L’État de droit et sa vertu.
Pour citer cet article : Joseph Raz, « L'État de droit et sa vertu », traduction inédite par J.-F. Spitz, Droit & Philosophie, « Hors-Série », mis en ligne le 27 mai 2025 [https://www.droitphilosophie.com/articles/l'etat-de-droit-et-sa-vertu.-1986].
L’État de droit et sa vertu
Traduction inédite par Jean-Fabien Spitz
F.A. Hayek a présenté l’une des formulations les plus claires et les plus robustes de l’idéal de l’État de droit : « Une fois débarrassé de ses détails techniques, cet idéal signifie que, dans toutes ses actions, le gouvernement est tenu de procéder selon des règles fixes et annoncées à l’avance, des règles permettant aux individus d’anticiper avec une certitude raisonnable la manière dont l’autorité va user de son pouvoir de contrainte dans des circonstances données, et ainsi de planifier leurs propres affaires sur la base de cette information ». En même temps, la manière dont il tire certaines conclusions de cet idéal illustre l’une des deux erreurs que comporte le traitement contemporain de la doctrine de l’État de droit : le postulat selon lequel cet idéal revêt une importance primordiale. Mon objectif sera d’analyser l’idéal de l’État de droit dans l’esprit de l’énoncé de Hayek cité ci-dessus, tout en montrant que certaines des conclusions qu’il en tire ne peuvent être soutenues de cette manière. Mais nous devons tout d’abord prendre garde de ne pas tomber dans la seconde erreur commise à propos de l’État de droit.
Il n’est pas rare, lorsqu’un idéal s’empare de l’imagination d’un grand nombre de gens, que son nom devienne un slogan utilisé par les partisans d’autres idéaux qui n’ont que peu ou pas de rapport avec l’idéal que ce nom désignait à l’origine. Le destin du mot « démocratie » il n’y a pas si longtemps, et celui de l’expression « vie privée » aujourd’hui, sont deux exemples de ce processus très commun. En 1959, la conférence du Congrès international des Juristes réunie à New Delhi a accordé sa bénédiction officielle à une perversion de ce genre à propos de l’idéal de l’État de droit :
La fonction du législatif dans une société libre régie par l’État de droit est de créer et de maintenir les conditions qui permettront de respecter la dignité de l’homme en tant qu’individu. Cette dignité requiert non seulement la reconnaissance de ses droits civils et politiques mais aussi la mise en place des conditions sociales, économiques, éducatives et culturelles qui sont essentielles au plein développement de sa personnalité.
Le rapport poursuit en mentionnant ou en faisant référence à peu près à l’ensemble des idéaux politiques qui ont été invoqués dans toutes les parties du globe au cours de la période de l’après-guerre.
Si l’État de droit est la suprématie du bon droit, en expliquer la nature revient à proposer une philosophie sociale complète. Mais dans ces conditions, l’expression n’a plus la moindre utilité. Nous n’avons nul besoin de nous convertir à l’idéal de l’État de droit pour découvrir que croire à cet idéal signifie croire que le bien doit triompher. L’État de droit est un idéal politique ; les systèmes juridiques peuvent en porter la marque ou en être dépourvus dans une mesure plus ou moins importante. Ceci est admis par tout le monde. On doit aussi souligner que l’État de droit n’est que l’une des vertus qu’un système juridique peut posséder et par laquelle il convient de le juger. Il ne faut donc le confondre ni avec la démocratie, ni avec la justice, ni avec l’égalité (l’égalité devant la loi ou toute autre forme d’égalité), ni avec les droits humains, ni avec toute autre forme de respect pour les personnes ou pour la dignité humaine. Un système juridique non démocratique, qui serait fondé sur le refus des droits humains, sur la pauvreté de masse, la ségrégation raciale, l’inégalité entre les genres et la persécution religieuse pourrait, en principe, se conformer aux exigences de l’État de droit mieux que n’importe lequel des systèmes juridiques des démocraties éclairées de l’hémisphère occidental. Cela ne signifie pas qu’un tel système serait meilleur que ces démocraties occidentales. Au contraire, il s’agirait d’un système considérablement plus mauvais, mais il s’illustrerait particulièrement par un aspect : sa conformité avec l’État de droit.
Au vu de l’usage indiscriminé de l’expression « État de droit » ces dernières années, il n’est guère surprenant que cette affirmation en alarme plus d’un. Nous avons atteint un stade où aucun puriste ne peut prétendre que la vérité est de son côté ou reprocher aux autres de déformer la notion d’État de droit. Tout ce que je peux dire à l’appui de mon analyse, c’est tout d’abord qu’elle présente une vision cohérente de l’une des vertus essentielles qu’un système juridique doit posséder et, ensuite, qu’elle n’est pas originale, que je ne fais que mettre mes pas dans ceux de Hayek et de bien d’autres qui ont compris l’État de droit d’une manière similaire.
I. L’idée de base
L’expression « État de droit » signifie littéralement ce qu’elle dit : c’est le droit qui gouverne. Prise dans son sens le plus large, elle signifie que les gens doivent obéir à la loi et être gouvernés par elle. Mais dans le contexte de la théorie politique et juridique, l’expression est désormais comprise au sens plus étroit où c’est le gouvernement qui doit être régi par le droit et qui doit y être soumis. Pour désigner l’État de droit en ce sens, on recourt souvent à l’expression de « gouvernement par le droit et non par les hommes ». Mais dès que l’on emploie une formule de ce genre, son obscurité devient manifeste. Il va de soi, en effet, que le gouvernement est toujours en même temps un gouvernement par des hommes et un gouvernement par le droit. On dit que l’État de droit signifie que toute action gouvernementale doit être fondée en droit, qu’elle doit être autorisée par la loi. Mais ceci n’est-il pas une tautologie ? Les actions qui ne sont pas autorisées par la loi ne peuvent pas être les actions du gouvernement en tant qu’il est le gouvernement. De telles actions seraient en effet sans conséquence juridique, et elles seraient souvent illégales.
Il est vrai que nous pourrions élaborer une conception politique du gouvernement qui serait différente de sa conception juridique : le gouvernement comme lieu du pouvoir réel dans la société. C’est en ce sens qu’il est possible de dire que l’Angleterre est gouvernée par la City ou par les syndicats. Dans ce sens du mot « gouvernement », ce n’est pas une tautologie de dire que le gouvernement devrait être fondé sur le droit. Si le syndicat qui « gouverne » le pays viole une loi réglementant les rapports à l’intérieur des entreprises dans le but d’imposer sa volonté au Parlement, ou si le président ou le FBI autorisent des cambriolages ou conspirent pour pervertir le processus judiciaire, on peut dire qu’ils violent l’État de droit. Mais dans ce cas l’expression « État de droit » est utilisée dans son sens originel d’obéissance à la loi. Les gens qui ont du pouvoir, ainsi que les membres du gouvernement, doivent, au même titre que n’importe qui, obéir à la loi. Une telle affirmation est sans aucun doute correcte, mais est-ce qu’elle épuise le sens de l’État de droit ? L’idée d’État de droit possède un contenu plus large que ce qu’autorise cette interprétation en termes de loi et d’ordre. On peut même dire qu’elle a un sens qui excède l’idée que la loi et l’ordre s’appliquent aussi au gouvernement. Dans ce qui suit, je vais postuler que ce qui nous occupe ici, c’est le gouvernement au sens juridique, ainsi que le concept d’État de droit en tant qu’il s’applique au gouvernement et à la loi et qui n’est pas la simple application de l’idée que la loi et l’ordre doivent régner.
Le problème, c’est que nous sommes maintenant revenus à notre question initiale. Si, par définition, le gouvernement est le gouvernement autorisé par la loi, l’État de droit semble se réduire à une tautologie sans contenu et ne plus constituer un idéal politique.
La solution de cette énigme se trouve dans la différence entre le sens professionnel et le sens profane du mot « droit ». Pour le juriste, on a affaire à du droit lorsqu’on a affaire à un énoncé qui remplit les conditions de validité édictées par les règles de reconnaissance du système ou par d’autres règles de ce même système. Ceci inclut la constitution, la législation d’origine parlementaire, les règlements ministériels, les ordres donnés par les policiers, les règlements édictés par les sociétés à responsabilité limitée, les conditions imposées dans les licences commerciales, etc. Pour le profane, le droit n’est qu’une sous-catégorie de cet ensemble de règles. Pour lui, le droit est avant tout un ensemble de lois ouvertes, générales et relativement stables. Le gouvernement par la loi et non par les hommes n’est pas une tautologie lorsque le mot « loi » désigne des lois qui sont générales, ouvertes et relativement stables. En réalité, le danger d’une telle interprétation est que, dans ce cas, l’État de droit formule une exigence trop stricte, une exigence qu’aucun système juridique n’est en mesure de satisfaire et qui ne possède que fort peu de vertu. Il est humainement inconcevable que le droit ne puisse consister qu’en lois générales, et il serait fort peu souhaitable que cela soit le cas. De même que nous avons conjointement besoin du gouvernement par la loi et du gouvernement par les hommes, nous avons également besoin conjointement de lois générales et de lois particulières pour remplir les tâches pour lesquelles le droit nous est nécessaire.
La doctrine de l’État de droit ne nie pas que tout système juridique doive comporter à la fois des règles générales, ouvertes et stables (ce qui est le concept ordinaire du droit) et des lois particulières (des ordres légaux) qui sont un outil essentiel dans les mains de l’exécutif comme dans celles du judiciaire. Comme nous le verrons, ce que la doctrine exige, c’est la soumission de ces lois particulières à celles qui sont générales, ouvertes et stables. L’un des principes essentiels de la doctrine est que la confection de ces lois particulières doit être guidée par des règles générales qui soient ouvertes et relativement stables.
Ce principe montre comment le slogan « État de droit et non gouvernement des hommes » peut être compris comme un idéal politique doué de sens. Cependant, ce principe n’épuise pas le sens de l’État de droit et, par lui-même, il ne met pas en lumière les raisons pour lesquelles cet idéal est considéré comme important. Revenons donc au sens littéral de l’État de droit. Celui-ci a deux aspects : (a) que les individus doivent être gouvernés par la loi et y obéir et (b) que la loi doit être telle que les individus puissent être en mesure d’être guidés par elle. Comme nous l’avons remarqué plus haut, c’est le second aspect qui nous intéresse, à savoir que la loi soit susceptible d’être obéie. Une personne se conforme à la loi dans la mesure où elle ne la viole pas. Mais elle n’obéit à la loi que si une partie des raisons qu’elle a de s’y conformer réside dans la connaissance qu’elle a de la loi. Par conséquent, si la loi doit être obéie, elle doit être capable de guider la conduite de ceux qui y sont assujettis. Elle doit être telle que ces derniers puissent en prendre connaissance et s’y conformer.
Cette intuition est le fondement dont dérive la doctrine de l’État de droit : la loi doit être en mesure de guider la conduite de ceux qui y sont assujettis. Il est clair que cette conception de l’État de droit est une conception formelle. Elle ne dit rien de la manière dont la loi doit être faite, que ce soit par des tyrans, des majorités démocratiques, ou d’une tout autre manière. Elle ne dit rien des droits fondamentaux, ni de l’égalité ou de la justice. On pourrait même penser qu’une conception de ce genre est formelle au sens où elle est pratiquement dépourvue de contenu. Ceci est loin d’être vrai. En réalité, la majeure partie des exigences associées à l’État de droit – avant que cette expression n’en vienne à signifier l’ensemble des vertus qu’un État peut posséder – peuvent être dérivées de cette seule idée de base.
II. Quelques principes
La validité et l’importance d’un grand nombre de principes susceptibles d’être dérivés de l’idée de base de l’État de droit dépendent du contexte spécifique des différentes sociétés. Il serait vain d’essayer de les énumérer tous, mais certains des plus importants peuvent être mentionnés :
1) Toutes les lois doivent se rapporter à l’avenir, elles doivent être ouvertes et claires. Il n’est pas possible d’être guidé par une loi rétroactive, par une loi qui n’existe pas au moment de l’action. Parfois, on peut savoir avec certitude qu’une loi rétroactive sera votée. Lorsque c’est le cas, la rétroactivité ne contredit pas l’État de droit (bien qu’une telle rétroactivité soit critiquable sur d’autres fondements). La loi doit être ouverte et correctement diffusée. Si elle est censée guider les individus, ceux-ci doivent être en mesure d’en prendre connaissance. Pour cette même raison, son sens doit être clair. Une loi qui est ambiguë, vague, obscure ou imprécise a de grandes chances d’induire en erreur ou d’égarer au moins certains de ceux qui désirent se mettre sous sa conduite.
2) Les lois doivent être relativement stables. Elles ne doivent pas être modifiées trop souvent. Si elles sont fréquemment modifiées, les gens vont avoir du mal à en connaître le contenu et ils craindront constamment que la loi ait été modifiée depuis la dernière fois qu’ils se sont informés de ce qu’elle contenait. Un fait plus important encore est que les gens ont besoin de connaître la loi non seulement pour prendre des décisions à court terme (où puis-je garer ma voiture, quelle est la quantité d’alcool que je peux acheter hors taxe), mais aussi pour planifier à long terme. La connaissance des caractéristiques générales des lois fiscales et de la législation sur les entreprises – et parfois même la connaissance détaillée de leur contenu – est souvent importante pour élaborer des programmes d’activités d’affaires qui ne porteront leurs fruits que des années après. La stabilité est essentielle si les gens doivent être guidés par la loi dans leurs décisions à long terme.
Ce principe permet d’illustrer trois points importants. En premier lieu, la conformité à l’État de droit est souvent une question de degré, non seulement lorsque nous parlons de cette conformité à propos du système juridique dans son ensemble, mais aussi lorsqu’il s’agit de la conformité certaines lois spécifiques. Une loi est rétroactive ou bien elle ne l’est pas, mais elle peut être plus ou moins claire, plus ou moins stable, etc. Il convient cependant de rappeler qu’en affirmant que la conformité aux principes est une question de degré, on ne prétend pas dire que ce degré de conformité est susceptible d’être quantitativement mesuré en comptant le nombre de violations, ou toute autre méthode de ce type. Certaines violations sont pires que d’autres. Certaines enfreignent les principes d’une manière seulement formelle et sans porter atteinte à l’esprit même de la doctrine. En second lieu, les principes de l’État de droit concernent essentiellement le contenu et la forme de la loi (elle doit se rapporter à l’avenir, être claire, etc.), mais pas exclusivement. Ils concernent aussi la manière dont le gouvernement est exercé, au-delà de ce qui est ou peut être utilement prescrit par la loi. L’exigence de stabilité ne peut pas être utilement assujettie à une complète régulation juridique. Cela relève dans une large mesure de la sagesse de la politique du gouvernement. En troisième lieu, bien que l’état de droit concerne avant tout les citoyens privés en tant qu’ils sont assujettis à des devoirs, ainsi que les agences gouvernementales dans l’exercice de leurs pouvoirs (ce point est abordé plus largement ci-dessous), il concerne aussi l’exercice des pouvoirs privés. Les règles conférant des pouvoirs sont destinées à guider la conduite et, si elles doivent être capables de remplir efficacement cette fonction, elles doivent être conformes à la doctrine de l’État de droit.
3) La confection de lois particulières (des ordres légaux spécifiques) doit être guidée par des règles ouvertes, stables, claires et générales. On suppose parfois que l’exigence de généralité fait partie de l’essence de l’État de droit. Cette idée provient (comme nous l’avons remarqué plus haut) d’une interprétation littérale de l’expression « État de droit », dans laquelle le mot « droit » est compris en son sens profane, c’est-à-dire réservé à des lois qui sont générales, stables et ouvertes. Cette même idée est également étayée par la conviction que l’État de droit est particulièrement pertinent en matière de protection de l’égalité et que l’égalité est liée à la généralité de la loi. Cette dernière conviction est erronée, comme nous l’avons déjà remarqué. La discrimination en matière raciale, religieuse ou autre est non seulement compatible avec des lois générales, mais elle est souvent institutionnalisée par des lois ayant cette caractéristique. La conception formelle de l’État de droit que je défends ne rejette pas les ordres légaux spécifiques à partir du moment où ceux-ci sont stables, clairs, etc. Mais, évidemment, les agences gouvernementales ont recours aux ordres légaux spécifiques pour introduire une certaine flexibilité dans le droit. Un agent de police qui régule la circulation automobile, une autorité publique qui délivre une licence sous certaines conditions, et d’autres autorités de ce type, sont parmi les éléments les plus éphémères du droit. Leur action rend plus difficile, pour les individus, de planifier leur avenir sur la base de la connaissance qu’ils ont de la loi. Dans une large mesure, cette difficulté est surmontée lorsque les lois spécifiques qui n’ont qu’un statut éphémère ne sont édictées que dans un contexte de lois générales plus durables et qui imposent des limites à l’imprévisibilité qui découle de l’existence de ces ordres spécifiques.
Deux types de lois générales déterminent ce contexte où les lois particulières doivent être édictées. Il s’agit, d’une part, des lois conférant les pouvoirs nécessaires pour édicter des ordres valides et, d’autre part, de celles qui prescrivent aux titulaires de ces pouvoirs la manière dont ils doivent exercer ces pouvoirs. Les deux types de lois sont également importants pour créer un contexte stable où peuvent être édictés des ordres légaux spécifiques.
Il est clair que des considérations du même genre sont applicables aux règles légales qui sont générales mais qui ne satisfont pas à l’exigence de stabilité. Ces règles, elles aussi, doivent être limitées afin de se conformer à un contexte stable. C’est de là que vient l’exigence qui veut que la plus grande part du processus de législation de rang administratif s’opère en conformité avec les règles fondamentales détaillées inscrites dans les lois contextuelles. Il est cependant essentiel de ne pas confondre cet argument avec les arguments démocratiques en faveur de l’idée que les assemblées populaires élues doivent exercer un strict contrôle sur l’œuvre législative des institutions non élues. Il se peut que ces arguments additionnels soient valides, mais ils n’ont aucun rapport avec l’État de droit et, quoiqu’ils puissent dans certains cas renforcer les arguments formulés en termes d’État de droit, ils peuvent aussi, dans d’autres cas, étayer des conclusions distinctes et qui seraient même en contradiction avec l’État de droit.
4) L’indépendance du pouvoir judiciaire doit être garantie. Il est dans la nature des systèmes juridiques nationaux d’instituer des corps judiciaires auxquels incombe, entre autres choses, l’obligation d’appliquer la loi aux cas qui sont portés devant eux, et dont les jugements et conclusions à propos des mérites de ces cas sont définitifs. Comme pratiquement n’importe quel litige, dépendant de n’importe quel texte législatif, peut être jugé de manière définitive par un tribunal, il est évident qu’il serait futile, pour un individu, de fonder ses propres actions sur la loi si, au moment où la chose vient en jugement, les tribunaux n’appliquaient pas la loi et agissaient pour des raisons entièrement différentes. On pourrait formuler ce point d’une manière encore plus vigoureuse. Dans la mesure où le jugement du tribunal établit ce qu’est le droit dans l’affaire portée à sa connaissance, les parties en présence ne peuvent être guidées par la loi que si le juge applique lui-même la loi de manière correcte. Autrement, les individus ne pourraient être guidés que par leurs intuitions sur ce que le tribunal va probablement décider, et de telles intuitions ne seront pas fondées sur la loi mais sur des considérations différentes.
Les règles portant sur l’indépendance du judiciaire – la méthode de nomination des juges, les garanties d’inamovibilité dont ils jouissent, la détermination de leurs salaires et d’autres conditions de leurs fonctions – sont destinées à garantir qu’ils seront libres de toute pression externe et indépendants par rapport à toute autorité autre que celle de la loi. Ces règles sont par conséquent essentielles à la préservation de l’État de droit.
5) Les principes de la justice naturelle doivent être observés. Des auditions ouvertes et équitables, l’absence de partialité, et autres conditions de ce genre sont évidemment indispensables à l’application correcte de la loi et par conséquent, en vertu des mêmes considérations que celles qui ont été mentionnées plus haut, à la capacité de celle-ci à guider l’action.
6) Les tribunaux doivent avoir des pouvoirs des contrôles sur l’application des autres principes. Ceci inclut le pouvoir de contrôler l’œuvre législative – aussi bien celle du parlement que celle des instances subordonnées – ainsi que l’action de l’administration. Mais, en soi, ce pouvoir de contrôle est limité, et il se borne à garantir la conformité à l’État de droit.
7) Les tribunaux doivent être facilement accessibles. Au vu du rôle essentiel des tribunaux dans la garantie de l’État de droit (voir les principes 4 et 6), il est à l’évidence particulièrement important qu’ils soient accessibles. La longueur des délais et les coûts excessifs peuvent très efficacement transformer la loi la plus éclairée en lettre morte et frustrer les individus de toute possibilité réelle de conduire leurs propres actions en fonction de la loi.
8) Le pouvoir discrétionnaire des agences chargées de la prévention des crimes ne doit pas pouvoir pervertir la loi. Les actions des tribunaux sont susceptibles de subvertir la loi, mais c’est aussi le cas de la police et des autorités chargées de poursuivre les crimes. Le parquet ne doit pas, par exemple, pouvoir décider de ne pas poursuivre certains crimes, ou les crimes commis par certaines catégories de criminels. La police ne doit pas pouvoir employer ses ressources de manière à s’abstenir de tout effort pour prévenir et découvrir certains crimes ou pour poursuivre certaines catégories de criminels.
Cette liste est très incomplète. On pourrait mentionner d’autres principes, et ceux dont j’ai fait état doivent être exposés d’une manière plus détaillée et mieux étayés (pourquoi par exemple – c’est ce qu’exige le sixième principe – est-ce que ce sont les tribunaux, et non une autre instance, qui doivent avoir pour mission de contrôler la conformité à l’État de droit). En dressant cette liste, mon objectif était seulement d’illustrer le pouvoir et la fécondité de la conception formelle de l’État de droit. Nous devons cependant nous rappeler que, en dernière analyse, la doctrine repose sur l’idée fondamentale selon laquelle la loi doit être en mesure de guider nos actions de manière efficace. Les principes ne valent pas par eux-mêmes. Ils doivent constamment être interprétés à la lumière de l’idée fondamentale.
Les huit principes dont j’ai dressé la liste se répartissent en deux groupes. Les principes 1 à 3 exigent que la loi soit conforme à des critères destinés à lui permettre de guider efficacement notre action. Les principes 4 à 8 ont pour but de garantir que le mécanisme juridique d’application de la loi ne prive pas celle-ci, en raison d’une application pervertie, de sa capacité à nous guider, et qu’il demeure capable de contrôler la conformité à l’État de droit et de fournir des remèdes efficaces en cas de déviation par rapport à cet idéal. Tous les principes concernent directement le système et la méthode du gouvernement dans des domaines qui relèvent directement de l’État de droit. Il est inutile de préciser que, dans la vie de la communauté, il existe de nombreux autres aspects susceptibles de renforcer ou au contraire d’affaiblir l’État de droit par des voies plus indirectes. Par exemple, une presse libre dirigée par des gens soucieux de défendre l’État de droit apporte une assistance précieuse à la préservation de celui-ci ; inversement, une presse muselée ou dirigée par des gens aspirant à détruire l’État de droit constitue une menace pour ce dernier. Mais nous n’avons pas besoin de nous occuper ici de ces influences plus indirectes.
III. La valeur de l’État de droit
L’un des mérites de la doctrine de l’État de droit que je défends est justement qu’il existe un grand nombre de valeurs qui ne sont pas promues par cet idéal. La conformité à l’État de droit est une des vertus d’un système juridique, mais ce n’est que l’une des nombreuses vertus qu’un tel système doit posséder. Dès lors, il est encore plus important d’être au net sur les valeurs que l’État de droit promeut en fait.
On oppose souvent – à juste titre – l’État de droit au pouvoir arbitraire. La notion de pouvoir arbitraire est plus large que celle d’État de droit. Plusieurs formes de pouvoir arbitraire sont en effet compatibles avec l’État de droit. Un gouvernant peut par exemple favoriser des règles générales fondées sur ses caprices ou sur son propre intérêt sans porter atteinte à l’état de droit. Toutefois, il est certain que nombre des manifestations les plus communes du pouvoir arbitraire vont à l’encontre de l’État de droit. Un gouvernement soumis à l’État de droit ne peut par exemple modifier la loi de manière rétroactive, ni le faire de manière inopinée ou en secret toutes les fois que cela sert ses objectifs. Le seul domaine dans lequel l’État de droit exclut toute forme de pouvoir arbitraire, c’est la fonction par laquelle le judiciaire est chargé d’appliquer la loi, puisque les tribunaux ont l’obligation de n’être soumis qu’à la loi, et de se conformer à des procédures très strictes. La contrainte que l’État de droit impose à la confection de lois particulières, et par conséquent aux pouvoirs de l’exécutif, n’est pas moins importante. L’usage arbitraire du pouvoir pour des motifs d’enrichissement personnel, de vengeance privée ou de favoritisme, se manifeste le plus souvent dans la confection d’ordres légaux particuliers. De telles possibilités sont sévèrement limitées par le strict respect de l’État de droit.
La notion de « pouvoir arbitraire » est une notion difficile. Nous n’avons aucune raison de l’analyser ici. Il semble cependant que, lorsqu’un pouvoir agit, son action n’est arbitraire que si elle est indifférente à la question de savoir si elle sert des objectifs qui sont seuls en mesure de justifier l’emploi d’un tel pouvoir, ou si elle s’accompagne de la conviction qu’elle ne servira pas de tels objectifs. La nature des objectifs auxquels il est fait ici allusion varie selon la nature du pouvoir dont il est question. Une telle définition représente le pouvoir arbitraire comme un concept subjectif. Tout dépend de l’état d’esprit dans lequel sont les hommes au pouvoir. En tant que tel, l’État de droit ne porte pas directement sur l’étendue du pouvoir arbitraire. Mais autour de ce cœur subjectif, la notion de pouvoir arbitraire a vu se développer un pourtour objectif résistant. Dans la mesure où tout le monde est convaincu qu’il est mal d’utiliser un pouvoir public à des fins privées, tout usage de ce genre est en soi un exemple d’utilisation arbitraire du pouvoir. Comme nous l’avons vu, l’État de droit contribue à tenir en lisière de telles formes de pouvoir arbitraire.
Mais il y a d’autres raisons d’accorder de la valeur à l’État de droit. Nous accordons de la valeur à notre capacité à choisir des styles et des formes de vie, à nous fixer des objectifs à long terme et à diriger effectivement notre existence pour les atteindre. Notre capacité à faire cela dépend de l’existence d’un contexte stable et garanti où notre existence et nos actions puissent se déployer. La loi peut nous aider à nous garantir de tels points de référence fixes de deux manières distinctes : (1) en stabilisant les rapports sociaux qui, sans le concours de la loi, pourraient se désintégrer ou se développer de manière erratique et imprévisible ; (2) par une politique d’auto-contrainte destinée à faire en sorte que la loi elle-même constitue un fondement stable et assuré permettant aux individus de construire leurs plans. Ce second aspect est l’objet de l’État de droit.
Cette seconde vertu de l’État de droit est souvent assimilée, en particulier par Hayek, à la protection de la liberté individuelle. C’est vrai, au sens où la liberté est comprise comme capacité effective de choisir entre un aussi grand nombre d’options que possible. La prévisibilité de notre environnement accroît notre capacité d’agir. Si c’est ainsi que nous comprenons la liberté, tout va bien. Mais il est important de rappeler que ce sens du concept de liberté diffère de ce que nous entendons ordinairement par la liberté politique. La liberté politique comprend en effet : (1) l’interdiction de certaines formes de comportement qui interfèrent avec la liberté personnelle et (2) des limites imposées aux pouvoirs des autorités publiques de manière à réduire au minimum les interférences avec la liberté personnelle. La définition des actes criminels à l’encontre des personnes est un exemple du premier type de protection de la liberté personnelle, tandis que l’incapacité du gouvernement à restreindre la liberté de mouvement est un exemple de la seconde forme de protection. C’est en rapport avec la liberté politique prise en ce sens que les droits constitutionnellement garantis ont une grande importance. L’État de droit peut représenter encore une autre manière de protéger la liberté personnelle. Mais il est sans effet sur l’existence des sphères d’action qui sont à l’abri de l’interférence du gouvernement, et il est compatible avec de grossières violations des droits humains.
Mais il y a un fait plus important que ces deux considérations, c’est que le respect de l’État de droit est indispensable si l’on veut que la loi respecte la dignité humaine. Respecter la dignité humaine exige de traiter les individus humains comme des personnes capables de planifier et de projeter leur avenir. Le respect de la dignité humaine inclut par conséquent le respect de l’autonomie des individus, leur droit de contrôler leur avenir. Le contrôle qu’une personne exerce sur sa vie n’est jamais complet, mais il peut être incomplet de plusieurs manières distinctes. Il se peut que la personne ignore les options qui lui sont ouvertes, ou qu’elle soit incapable de décider quoi faire, qu’elle soit incapable de réaliser ses choix, ou que ses tentatives pour les réaliser échouent ; elle peut aussi ne pas avoir le moindre choix (ou du moins aucun choix qui ait quelque valeur). Toutes ces formes d’échec peuvent survenir pour des causes naturelles, ou en raison des limites du caractère ou des capacités de la personne en question.
Il existe naturellement bien d’autres manières dont l’action d’une personne peut affecter la vie d’une autre. Seules certaines de ces interférences constituent des atteintes à la dignité ou une violation de l’autonomie de la personne ainsi affectée. Ces atteintes peuvent se répartir en trois classes : les insultes, la réduction en servitude, et la manipulation (j’utilise ces deux derniers termes en un sens un peu particulier). Une insulte porte atteinte à la dignité d’une personne si elle consiste à nier que cette personne soit autonome, si elle implique une telle négation, ou si elle consiste à nier que cette personne mérite d’être traitée comme une personne autonome. Une action réduit une autre personne en servitude si, en manipulant son environnement, elle ne lui laisse en pratique plus aucune option (il peut s’agir d’une servitude durable, comme dans le cas de l’esclavage, mais j’inclus ici le fait de contraindre une autre personne à agir d’une certaine manière dans une certaine occasion). Enfin, on manipule une personne en modifiant intentionnellement ses goûts, ses croyances ou sa capacité à agir et à prendre des décisions. La manipulation – en d’autres termes – est la manipulation de la personne, c’est-à-dire des facteurs qui lui sont inhérents et qui sont pertinents pour son autonomie. Réduire en servitude consiste en revanche à éliminer tout contrôle en modifiant des facteurs extérieurs à la personne.
La loi peut violer la dignité des individus de multiples façons. Le respect de l’État de droit ne garantit en rien que de telles violations ne se produisent pas. Mais il est clair que le non-respect délibéré de l’État de droit viole la dignité humaine. C’est la fonction de la loi de guider l’action humaine en affectant les options dont disposent les individus. La loi peut par exemple instituer l’esclavage sans violer l’État de droit. Mais la violation délibérée de l’État de droit viole la dignité humaine. La violation de l’État de droit peut prendre deux formes. Elle peut soit engendrer l’incertitude, soit frustrer ou décevoir les anticipations. Le premier effet se produit lorsque la loi ne permet pas aux gens de prévoir les développements à venir ou de former des anticipations précises (comme dans les cas où la loi est vague et dans la plupart des cas où elle permet un vaste pouvoir discrétionnaire). La frustration des anticipations se produit lorsque l’apparence de stabilité et de certitude qui encourage les individus à faire confiance à la loi existante pour planifier leurs actions est rompue par une législation rétroactive ou par le fait que l’application normale de la loi est entravée. L’incertitude est un mal parce qu’elle donne l’occasion au pouvoir arbitraire de s’exercer, et parce qu’elle limite la capacité des individus à planifier leur avenir. La frustration des anticipations est un mal encore plus important. Outre les dommages concrets dont elle est la cause, elle porte atteinte à la dignité parce qu’elle exprime un manque de respect pour l’autonomie des individus. Dans des cas de ce genre, la loi encourage l’action autonome pour, ensuite, frustrer les individus de la possibilité d’atteindre leurs objectifs. Lorsqu’une telle frustration est la conséquence d’une action humaine ou de l’action des institutions sociales, elle est l’expression d’un manque de respect. Elle a souvent l’allure d’un piège : les individus sont encouragés à se fier en toute bonne foi à la loi et, ensuite, l’assurance qui leur avait été donnée leur est retirée, en sorte que la confiance même qu’ils avaient mise dans la loi devient pour eux une cause de dommage. Un système juridique qui respecte l’État de droit d’une manière générale traite les individus comme des personnes au moins au sens où il tente de guider leur conduite en affectant le contexte dans lequel ils agissent. Il présuppose donc qu’ils sont des créatures rationnelles et autonomes, et il tente d’affecter leurs actions et leurs habitudes en affectant leurs délibérations.
Se conformer à l’État de droit est une question de degré. Le respect absolu est impossible (une certaine imprécision est inévitable) et il n’est pas souhaitable de s’y conformer le plus complètement possible (lorsque l’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire soumis à un contrôle, cela vaut mieux que si elle n’en possède aucun). On admet en général qu’il convient de priser au plus haut point la conformité avec l’État de droit. Mais il convient de ne pas accorder de la valeur à l’État de droit sans aucun examen, ni de l’affirmer de manière aveugle. Lorsqu’on démêle les différentes valeurs promues par l’État de droit, cela nous aide à évaluer de manière intelligente les enjeux des différentes violations possibles ou réelles de cet État de droit. Certaines de ces violations sont des insultes à la dignité humaine, donnent libre cours au pouvoir arbitraire, frustrent les anticipations, et réduisent à rien la capacité de planification des individus. D’autres violations ne causent que certains de ces inconvénients. Les maux liés aux différentes violations de l’État de droit ne sont pas toujours les mêmes, malgré le fait que la doctrine de cet État de droit soit fondée sur le noyau solide que constitue l’idée fondamentale qui le définit.
IV. L’État de droit et son essence
Lon Fuller a affirmé que les principes de l’État de droit énumérés par lui sont essentiels à l’existence du droit. Si cette thèse est vraie, elle est cruciale pour notre compréhension non seulement de l’État de droit mais aussi du rapport entre le droit et la morale. J’ai traité de l’État de droit en tant qu’idéal, en tant que norme à laquelle la loi doit se conformer mais qu’elle peut et doit aussi, à certains moments, violer de la manière la plus radicale et la plus systématique. Tout en admettant que des déviations par rapport à l’État de droit puissent se produire, Fuller nie qu’elles puissent être radicales ou complètes. Un système juridique, selon lui, doit nécessairement se conformer à l’État de droit dans une certaine mesure. S’appuyant sur cette affirmation, il conclut qu’il existe un lien essentiel entre le droit et la morale. Le droit est nécessairement moral, au moins sous certains aspects.
Certes, il est vrai que la plupart des principes énumérés dans la section II ci- dessus ne peuvent être radicalement violés par quelque système juridique que ce soit. Les systèmes juridiques sont fondés sur des institutions judiciaires. Or il ne saurait exister d’institutions, de quelque genre que ce soit, si elles ne sont pas établies par des règles générales. Une norme spécifique peut autoriser un pouvoir de jugement dans un litige particulier, mais aucun ensemble de normes particulières ne peut établir une institution. De même, des lois rétroactives ne peuvent exister que parce qu’il existe des institutions qui les font appliquer. Ceci implique qu’il doit exister, si l’on veut que ces lois rétroactives soient valides, des lois tournées vers l’avenir exigeant que ces institutions appliquent ces lois rétroactives. Dans la terminologie de la théorie de H. L. A. Hart, on peut dire que certaines au moins des règles de reconnaissance et de jugement de tout système juridique doivent être générales et tournées vers l’avenir. Bien entendu, elles doivent aussi être claires si l’on veut qu’elles aient du sens.
Il est clair que la mesure dans laquelle la généralité, la clarté, l’orientation vers le futur, etc., sont essentielles au droit se situe à un degré minimum, et qu’elle est compatible avec des violations grossières de l’État de droit. Mais les considérations du genre de celles que nous venons de mentionner ne suffisent-elles pas à établir que tout système juridique inclut au moins une certaine valeur morale ? Je pense que ce n’est pas le cas. L’État de droit est essentiellement une valeur négative. La loi crée inévitablement un risque de pouvoir arbitraire et l’État de droit est destiné à réduire au minimum le risque ainsi créé par le droit lui-même. De la même manière, la loi peut être instable, obscure, rétrospective, etc., et violer en ce sens la dignité et la liberté des individus. L’État de droit est également destiné à prévenir un tel danger. L’État de droit est ainsi une vertu négative en deux sens distincts : le respect de cet État de droit ne cause aucun bien sinon parce qu’il prévient certains maux, et les maux qu’il permet de prévenir sont des maux qui ne peuvent être causés que par la loi elle-même. Il est donc analogue à l’honnêteté quand cette vertu est interprétée comme le fait de ne pas tromper (je ne nie pas que l’honnêteté soit normalement comprise en un sens plus large incluant également d’autres actions et inclinations qui sont vertueuses). Le bien de l’honnêteté n’inclut pas le bien consistant à communiquer entre les individus, parce que l’honnêteté est compatible avec un refus de communiquer. Le bien qu’elle contient réside exclusivement dans le fait d’éviter le mal consistant à tromper autrui, lorsqu’une telle tromperie serait le fait non pas d’autres personnes mais de la personne honnête elle-même. Par conséquent seule une personne susceptible de tromper peut être honnête. Une personne qui n’est pas susceptible de communiquer ne peut pas prétendre avoir le moindre mérite si elle est honnête. Et une personne qui, par ignorance ou par incapacité, n’est pas en mesure d’en tuer une autre en l’empoisonnant ne mérite pas que cette abstention soit portée à son crédit. De la même manière, le fait que la loi ne puisse pas autoriser l’usage arbitraire de la force ou la violation de la liberté et de la dignité parce qu’elle ne peut pas être entièrement dépourvue de généralité, d’orientation vers l’avenir ou de clarté, n’est pas à porter au crédit de la loi elle-même. Cela signifie seulement qu’il y a certains types de maux dont la loi ne peut pas être la cause. Mais cette caractéristique n’est pas une vertu de la loi, pas plus que l’incapacité de commettre un viol ou un meurtre n’est une vertu de la loi (laquelle peut seulement autoriser de telles actions).
La tentative de Fuller pour établir un lien nécessaire entre le droit et la morale est un échec. Dans la mesure où le respect de l’État de droit est une vertu morale, il s’agit d’un idéal qui doit devenir réalité mais qui peut aussi ne pas y réussir. Il existe cependant un autre argument qui établit un lien essentiel entre la loi et l’État de droit, même s’il ne garantit pas que la loi possède la moindre vertu. Le respect de l’État de droit est essentiel pour atteindre les objectifs que la loi se propose d’atteindre. Cet énoncé doit cependant être nuancé. Nous pouvons en effet diviser les objectifs qu’une loi se propose d’atteindre en deux ensembles : d’une part ceux qui sont atteints lorsque les individus se conforment à la loi en elle-même et, d’autre part, les effets dont la loi cherche à garantir la réalité, et qui sont les conséquences plus lointaines du fait que les individus se conforment à la loi ou du fait que l’existence de cette loi est connue d’eux. Ainsi, une loi qui interdit la discrimination raciale dans le recrutement des fonctionnaires a pour objectif immédiat l’établissement de l’égalité raciale dans l’embauche, la promotion et les conditions de service des employés du gouvernement (parce que la discrimination constitue une violation de la loi). Mais son objectif indirect peut très bien être d’améliorer les relations raciales dans le pays d’une manière générale, de prévenir des menaces ou des grèves de la part des syndicats, ou de mettre un terme à la baisse de popularité du gouvernement.
Le respect de l’État de droit ne facilite pas toujours la réalisation des objectifs indirects de la loi, mais il est essentiel à la réalisation de ses objectifs immédiats. Ces derniers sont atteints grâce à un respect de la loi qui est assuré (sauf accident) par le fait que les individus prennent note de l’existence de la loi et règlent leur conduite en conséquence. Par conséquent, si l’on ne veut pas que la loi échoue à atteindre ses objectifs immédiats, elle doit être capable de guider la conduite humaine, et plus elle se conforme aux principes de l’État de droit plus elle en est capable.
Dans la section II, nous avons vu que la conformité à l’État de droit était l’une des nombreuses vertus que la loi devait posséder. Les considérations que nous venons d’évoquer montrent que l’État de droit n’est pas seulement une vertu morale, mais que c’est une condition nécessaire pour que la loi puisse contribuer à l’atteinte d’un bien, quel qu’il soit. Bien entendu, la conformité à l’État de droit permet aussi à la loi de servir des objectifs pervers. Mais cela ne démontre pas qu’il ne s’agit pas d’une vertu, tout comme le fait qu’un couteau bien aiguisé peut être utilisé pour blesser ne démontre en rien que le fait d’être bien aiguisé ne soit pas, pour un couteau, une qualité qui produise un bien. Cela montre tout au plus que, du point de vue des considérations dont nous sommes en train de parler, il ne s’agit pas d’un bien moral. Pour un couteau, être bien aiguisé est un bien essentiel. Un bon couteau est un couteau qui, entre autres choses, est bien aiguisé. De même, la conformité avec l’État de droit est une valeur qui est inhérente aux lois, et c’est même leur valeur inhérente la plus importante. Il est de l’essence de la loi de guider la conduite grâce à des règles et à des tribunaux chargés de les appliquer. L’État de droit est donc la marque d’excellence spécifique de la loi. Dans la mesure où la conformité à l’État de droit est une vertu de la loi elle-même, de la loi en tant qu’elle est une loi et sans égard aux objectifs qu’elle cherche à promouvoir, il est tout à fait compréhensible et correct de concevoir que l’État de droit soit au nombre des quelques vertus de la loi qui relèvent de la responsabilité particulière des tribunaux et des juristes professionnels.
Considérer l’état de droit comme la vertu essentielle ou spécifique de la loi est la conséquence d’une conception instrumentale de la loi. La loi n’est pas seulement un fait de la vie. C’est une forme d’organisation sociale qui doit être utilisée de manière adéquate et pour les buts appropriés. C’est un outil entre les mains des hommes, mais il diffère de beaucoup d’autres outils par sa versatilité, par sa capacité à être utilisé pour une grande variété de buts appropriés. Comme pour beaucoup d’autres outils, machines ou instruments, une chose n’en fait pas partie si elle ne possède pas au moins une certaine capacité à accomplir sa fonction. Un couteau n’est pas un couteau à moins d’être capable de couper. Pour que le droit soit du droit, il doit avoir la capacité de guider les conduites, même si c’est de manière inefficace. Comme d’autres instruments, le droit possède une vertu spécifique qui est moralement neutre parce qu’elle est neutre par rapport à la fin en vue de laquelle l’instrument est utilisé. Cette vertu spécifique, c’est l’efficacité, c’est la vertu de l’instrument en tant qu’instrument. Dans le cas de la loi, cette vertu est l’État de droit. Par conséquent, l’État de droit est une vertu essentielle de la loi, mais ce n’est pas une vertu morale en tant que telle.
Le statut spécifique de l’État de droit ne signifie pas que le fait de se conformer à cet idéal n’ait aucune importance du point de vue moral. Indépendamment du fait que la conformité avec l’État de droit est aussi une vertu morale, c’est une exigence morale lorsqu’elle est nécessaire pour permettre au droit de remplir des fonctions socialement utiles, de la même manière qu’il est moralement important de produire un couteau qui coupe bien lorsque cela est requis pour atteindre un objectif moral. Dans le cas de l’État de droit, cela signifie qu’il possède une grande valeur morale dans la quasi-totalité des cas.
V. Quelques pièges
La valeur indubitable de la conformité à l’État de droit ne doit cependant pas nous conduire à en exagérer l’importance. Nous avons vu que Hayek en notait à juste titre l’importance pour la protection de la liberté. Nous avons également vu que l’État de droit, par lui-même, n’assurait pas une protection suffisante de la liberté. Considérons cependant la thèse de Hayek. Il débute par un énoncé pompeux qui, inévitablement, le mène à des attentes excessives :
La conception de la liberté sous l’autorité du droit (freedom under law), qui est le souci capital de ce livre, repose sur cette affirmation : lorsque nous obéissons à des lois, entendues comme des règles abstraites, générales, indépendantes des cas particuliers, nous ne sommes pas assujettis à la volonté d’un autre, et donc nous sommes libres. C’est parce que le législateur ne sait rien des cas particuliers auxquels s’appliqueront ses règles, et parce que le juge qui les fait respecter n’a pas le moindre choix lorsqu’il tire les conclusions qui découlent du corps existant de lois ainsi que des données de fait de l’affaire qu’il juge, qu’il est possible de dire que ce sont les lois et non pas les hommes qui gouvernent…. Tout comme la vraie loi ne doit pas nommer de particuliers, elle doit tout spécialement s’abstenir de designer des personnes ou des groupes de personnes spécifiques.
Mais ensuite, conscient de l’absurdité laquelle conduit ce texte, il modifie son approche tout en continuant d’essayer de présenter l’État de droit comme la garantie suprême de la liberté :
Exiger qu’une règle soit générale pour être une vraie loi n’implique pas qu’on s’interdise de faire des règles spéciales pour différentes catégories de gens, si ces règles renvoient à des propriétés que seuls possèdent les gens concernés. Il peut y avoir des règles qui ne s’appliquent qu’aux femmes, aux aveugles, ou aux personnes âgées. (Dans la plupart des cas, il ne serait même pas nécessaire de nommer la catégorie visée : par exemple, seule une femme peut être violée ou enceinte). De telles distinctions ne sont pas arbitraires, elles ne soumettent pas un groupe à un autre si elles sont considérées comme justifiées par les membres du groupe tout autant que par les non-membres. Cela n’implique pas que le caractère souhaitable de la distinction doive faire l’unanimité, seulement que l’opinion des individus ne doit pas dépendre de leur appartenance ou de leur non-appartenance au groupe considéré.
Mais, ici, l’État de droit se transforme pour inclure une forme de gouvernement par consentement, et c’est alors cette caractéristique qui est censée garantir la liberté. C’est une pente glissante qui conduit à l’assimilation de l’État de droit avec un régime gouverné par de bonnes lois.
L’objection essentielle de Hayek porte sur l’interférence du gouvernement dans l’économie :
Il nous faut maintenant tourner notre attention vers les mesures gouvernementales que l’État de droit interdit par principe parce qu’elles ne peuvent pas être exécutées en appliquant simplement des règles générales, mais impliquent nécessairement une discrimination arbitraire entre des personnes. Les mesures les plus importantes ici sont les décisions concernant l’autorisation d’exercer une activité ou de vendre un service ou une marchandise à un prix et en une quantité donnée – autrement dit, les mesures visant à régir l’accès aux divers négoces et métiers, les termes des transactions, et les volumes produits ou commercialisés…
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles tout contrôle des prix par l’État est inconciliable avec le fonctionnement d’un système de liberté, que l’État fixe directement les prix ou qu’il édicte simplement les règles indiquant comment les prix autorisés sont fixés. Tout d’abord, il est impossible de fixer des prix selon des règles à long terme qui guideraient effectivement la production. Les prix adéquats dépendent de circonstances qui changent constamment, et auxquelles ils doivent constamment s’ajuster. D’autre part, si les prix ne sont pas directement fixés, mais établis suivant une règle donnée (telle qu’un rapport avec le coût de revient), ils ne seront pas les mêmes pour tous les vendeurs, et bloqueront donc le fonctionnement du marché. Une considération plus importante encore est qu’avec des prix autres que ceux que dégagerait un marché libre, la demande et l’offre ne tendront pas à s’équilibrer, de sorte que la mise en œuvre du contrôle des prix obligera à trouver le moyen de décider qui est autorisé à vendre ou acheter. Cela serait obligatoirement une activité discrétionnaire et se ramènerait à des décisions prises au coup par coup, qui introduiraient des discriminations entre individus sur des bases essentiellement arbitraires. Comme l’a démontré l’expérience, les contrôles de prix ne peuvent être mis en œuvre que par des contrôles quantitatifs, par des décisions des pouvoirs publics disant quelle quantité telle personne ou telle entreprise est autorisée à vendre ou acheter. Or, le contrôle des quantités est par nécessité discrétionnaire, inspiré non par des règles mais par le jugement de l’autorité quant à l’importance relative de finalités particulières.
Ici, il est à nouveau clair que Hayek prétend que des arguments qui, au mieux, montrent que certaines politiques sont mauvaises pour des raisons économiques, sont censés montrer que ces mêmes politiques violent l’État de droit, et il condamne comme exercice arbitraire du pouvoir l’édiction de commandements dont il pense qu’ils sont erronés mais qui sont en eux-mêmes des commandements spécifiques tout à fait conformes aux principes.
Dans la mesure où l’État de droit n’est que l’une des vertus que la loi doit posséder, on doit s’attendre à ce que la validité dont il est doté existe seulement en première instance. Il convient donc de toujours le mettre en balance avec les exigences d’autres valeurs. Dès lors, les arguments de Hayek ne vont pas au-delà d’une démonstration établissant qu’il existe d’autres objectifs qui sont inévitablement en conflit avec l’État de droit, et il ne s’agit donc pas d’un genre d’arguments susceptible de démontrer en principe que la poursuite de ces autres objectifs par les moyens de la loi est inappropriée. L’existence d’un conflit entre l’État de droit et ces autres valeurs est justement ce à quoi nous devons nous attendre. La conformité avec l’État de droit est une question de degré et même si, toutes choses égales par ailleurs, plus cette conformité est importante mieux cela vaut, les choses sont rarement égales par ailleurs. Il convient souvent de préférer un degré moindre de conformité précisément parce que cela contribue à la réalisation d’autres objectifs.
En considérant le rapport entre l’État de droit et d’autres valeurs que la loi doit servir, il est particulièrement important de se rappeler que l’État de droit est une valeur essentiellement négative. Il est seulement destiné à minimiser les atteintes à la liberté et à la dignité dont la loi peut être la cause lorsqu’elle poursuit ses objectifs, quelque louables que ces objectifs puissent être. En fin de compte, considérer l’État de droit comme étant l’excellence propre à la loi signifie que cet idéal joue un rôle essentiellement subordonné. La conformité à l’État de droit est un bon outil pour atteindre certains objectifs, mais la conformité à l’État de droit n’est pas en elle-même un objectif ultime. Ce rôle subordonné de la doctrine de l’État de droit en montre à la fois le pouvoir et les limites. D’un côté, si la poursuite de certains objectifs est entièrement incompatible avec l’État de droit, il convient de ne pas poursuivre ces objectifs par les moyens de la loi. Mais d’un autre côté, on doit se méfier de l’attitude consistant à disqualifier la poursuite d’objectifs sociaux majeurs par les moyens de la loi au nom de l’État de droit. Après tout, l’État de droit est censé permettre à la loi de promouvoir le bien de la société, et on ne doit pas l’employer à la légère pour montrer qu’elle ne doit pas jouer ce rôle. Sacrifier de trop nombreux objectifs sociaux sur l’autel de l’État de droit a pour conséquence de rendre la loi stérile et vide.
Jean-Fabien Spitz
Professeur émérite à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.