vu plus haut que Rousseau tente de résoudre cette difficulté en faisant appel à deux ressources analytiques : d’une part, en supposant que, à l’exception des cas pervers, où le corps souverain est divisé en raison de la particularité de la décision à prendre et/ou à des collusions entre ses membres, les difficultés auxquelles il est confronté sont de nature épistémique ; d’autre part, en soutenant que dans ces cas l’entendement majoritaire sera celui qui aura correctement identifié cet intérêt, et que son vote exprimera donc la volonté générale.

Il s’impose donc de refuser l’application du théorème de Condorcet à ces décisions. Ce refus tient aux raisons exégétiques déjà mentionnées quant à l’interprétation du Contrat social, à la théorie générale de la prise de décision républicaine, mais aussi et surtout, comme le soutient David Estlund de manière convaincante, à la difficulté à admettre qu’il existe une propension naturelle des citoyens à trouver la vérité plus souvent qu’à se tromper dans la détermination de l’intérêt commun. Pour autant, il ne semble pas que l’on puisse soutenir que la volonté de la majorité est épistémiquement la plus sûre, ni qu’on doive, en conséquence, la tenir pour l’expression sûre de la volonté générale, qui est, selon la thèse de Rousseau, cognitivement informée et déterminée, et donc vraie.

Bien entendu, cette difficulté ne doit pas être considérée comme une simple difficulté de la théorie de Rousseau, car le problème qu’elle soulève englobe à la fois la question de savoir s’il est possible, en général, d’admettre que la politique puisse devenir l’objet d’une science rigoureuse, et celle de savoir si, même en admettant une telle hypothèse, elle pourrait être rendue compatible avec la culture démocratique et républicaine dont nous avons hérité et qui est l’une des plus grandes réalisations de la culture des Lumières.

C’est donc de ces deux questions qui, certes, présentent un grand intérêt pour l’exégèse des grands classiques de la théorie politique, mais qui vont bien au-delà de l’intérêt propre à l’histoire des idées – puisqu’elles ont manifestement une portée qui concerne la constitution même de la politique comme dimension de la sociabilité humaine – que je voudrais maintenant m’occuper.

B. Le caractère évanescent de l’impartialité et le régime d’urgence propre au domaine politique

Une réponse positive à la question de savoir si la pratique politique peut faire l’objet d’une science rigoureuse a été donnée par Platon en des termes dont la clarté n’a jamais été rééditée dans toute l’histoire de la philosophie politique. Or, s’il est vrai que la justification par Platon de confier la politique aux sages n’a pas été bien accueillie, bien différent a été le sort de l’idée plus ou moins anonyme suivant laquelle, de même que dans différentes situations et contextes de notre vie nous sommes amenés à compter sur l’expertise des ingénieurs, des médecins et d’autres professionnels spécialisés, la complexité de la vie politique devrait elle aussi être confiée à des experts de la réalité sociale. En fait, cette idée est devenue de nos jours une pratique presque quotidienne, le harcèlement séducteur le plus puissant venant des économistes, dont le discours serait porteur de la connaissance la plus profonde et la plus certaine quant à ce qui peut et ne peut pas être fait dans la gestion des intérêts sociaux.

Malgré cette pression inévitable du temps présent, il y a au moins trois ordres de raisons qui rendent vaine la prétention de la concevoir comme un cas de plus, bien que tardif, d’application d’une science rigoureuse. La première de ces raisons tient à la difficulté de créer un espace d’impartialité qui garantisse un jugement neutre dans l’évaluation des circonstances et des intérêts qui sont habituellement en jeu dans les décisions politiques. La seconde est un certain rapport interne de la politique au temps et aux futurs contingents, qui ne semble pas compatible avec l’existence d’une assise scientifique des évaluations et des actions politiques. La troisième est un autre aspect de la relation entre la politique et le temps, mais cette fois de nature pratique, dont la caractéristique essentielle est le régime d’urgence auquel sont soumis les jugements, les décisions et les actions politiques.

Je crois que la première de ces raisons de refuser à la politique le statut de science appliquée peut être bien illustrée si l’on se tourne à nouveau vers Rousseau. Comme nous l’avons vu, c’est une thèse centrale du Contrat social que l’objet des délibérations soumises à l’Assemblée du peuple doit être de nature générale, propriété qui, techniquement parlant – nous l’avons dit plus haut à la suite de Rawls – peut être respectée si les questions soumises à la délibération souveraine n’impliquent pas de noms propres ou de descriptions définies. Si l’on procède ainsi, nous dit Rousseau, on peut admettre que la délibération politique peut même créer des divisions statutaires et de classe dans le monde social sans que la volonté législative cesse d’être générale. Telle est la position et l’explication que nous trouvons dans le passage suivant du Contrat social :

Quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des privilèges, mais elle n’en peut donner nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs Classes de Citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis [...].

La difficulté de cette position réside, c’est presque évident, dans le fait que la généralité garantie par ces restrictions formelles et l’incertitude des parties, qui doivent décider des répercussions que ces décisions auront sur leur vie privée, ne sont pas suffisamment fortes pour empêcher les membres du corps souverain de faire des estimations sur les répercussions que ces décisions auront sur eux-mêmes et sur ceux qui les entourent, ainsi que sur la probabilité que de tels développements se produisent. Cela se comprend aisément si, comme le dit Rousseau lui-même, on observe que la création de privilèges et l’institution des classes doit établir une discrimination entre leurs conditions respectives d’accès ou d’inclusion. Alors, les informations dont disposent les électeurs sur leurs conditions individuelles et celles de leurs proches suffiront pour qu’ils se fassent une idée au moins approximative de ce que seront leurs positions et intérêts lorsque ces distinctions sociales seront mises en œuvre. Ainsi, dans le cas de création des classes, il faudra préciser les critères de distribution et d’inclusion des individus dans chacune d’entre elles – par exemple, la race, la richesse, l’éducation, l’âge ou n’importe quel autre facteur –, ce qui, c’est évident, permettra aux participants de prendre position sur ces initiatives non seulement en tant que membres du corps souverain, mais aussi en tant que personnes particulières dont les intérêts seront alors nécessairement pris en considération lors du vote.

Donc, même si, selon la leçon de Rousseau, cet aperçu des éventuelles répercussions négatives, qu’une nouvelle législation peut avoir sur chacun des membres du corps souverain, doit être normativement soumis et évalué à la lumière de ce qu’est l’intérêt commun véritable du peuple, il est indéniable que l’identification de ce dernier sera continûment menacée par les distorsions qui découlent de l’existence et de la reconnaissance, au moins indirecte, des intérêts particuliers. Cela implique que l’exigence de généralité des matières à soumettre à la délibération collective peut difficilement garantir que les divergences d’opinion soient de nature purement épistémique, étant donnée la contamination des évaluations et des jugements des membres de l’assemblée par des anticipations, plus ou moins exactes, des situations globales futures et de ses effets sur leurs positions particulières et privées.

Il est vrai que si l’on introduit dans cette discussion la notion de voile d’ignorance, l’une des grandes innovations théoriques de Rawls, on pourrait, à première vue, éviter cette difficulté. Si la recommandation rawlsienne selon laquelle chacun devrait décider des principes d’organisation de la vie sociale en se demandant comment il les accueillerait au cas où il se trouverait dans la position la plus défavorisée est raisonnable et convaincante, il n’est pas moins convaincant qu’après le choix des principes dans la position originelle – et une fois les individus rendus à la clairvoyance sur leurs intérêts particuliers –, les différences concernant les choix et les effets des politiques publiques se manifesteront nécessairement – et elles le feront avec plus ou moins de tolérance selon les intérêts et croyances de chacun des membres de la société. C’est pourquoi la satisfaction de l’exigence normative impliquée par les compromis obtenus lors des décisions institutionnelles prises dans la position originelle sera soumise fréquemment à des « tests de stress » au cours desquels elle sera menée aux limites de sa résistance, pouvant même devenir intenable.

Or, force est de constater que la disposition à s’orienter d’après les exigences de la justice et à ignorer, face à des décisions politiques importantes, les effets et les répercussions qu’elles auront sur soi et sur ses proches, suppose de la part des individus un degré de détachement et d’engagement moral qui ne semble pas compatible avec la politique que nous connaissons ordinairement. Cette observation ne doit cependant pas être comprise comme si le monde politique était fermé et totalement étranger aux préoccupations normatives, mais plutôt comme la simple reconnaissance du fait que la présence massive et presque irrépressible d’intérêts personnels, privés et particuliers dans la manière dont nous évaluons les questions soumises à la décision dans le contexte de la politique ordinaire signifie que le cours de cette dernière est normativement instable, sujet aux mésententes et aux différends, pour reprendre les termes de Rancière et Lyotard.

Le deuxième ordre de raisons qui me semble compromettre inévitablement les tentatives pour donner à la décision politique le statut de science appliquée est que l’ouverture de la vie sociale à l’avenir et l’imprévisibilité relative mais inéluctable de ce dernier sont en elles-mêmes génératrices de conflits. Les initiatives humaines n’étant pas soumises à des déterminations d’ordre biologique, le déroulement à moyen et long terme de nos décisions est fortement indéterminé, soumis à des dérivations alternatives qui, en plus de générer des attentes et des efforts inévitables pour prévoir si elles seront satisfaites ou non, rendent la justification normative des décisions prises extraordinairement complexe.

Si nous considérons maintenant l’évaluation des options ouvertes aux sociétés non plus du point de vue d’une hypothétique science sociale rigoureuse, mais du point de vue des citoyens qui, dans les sociétés démocratiques réelles, sont ceux qui doivent au moins approuver les choix à faire, la possibilité de les percevoir de manière convergente est encore plus difficile, et cela d’abord en raison du fait que tous les individus ne sont pas naturellement capables de saisir la signification et les implications de phénomènes complexes, tels que ceux qui sont impliqués dans les décisions sociales importantes. De plus, même si l’on acceptait de manière contrefactuelle l’hypothèse de l’égalité du potentiel cognitif naturel des individus humains, il faudrait admettre que la division sociale du travail et l’inévitable différenciation des contextes culturels et scientifiques, surtout dans les sociétés modernes, sont des facteurs inévitables de différenciation cognitive des futurs possibles, d’où découlent très facilement des divergences évaluatives et la multiplication des courants d’opinion. Pour donner un exemple, une réforme de la sécurité sociale concernant l’âge minimum de la retraite sera probablement accueillie paisiblement par ceux qui atteindront cet âge avant la date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi, mais avec beaucoup d’appréhension et de désaccord par ceux qui sont sur le point d’atteindre le nouvel âge minimum après la date d’approbation de la réforme proposée, et possiblement avec indifférence par les jeunes qui ne sont pas encore entrés sur le marché du travail.

Il faut aussi noter que dans les controverses qui surviennent dans le domaine de la politique réelle, les participants présentent souvent les options divergentes comme si elles étaient susceptibles de détermination univoque, comme étant vraies ou fausses, bien que de telles allégations soient dans la plupart des cas des prétentions fort discutables et incertaines, dont découlent inévitablement les disputes permanentes sur ce qui est correct et ce qui ne l’est pas dans la vie politique effective. Or, comme nous l’avons vu, la position de Rousseau est que ce qui est vrai et faux dans les options discutées est toujours présent, même si, souvent, la nature respectivement vraie ou fausse de l’une ou de l’autre n’a pas été reconnue. Mais, comme on l’a vu aussi, même dans ce contexte analytique raffiné, cette position est difficile à tenir car, afin de maintenir le clivage entre une position vraie et une position fausse, Rousseau est obligé de soutenir que chaque fois qu’il n’y a pas de décision unanime sur une question de caractère général, la minorité, en plus de ne pas avoir objectivement raison, devra accepter sa défaite dans les urnes comme un signe certain de son erreur épistémique – ce qui, avouons-le, n’est rien d’autre qu’une tentative pour masquer une position autoritaire ou, du moins pragmatique, à l’aide d’une présomption épistémique falsifiable.

Remarquons encore que cette thèse repose sur un postulat absolument inutile au moment de la controverse, puisque, au moment où le choix est délibéré, toutes les parties prétendent être porteuses de la position correcte. Pour cette raison, accorder à la majorité qui s’établit au moment de la clôture du vote, donc post festum, le mérite d’être l’expression correcte de la volonté générale apparaît comme une fiat arbitraire dont la justification ne peut être admise, sinon par des motifs pragmatiques, comme on l’a expliqué dans la note précédente.

Il est vrai que si les conséquences des alternatives soumises à la décision politique étaient univoques, si elles s’appuyaient sur une science sociale rigoureuse capable de prévoir au moins les principaux effets à moyen et long terme des décisions, et si cette sécurité épistémique s’accompagnait d’un consensus sur les principes qui doivent guider le mode de vie en société, il faudrait bien admettre que le simple fait que les hommes sont obligés de construire leur avenir sur la base d’options ne provoquerait pas des disputes si fréquentes et si répétées. Dans ce cas, comme le voulait Platon – écartant ainsi les positions partiales, cyniquement intéressées et égoïstes –, la politique entrerait dans le domaine de la science et de la vérité, même si, dans un tel scénario, parler de décisions et de choix n’aurait plus beaucoup de sens car, comme le dit Hannah Arendt, seen from the viewpoint of politics, truth has a despotic character.

Aux considérations développées jusqu’ici en vue de montrer les limites de toute entreprise de contrôle et de régulation scientifique de la politique, il faut encore ajouter le point mentionné plus haut : le régime d’urgence sous lequel les décisions politiques sont prises. Son importance est liée au fait que, dans ce cas, nous disposons non seulement d’un autre argument démontrant les limites du traitement épistémique du politique, mais aussi d’un argument limitant la possibilité pratique d’appliquer en toute sécurité des principes normatifs assumés comme pertinents.

En effet, en cas d’urgence, la précarité de la prévision des conséquences des décisions politiques a sa source dans le mode propre du rapport de la politique au temps. Sous cet aspect, l’instabilité et donc le risque auxquels sont soumis les projets et les actions politiques ne proviennent pas de l’imprévisibilité structurelle des effets plus ou moins lointains de nos décisions, mais plutôt de l’impossibilité de réunir, d’organiser et d’évaluer adéquatement les informations, évaluations et conjectures disponibles sur les conséquences physiques, économiques, sociales et culturelles de ce qu’il faut faire dans un « temps habile », comme on dit en portugais dans un tempo hábil (temps habile), c’est-à-dire compatible avec le rythme rapide des décisions imposé par la vie politique.

De plus, du point de vue de la théorie, l’aspect le plus intéressant des limites découlant de l’urgence comme dimension constitutive du temps politique réside moins dans cet obstacle aux efforts de maîtrise cognitive des implications des décisions soumises à la décision politique, que dans les difficultés qui en découlent pour satisfaire les prétentions de contrôle normatif alimentées par les théories délibératives de la démocratie. Cela ne tient, bien sûr, pas au fait qu’elles imaginent de manière irréaliste que les décisions politiques réelles sont prises dans les « conditions idéales de discussion », pour reprendre l’expression de Jürgen Habermas, dans ces situations idéalisées où, notamment, il n’y a pas de limite de temps pour les discussions délibératives. Tout au contraire, la raison en est que la critique des responsables des décisions politiques réelles à la lumière de ce que seraient les décisions alternatives conçues sous les conditions dites idéales de discussion sera toujours controversée en conséquence des deux types de limitations que je viens de signaler.

Il ne faut pas conclure, cependant, que cette reconnaissance des limites de la connaissance sûre et rigoureuse dans le champ de la politique exclut de sa sphère la quête controversée de la vérité. C’est le contraire qui doit être admis, comme je vais essayer de le montrer.

III. Et pourtant la politique est indissociable de la morale et de la vérité

Avant d’aller plus loin, il faut signaler que les considérations antérieures ne prétendent pas nier la vérité bien établie selon laquelle des positions normatives ne peuvent pas être éliminées par leur non-observation, ni par les difficultés de démonstration de leur pertinence. Le fait de souligner – comme je viens de le faire – le caractère ouvert et controversé des propositions et allégations politiques concernant le parti à prendre dans la détermination de la voie à suivre dans les décisions politiques réelles n’est pas destiné à rejeter les lignes normatives contenues dans des œuvres comme celles, paradigmatiques, de Jünger Habermas et de John Rawls, ni un refus de principe de l’idée qu’il y a une composante épistémique constitutive du domaine du politique.

Ce qui est discuté ici, pour prendre des références exemplaires, n’est pas la validité des principes de justice proposés par le second de ces grands penseurs, ni le cadre procédural que le premier a conçu pour aborder les questions sur le plan de la rationalité communicationnelle. Ce que les observations critiques précédentes ont essayé de montrer, c’est la limitation de leur usage pour résoudre les différends propres à la vie politique. Cette limitation est due, d’une part, à la précarité des informations et conditions épistémiques à remplir pour avoir une connaissance préalable des conséquences des décisions de politique publique et, d’autre part, à la difficulté manifeste d’établir des principes normatifs politiquement et pratiquement consensuels.

Prenant le risque de la répétition, je voudrais éclairer mon propos de la manière suivante. Si, idéalement, pour reprendre le cas de Rawls, il est concevable que ceux qui vivent dans des sociétés réelles peuvent se couvrir avec le dénommé voile d’ignorance pour discuter des principes à adopter en vue de l’établissement d’une société bien ordonnée, on ne peut pas ne pas reconnaître que ceux qui le font ne peuvent pas ne pas être conscients qu’il s’agit d’une expérience de pensée parallèle à l’état dans lequel chacun se trouve réellement, de sorte que les sujets qui se placent dans cette situation contrefactuelle auront inévitablement une conscience dédoublée entre l’impartialité assumée dans les conditions de la position originelle et les intérêts très particuliers de la position concrète dans laquelle ils se trouvent. Il en découle que si le recours au voile d’ignorance est efficace pour générer les conditions nécessaires à une discussion sur les exigences normatives fondamentales auxquelles doit répondre une société bien ordonnée, il ne s’ensuit pas qu’il puisse être considéré comme un outil puissant au point de neutraliser pratiquement la partialité des décisions individuelles et collectives prises concrètement au jour le jour dans la vie sociale, celles qui émergent des différences d’opinion, d’idéaux et d’intérêts des personnes et des groupes sociaux.

Par ailleurs, si l’on reconnaît dans les sciences sociales les facteurs de limitation de la rigueur épistémique énumérés ci-dessus, il s’ensuit que les principes normatifs et les évaluations de situations concrètes qui en découlent auront une application plus sûre pour juger des situations sociales déjà constituées que dans les essais pour guider des décisions à prendre dans des contextes qui ne sont que partiellement déterminés. Il est vrai que, dans le cas de Rawls, le premier principe de justice, celui du respect de la liberté, établit un droit fondamental et rigide dont le respect peut être vérifié sur la base de la conformité de l’ordre juridique des différentes sociétés, et qui est donc relativement indépendant des décisions spécifiques de politique publique. En revanche, l’évaluation des effets nets des décisions publiques et surtout privées quant au respect ou à la violation du deuxième principe de justice, le principe de différence, n’est généralement pas susceptible d’être déterminée avec certitude ex ante. Pour ces raisons, l’évaluation normative préalable des effets des options de politique publique – évaluation à effectuer sur la base de critères de justice – impliquera un processus de justification inévitablement ouvert aux controverses, dont la discussion sera rarement conclue de manière consensuelle avant que les urgences sociales n’imposent une décision.

Cela étant, il faut reconnaître qu’il est de la nature des choix politiques d’être effectivement des choix et que les liens avec les arguments qui les justifient seront fréquemment discutables et, en ce sens, pragmatiquement fragiles. Mais cela n’implique pas de soutenir que ces décisions sont prises sans raisons, mais simplement que, dans bien des cas, elles acceptent la volonté comme raison suffisante, comme le dit Sorbière en traduisant le passage où Hobbes affirme qu’en politique la volonté tient lieu de raison. Cela revient à admettre que dans la vie politique il y a des situations dans lesquelles la nécessité d’affronter une difficulté importante impose des réponses conçues et exécutées dans des conditions d’incertitude épistémique et normative dans lesquelles il y a un reste décisionnel non éliminable, en dépit du fait que cela ne délie pas ceux qui décident de l’obligation de chercher à déterminer leurs sens et valeur. Et ils doivent le faire autant par la mise en balance des conséquences particulières et effets déterminables de l’action sociale, qu’elle soit gouvernementale ou privée, qu’en procédant aux évaluations inévitablement provisoires qu’on peut faire ex ante de l’intérêt collectif et du contenu de l’incontournable exigence normative à chaque fois posée par l’idée de bien commun, indépendamment du caractère présomptif de telles estimations.

Ainsi, des deux séries de considérations critiques qui viennent d’être présentées, il ne faut  pas conclure que les citoyens individuels – tant dans leurs vies privées que dans les implications sociales de ce qu’il font – seraient absolument et irrémédiablement attachés à leurs propres intérêts, qu’ils seraient incapables de percevoir les conséquences collectives de leurs actions ou des décisions et politiques gouvernementales, et seraient socio-pathologiquement indifférents à la dimension normative de la vie en société. Bien au contraire, tout simplement parce que la constitution interne de nos actions et a fortiori des actes politiques, les rend intrinsèquement normatifs, et cela dès le niveau le plus élémentaire de la coexistence sociale, car la propension naturelle à l’autodéfense fait que quiconque vit en société doit, dans une certaine mesure, transcender la particularité de son strict intérêt individuel. C’est justement cette prise de conscience qui rend possible, comme nous l’ont appris les théories du contrat, l’institution d’un centre de décision nécessairement placé au-dessus des rapports directs des individus, dont la raison d’être ne peut être, pour l’essentiel, que de tenter de déterminer et de promouvoir cet intérêt commun, aussi problématique et hasardeuse que puisse être la mise en œuvre de ce desideratum.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il importe de souligner pour conclure, est que de cette double nature du politique que nous avons mise en exergue découlent trois enseignements majeurs, qu’il convient maintenant d’expliciter.

La première de ces leçons est que la vie sociale soumet tous ceux qui y participent à un mouvement de bascule entre la prise en compte des intérêts individuels et particuliers de chacun et la compréhension de notre dépendance mutuelle ainsi que de la nécessité de trouver les termes et les instruments adéquats pour résoudre nos différends.

La deuxième leçon, non moins importante, est que cette oscillation interne des citoyens et des institutions d’agrégation de leurs intérêts et valeurs se traduit par une instabilité correspondante de l’ensemble social et du pouvoir étatique lui-même. La conséquence en est que la politique gouvernementale, dans tous ses aspects, se développe sous la pression de mouvements particularistes et partiels, tout en étant par ailleurs obligée de chercher, de manière sincère ou hypocrite, des justifications qui relient les intérêts auxquels elle attribue une priorité à l’obligation inéluctable d’identifier et de promouvoir l’intérêt collectif. Il convient également de souligner que l’oscillation inhérente à ce dualisme est non seulement pratique mais aussi normative, parce que, l’intérêt commun n’étant que le point de convergence des intérêts individuels, il n’est pas possible d’y accéder à l’avance et de l’extérieur, du fait que sa détermination requiert nécessairement le jugement des personnes concernées. Cela signifie que les actes décisionnels de ceux qui sont aux commandes du pouvoir politique seront toujours des performatifs constitutivement risqués, leur statut étant, lorsqu’ils sont pratiqués honnêtement, celui de présomptions plus ou moins réussies de ce qui constitue l’intérêt commun, statut qui ne peut être effectivement déterminé qu’ex post, par la reconnaissance pratique (le « taking off », selon l’expression choisie par Austin dans son analyse des « speech acts ») des destinataires, qui est inévitablement susceptible de démentis et de remises en cause.

La troisième leçon que l’on peut tirer des considérations faites jusqu’ici, et à mon avis la plus importante, est que c’est précisément de cette duplicité et de cette oscillation non éliminable de nos actions, et encore plus de l’exercice du pouvoir politique, qu’émerge le caractère constitutivement moral de toute politique. En effet, le pouvoir politique étant formellement chargé de promouvoir le bien commun, son discours et sa pratique sont constitutivement soumis à la question de savoir si, dans le premier cas, la vérité est dite et si, dans le second, ses initiatives peuvent être admises comme justes, c’est-à-dire de savoir si elles identifient correctement les intérêts collectifs et présentent ceux-ci d’une manière ayant, à première vue du moins, l’impartialité requise. C’est pourquoi, comme je l’ai indiqué ailleurs, nous devons également insister sur le fait que la politique,

même lorsqu’elle est déterminée par les règles impitoyables de la lutte pour le pouvoir et de sa préservation, ne peut manquer d’être liée de manière constitutive à la morale, car il n’y a de politique au sens propre que dans la mesure où la dispute pour le pouvoir et son exercice se font au nom du bien commun et de la justice. Bien sûr, cela n’empêche jamais […] l’hypocrisie ou le cynisme de ceux qui cherchent à justifier leurs positions en évoquant ces valeurs supérieures. Ce qu’il faut comprendre, cependant, c’est que même lorsque ces accusations sont vraies […] elles n’atteindront pas ce que l’on peut appeler la forme logique de l’action politique, parce que, indépendamment de leur véracité, ceux qui font de la politique prétendent, présupposent ou impliquent toujours que les actions proposées et entreprises, ou que les critiques et les défis soulevés, le sont pour la promotion et la défense de l’intérêt collectif. C’est d’ailleurs ce qui distingue la politique, d’une part, de l’imposition brute et violente de la volonté assumée comme partielle qui caractérise le banditisme, le syndicalisme corporatiste radical et le pouvoir despotique au sens propre du terme ; et, d’autre part, c’est ce que la distingue des échanges sur les marchés, dont le propos et la raison d’être sont exclusivement de servir des intérêts privés. En ce sens, on peut dire que le voile de l’intérêt public qui recouvre l’action politique ne peut jamais être levé, ce qui signifie que toute politique est, à certains égards, pour le meilleur et pour le pire, essentiellement morale, car il est inévitable que dans les controverses qui la constituent, la question de la vérité ou de la fausseté des discours soit toujours en jeu, de même que la question de la justice ou de l’injustice des actions annoncées et réalisées.

Il convient encore de souligner que la reconnaissance de la double nature du pouvoir politique ne signifie pas que la source exclusive de la légitimité politique se réduise au respect sans faille des procédures démocratiquement établies. Bien au contraire, tout ce que j’ai essayé de montrer est que l’exigence de vérité et de justice dans l’action politique est un élément constitutif de la situation dans laquelle s’exerce le pouvoir politique.

Enfin, qu’on me permette de dire, pour clore ces remarques finales, que la limitation des mandats et le système des partis ont été les créations institutionnellement géniales par lesquelles, au cours du xxe siècle, dans les démocraties dites constitutionnelles, ce statut ambigu de la politique a reçu la forme démocratique qui lui convient le mieux, bien qu’elle soit souvent – à mon avis, de manière excessive et injuste – considérée comme insatisfaisante et décevante. Certes, ces mécanismes institutionnels ne garantissent pas l’impartialité républicaine mentionnée dans le titre de ce texte, mais la répétition du cycle électoral est l’extraordinaire ressource pratique qui maintient la répétition et, dans cette mesure, l’élévation constante de la bannière sur laquelle sont inscrites les expressions – bien commun, intérêt public, justice – qui résument l’idéal des démocraties dignes de ce nom.

João Carlos Brum Torres

João Carlos Brum Torres est professeur de philosophie au Brésil (Université fédérale du Rio Grande do Sul – UFRGS, Université de Campinas, Université de Caxias do Sul). Ses travaux de recherche portent en particulier sur la philosophie politique, la théorie de la normativité et l’œuvre de Kant. Auteur de nombreux articles et chapitres d’ouvrages de philosophie, il a notamment publié Valor e Forma do Valor (Símbolo, 1979), Figuras do Estado Moderno (Brasiliense, CNPQ, 1989), Trancendentalismo e Dialética (L&PM, 2004). Il a également dirigé les ouvrages Manual de Ética (2014, ouvrage composé de trente-deux chapitres écrits par des professeurs de philosophie de vingt universités brésiliennes, et dont la préparation et la publication, en 2014, a bénéficié de l’aide de la banque de développement économique et sociale du Brésil (BNDES), appui qui a permis sa distribution gratuite pour 6000 bibliothèques publiques du pays ), O país do futuro e seu destino – Ensaios sobre o Bicentenário do Brasil : 1822-2022 (L&PM, 2022).