Mentalité primitive et ethnologie du droit. De Lucien Lévy-Bruhl à Henri Lévy-Bruhl
L
a sociologie durkheimienne du droit a replacé l’État dans l’ensemble des formes de la vie sociale parmi lesquelles il émerge. Cependant, elle a aussi considéré ces formes de vie comme des préfigurations de l’État sous la forme d’une conscience collective qui, posée originairement par la distinction entre le sacré et le profane, prend réflexivement conscience d’elle-même à travers les individus qui y participent. Dans ce courant sociologique, la figure de Lucien Lévy-Bruhl (1857–1939) se détache par un regard que l’on peut véritablement qualifier d’ethnologique sur l’État. Là où Durkheim trace des ponts entre des formes de la vie sociale, Lévy-Bruhl creuse en effet un fossé entre deux « mentalités » : une « mentalité primitive » régie par la participation et une « mentalité civilisée » régie par la contradiction. Si l’on considère que l’État est une forme d’organisation qui apporte la contradiction par l’application d’un jugement, on peut dire que Lévy-Bruhl vise à décrire des « sociétés sans État » qui ne se soumettent pas au principe de contradiction dans l’accumulation des preuves ni à la forme statistique du tableau dans la présentation des données. Selon Lévy-Bruhl, ces sociétés sont davantage régies par des formes d’accusation proches de la sorcellerie et par des formes d’anticipation proches de la divination, c’est-à-dire qu’elles recourent à des liaisons « mystiques » entre les phénomènes qui n’ont pas besoin d’être prouvées mais qui sont révélées par une crise ou un basculement de la vie sociale.
Pour évaluer ce qu’une telle conception ethnologique peut éclairer des phénomènes juridiques, cet article rapportera l’itinéraire philosophique de Lucien Lévy-Bruhl à celui de son fils Henri. Alors que Lucien Lévy-Bruhl fonda l’Institut d’ethnologie de la Faculté de Paris en 1925, Henri Lévy-Bruhl fonda l’Institut de droit romain dans cette même Faculté en 1948. Le lien entre ethnologie et droit romain semble s’établir dans le programme de recherches de Henri Lévy-Bruhl visant à étudier les formes archaïques de l’ordalie et de la divination dans la société romaine. Mais le rapport à l’État est également central chez Henri Lévy-Bruhl à travers ses premiers travaux sur le droit du commerce. Henri Lévy-Bruhl semble étudier des formes de régulation qui se développent aux marges de l’État tout en gardant l’État en point de mire comme un opérateur de comparaison.
Je montrerai que ce rapport singulier d’un ethnologue et d’un juriste à l’État tiennent à l’expérience de l’Affaire Dreyfus pour cette famille française juive profondément attachée à l’État républicain. Si l’ethnologie est une façon de refonder l’État à partir de la multiplicité des formes de vie sociale dans lesquelles il apparaît, elle témoigne à la fois d’une confiance en l’État comme forme rationnelle universelle et d’une méfiance pour les formes pathologiques qui viennent le contaminer. Dans la vision ethnologique de Lucien et Henri Lévy-Bruhl, la société ne se constitue pas originairement « contre l’État » mais elle en déborde les formes instituées par des modes de participation et d’anticipation qui lui apparaissent contradictoires. Une telle conception des « sociétés sans État » varie historiquement lorsqu’on examine ses transformations de l’Affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, car elle engage des visions différentes du « primitif ».
I. Lucien Lévy-Bruhl : mentalité primitive et participation
Lucien Lévy-Bruhl soutient en 1884 une thèse de philosophie sur la responsabilité sous la direction d’Émile Boutroux, auquel il succédera ensuite à la chaire de philosophie moderne de la Sorbonne. Cette thèse s’inscrit dans le contexte du succès de la criminologie dont elle critique les excès positivistes, en ce que celle-ci ignore le sentiment de justice qui est irréductible aux lois objectives des phénomènes. Elle est marquée par l’influence du criticisme de Charles Renouvier. Dans une série d’articles intitulée « La psychologie de l’homme primitif », Renouvier reproche en effet à la philosophie allemande et à l’anthropologie anglaise de postuler un germe primitif naturel dont l’histoire humaine serait issue, alors que l’observation historique montre plutôt une diversité de « milieux moraux », chacun étant constitué par les réactions mutuelles à un accident de l’histoire, ce que Renouvier est un des premiers à appeler « la solidarité ». Dans l’analyse qu’il fait de l’idée de responsabilité, Lévy-Bruhl refuse ainsi la conception d’un homme primitif antérieur à la formation de l’idée de responsabilité. Toute la difficulté du débat sur la responsabilité, selon lui, vient de ce que l’on définit ordinairement la responsabilité par le fait de comprendre et d’accepter la loi, alors que la loi vient codifier des croyances qui lui préexistent et qui se constituent dans la vie sociale.
On peut imaginer un homme artificiel et solitaire dont l’innocence ferait honte à nos vices sociaux. En réalité, l’homme vit partout en société, même à la Terre-de-Feu, même à la Nouvelle-Guinée, et il ne paraît pas que plus les liens de la société sont lâches, plus l’homme soit près de l’innocence.
Lévy-Bruhl se réclame ici de l’enseignement de Fustel de Coulanges sur la cité antique. Fustel montre qu’avant d’être une règle formulée par l’institution et transmise par le rituel, la loi se manifeste d’abord par son caractère sacré comme une croyance partagée par des pratiques rituelles. Il parle de « vieilles croyances qui à la longue disparurent des esprits mais qui laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de langage, dont l’incrédule même ne pouvait pas s’affranchir ». Ce champ des croyances antérieures aux lois, auquel Lévy-Bruhl donnera le nom de « mœurs », ignore la distinction moderne de la piété, de la moralité et de la légalité : c’est un ensemble d’actions prescrites qui suscitent approbation ou réprobation.
Il faut pourtant constater, selon Lévy-Bruhl, cette dissociation moderne entre piété, moralité et légalité accomplie par le christianisme. C’est singulièrement à travers la notion de mérite que s’opère cette dissociation, puisqu’elle intériorise la sanction dans la conscience. En postulant un Dieu rémunérateur extérieur aux lois humaines, le christianisme a conduit à distinguer une responsabilité objective affirmée par les lois et une responsabilité subjective accessible par la conscience. Tout l’effort de l’école républicaine est de renforcer le sentiment du mérite par des épreuves justes, comme les concours scolaires ou les tribunaux judiciaires. Mais elle ne saurait la fonder sur une connaissance absolue, puisque la connaissance est toujours relative à un objet. L’effort des tribunaux, lorsqu’ils recourent à des experts qui s’appuient sur des statistiques, ou celui des écoles, lorsqu’elles confèrent l’autorité du savoir aux maîtres, vise à renforcer la responsabilité objective pour défendre la société. Mais ces institutions ne peuvent affirmer la société au détriment de l’individu, car « l’unité à elle seule contrebalance le tout ». Il faut alors, selon Lévy-Bruhl, séparer l’idée de justice de celles de sanction et de rétribution, qui restent encore attachées à la légalité et au mérite, pour lui donner le sens d’une protection de la société par des sentiments de pitié et de sympathie. En somme, au moment de la dissociation moderne entre la responsabilité subjective du mérite et la responsabilité objective des tribunaux, le sentiment de justice doit garder le sens qu’il avait dans l’antique piété.
Cette solution philosophique au problème de la responsabilité soutient les droits de la conscience individuelle, qui affirme un rapport à l’absolu irréductible à toute loi, contre les déterminations mises en lumière par le positivisme. Elle est proche de celle que propose Raymond Saleilles dans le domaine juridique. Celui-ci contribue à élaborer un concept de responsabilité sans faute pour les accidents du travail tout en proposant une individualisation de la peine. Selon Saleilles, la peine doit non punir le crime passé mais prévenir le crime futur en anticipant la récidive. Tout le problème posé par Saleilles est de comprendre en quoi cette prévention de la récidive diffère de l’ancienne notion d’expiation. C’est que le christianisme a introduit l’idée de justice en la distinguant de celles de vengeance et de peine : si la société qui punit n’est que la délégation d’une instance transcendante, l’individualisation des peines consiste à estimer les degrés de liberté dont dispose l’individu au moment du crime pour y adapter la peine, par distinction avec une responsabilité objective qui vise à la défense sociale.
Une telle solution juridique est critiquée comme trop éclectique par la sociologie du droit, qui part non de l’individu sanctionné mais de la société qui sanctionne. Gabriel Tarde remarque contre Saleilles que les degrés de liberté qu’il propose au juge d’analyser ne rendent pas compte de toutes les variations du crime telles qu’elles sont lisibles dans les statistiques. Il vaut alors mieux, selon lui, parler de caractère criminel, voire de prédisposition innée, pour comprendre comment certains individus commettent des actes transgressifs qui seront imités par les autres et qualifiés juridiquement de criminels. Émile Durkheim remarque que la sanction vise à remettre la société dans l’état antérieur au crime qui l’a troublé, ce qui le conduit à concevoir la société comme une conscience dotée de ses propres représentations et catégories. Il distingue les formes de droit en fonction des formes de solidarité, et montre que le sujet moderne est un effet de l’augmentation du nombre d’individus et de la division du travail. Les sociétés dites primitives manifestent une forme de solidarité que Durkheim qualifie de mécanique au sens où elles présentent la peine de façon indifférenciée pour tous les individus, par contraste avec la solidarité organique des sociétés modernes qui punit en fonction de la position du criminel dans la société. Au contraire, pour Tarde, les sociétés criminelles n’ont rien de primitif puisqu’elles sont constituées par recrutement électif comme des corporations industrielles.
S’il critique le positivisme lorsqu’il est appliqué de façon déterministe par la criminologie, Lévy-Bruhl ne refuse pas cependant la sociologie du droit qui en est issue. Dans un article publié en 1895 sous le titre « Questions sociologiques », il félicite Gabriel Tarde et Émile Durkheim d’avoir renouvelé la science fondée par Auguste Comte et développée en Angleterre par Herbert Spencer. Tout en soulignant le caractère poétique de l’œuvre du premier et la rigueur scientifique du travail du second, Lévy-Bruhl s’abstient de prendre parti dans la rivalité grandissante entre les deux sociologues. Pourtant le problème de la responsabilité dont il est parti dans sa thèse est au cœur de cette rivalité. Lévy-Bruhl se contente de signaler qu’il articule la question sociale et la question morale, non seulement au sens où davantage de justice améliorerait la vie en société, mais surtout au sens où une organisation sociale plus juste accroîtrait la moralité. Il cite alors la description littéraire des quartiers ouvriers de Londres et de Berlin où la cherté des loyers force les familles à la promiscuité. Il est frappant de voir que dans cette période, Lévy-Bruhl refuse toute description des sociétés éloignées – il affirme dans sa thèse que les observations des voyageurs ne sont pas fiables – et se rapporte plutôt aux récits littéraires sur les sociétés industrielles.
Dix ans après, l’Affaire Dreyfus met à l’épreuve la thèse de Lévy-Bruhl. En décembre 1894, Lévy-Bruhl est convoqué à la prison du Cherche-Midi comme témoin civil pour Alfred Dreyfus, qui vient d’être accusé de crime de haute trahison, et auquel il est attaché par des liens de parenté car celui-ci a épousé quatre ans plus tôt Lucie Hadamard, cousine d’Alice Bruhl. Après leur entretien, Alfred Dreyfus écrit à Lucien Lévy-Bruhl la lettre suivante :
Comprenez-vous, mon cher Lucien, tous les combats tumultueux qui se livrent dans mon âme, tous ces fantômes qui hantent mon cerveau ? Y a-t-il une justice sur terre ? Je n’ai malheureusement pas cette foi profonde qui fait les martyrs. Jusqu’à présent ma conscience seule m’a donné tout le courage que j’ai montré ; j’espère que ma conscience me permettra de lutter jusqu’au bout.
Le « drame » que décrit de façon poignante Alfred Dreyfus est celle d’un officier accusé de trahison du fait de la ressemblance entre son écriture et celle d’un bordereau dans lequel sont consignées des informations sur les manœuvres de l’armée française. La souffrance est double pour le capitaine : celle d’être accusé et condamné pour un crime qu’il n’a pas commis, et celle de savoir que l’honneur de l’armée, à laquelle il est viscéralement attaché, a été violé par un criminel qui reste en liberté. Le Ministère de la Guerre, dirigé par le général Mercier, a souhaité résoudre le trouble causé par la découverte du bordereau en donnant à Dreyfus la possibilité de se suicider ; mais celui-ci ne croit pas suffisamment à l’armée pour en devenir un « martyr ». Il ne lui reste alors que sa conscience, où s’opposent deux principes : la confiance dans l’armée et la conviction de son innocence.
Or un tel « drame », avec tous les « fantômes » qui l’accompagnent – « honneur », « patrie », « justice », « judaïsme », « antisémitisme »… – rejoue de façon singulière l’opposition spéculative qu’avait construite Lévy-Bruhl dans sa thèse dix ans plus tôt. La Section de statistique de l’État-major, dirigée par le lieutenant-colonel Sandherr, natif de Mulhouse et connu pour son antisémitisme, a en effet récupéré le bordereau dans une poubelle de l’ambassade allemande à Paris en surveillant les activités de l’attaché militaire von Schwartzkoppen. Un rapport en graphologie établi pour le procès militaire par Alphonse Bertillon, qui a mis en place un système de classification des photographies anthropométriques à la préfecture de Paris, atteste que Dreyfus est bien l’auteur du bordereau. À cette démonstration « objective » de sa responsabilité, Dreyfus ne peut opposer que le sentiment « subjectif » de son innocence, en prenant à témoin son cousin qui partage avec lui la trajectoire méritocratique dans l’école républicaine. Puisqu’un tribunal militaire l’accuse d’un crime qu’il n’a pas commis, Dreyfus voit se dissocier en lui la foi en l’armée et la foi en la justice qui coïncidaient jusque-là. La conscience individuelle n’est donc pas un critère suffisant pour la justice, puisqu’elle est irréversiblement scindée en deux croyances incompatibles. Si l’on veut reprendre les notions proposées par Lévy-Bruhl dans sa thèse, le premier procès de Dreyfus le fait passer de la légalité à la piété mais il reste à en établir la moralité. Autrement dit, il faut donner des preuves de ce qui est encore un sentiment d’innocence, montrer l’objectivité du sentiment subjectif d’innocence contre les preuves apparemment objectives des experts en criminologie.
Ces preuves sont apportées par Jaurès dans l’ouvrage portant ce titre en 1898, que Lévy-Bruhl qualifie de « chef-d’œuvre d’analyse exacte et de logique éloquente ». Jaurès y montre le caractère frauduleux de l’accusation en mettant en regard les différents éléments du dossier et en montrant leur caractère contradictoire. La démonstration porte d’abord sur le raisonnement de Bertillon, que Jaurès qualifie d’« anthropométreur » pour le distinguer de son frère, « savant statisticien » qui a rallié le camp dreyfusard. Afin d’expliquer les dissemblances entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus, Bertillon a inventé une théorie de la « double écriture » et de « l’auto-forgerie » : Dreyfus aurait imité l’écriture de son frère et de son épouse pour faire croire que le bordereau n’est pas de lui. Au lieu de partir des faits pour aller vers le verdict, Bertillon a ainsi déduit les faits de la culpabilité présumée du capitaine, par ce que Jaurès qualifie d’« incroyable sophisme », « imbécillité raisonneuse », « logique folle » et « déraison suprême ». Bertillon est décrit comme un charlatan ou un magicien lorsqu’il croit lire l’écriture de Mathieu Dreyfus dans le bordereau, « véritable chaudière de Macbeth où l’imagination de M. Bertillon, sorcière incomparable, mêle, broie et dénature les éléments ». Bertillon raisonne donc de travers en affirmant à la fois que le bordereau est et n’est pas écrit par Dreyfus, et en transformant son erreur en système par des formules mathématiques. Alors que de nombreux observateurs avaient critiqué le système de Bertillon comme une folie, Jaurès montre la rationalité qui est au principe de cette folie et la réfute de façon dialectique.
Dans une seconde étape de sa démonstration, Jaurès cherche à expliquer comment l’armée a pu faire accepter ces mensonges au peuple, alors que celui-ci se caractérise par le « bon sens, notre vertu nationale ». Cette fois, l’attaque porte contre Godefroy Cavaignac, ministre de la Guerre, qui a maintenu l’accusation contre Dreyfus malgré les révélations sur la culpabilité d’Esterhazy. Jaurès lui reproche d’avoir profité du courant d’antisémitisme qui traverse la société française après les scandales financiers, et qui influence le cheminement de la preuve par « contagion ». Si le bordereau est l’élément autour duquel a été construit le système d’accusation, déconstruire l’attribution du bordereau à Dreyfus détruit l’ensemble de l’accusation. Mais si la contradiction relevée par Jaurès semble échapper à ses adversaires, c’est que ceux-ci raisonnent selon une autre logique : « la culpabilité de Dreyfus est pour eux comme une essence immatérielle et intemporelle qui survit à la ruine morale de tous les témoins et au discrédit de toutes les preuves ». En somme, Jaurès met en scène l’affaire Dreyfus comme une opposition entre un mode de penser rationnel au service de la vérité des faits et un mode de penser irrationnel au service d’émotions primitives, ou entre le « bon sens » et la « mauvaise foi ». Alors que Dreyfus est accusé du fait d’être juif, comme s’il s’agissait d’un caractère criminel qui le déterminait à trahir la France pour l’Allemagne, il s’agit pour Jaurès de montrer que la solidarité primitive est du côté de l’accusation, qui pense de façon illogique ou sauvage.
Ce contexte politique éclaire la publication du premier livre d’ethnologie de Lucien Lévy-Bruhl : Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, paru en 1910. On peut y voir en effet la victoire du mouvement dreyfusard à travers le point de vue supérieur d’un savant positiviste ayant triomphé sur les superstitions. Lévy-Bruhl précise dès la première note de l’ouvrage lorsqu’il parle des « primitifs » : « Par ce terme impropre, mais d’un usage presque indispensable, nous entendons simplement désigner les membres des sociétés les plus simples que nous connaissions. » Toute sa démonstration vise à critiquer les « anthropologistes » anglais d’avoir partagé le « préjugé » selon lequel les représentations collectives de ces sociétés sont identiques à celles de l’individu « blanc, adulte et civilisé ». Quant au terme « fonctions mentales », il ne renvoie pas à des facultés mystérieusement logées dans le cerveau mais à des relations entre les sociétés et leur milieu par des opérations (mémoire, abstraction, généralisation, classification) et des institutions (langue, numération, chasse, guerre, initiation, funérailles…). Il s’agit pour Lévy-Bruhl de « déterminer les lois les plus générales auxquelles obéissent les représentations collectives dans les sociétés inférieures » pour permettre à d’autres sociologues d’étudier leur « passage à des types supérieurs de mentalité » – c’est le titre du dernier chapitre.
Ces « lois générales », au sens positiviste de régularités dans l’observation des phénomènes, sont dégagées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, qui a retenu l’attention des lecteurs. Lévy-Bruhl y développe l’hypothèse qui le rendra célèbre : la mentalité primitive n’est pas régie par le principe de contradiction, comme la logique occidentale depuis Aristote, mais par un principe de participation, qui la conduit à affirmer en même temps une chose et son contraire. Ainsi, dans l’énoncé ethnographique repris par Lévy-Bruhl à l’ethnologue allemand Karl von den Steinen dans ses expéditions en Amazonie, lorsqu’un Bororo dit qu’il est un perroquet Ara, il dit à la fois qu’il est un humain et qu’il est un non-humain. Lévy-Bruhl résout ce problème par la conception durkheimienne du totémisme australien : dans le contexte rituel, les Arunta perçoivent une chose comme dédoublée par l’esprit collectif qui se manifeste en elle. Ainsi une chenille peut être perçue comme l’esprit du clan parce qu’elle porte en elle un principe de croissance. Dans le sentiment qu’éprouvent les hommes au cours du rituel, le perroquet ou la chenille participent à une entité collective qui résulte de l’action en commun des individus. La participation est donc la façon dont les représentations collectives s’éprouvent dans les consciences individuelles au travers de sentiments ou d’émotions.
L’analyse de Lévy-Bruhl, en insistant davantage que Durkheim sur le sentiment de participation, affirme un rapport différent à l’État. Alors que pour Durkheim l’État se manifeste par sa capacité à exiger un sacrifice des individus, pour Lévy-Bruhl il se décline selon les degrés d’appartenance qu’éprouvent les individus. L’analyse du totémisme par Durkheim résout pour Lévy-Bruhl le problème que posait l’Affaire Dreyfus : la dissociation entre le sentiment d’appartenance d’un individu et les lois statistiques qui l’accusent objectivement. Elle résonne ainsi avec les caricatures qui représentent Jaurès et Dreyfus en oiseaux au service de l’Allemagne. Dans Le Crayon en 1906, Molynk dessine Jaurès en hirondelle coiffée d’un casque à pointe avec pour légende : « C’est un oiseau qui vient d’Allemagne ». En 1904, Castor représente Jaurès en plein discours sur la paix universelle doublé d’un aigle impérial allemand. Dans Le Frelon en 1903, Bobb dessine deux perruches avec les têtes de Jaurès et Dreyfus, et la légende « Les deux inséparables ». Dire qu’un homme est un oiseau, dans le contexte de la Troisième République, c’est dire qu’il peut être sujet d’un État et porter des signes de ce qui se passe dans un autre État. Comme le montrera Claude Lévi-Strauss dans sa propre solution du problème totémique, les relations entre animaux expriment des relations entre les sociétés dans un environnement où la forme de l’État ne peut servir de régulateur. Ces relations entre États à travers les signes qui sont perçus sur les entités non-humaines deviennent centrales dans le travail de Lucien et Henri Lévy-Bruhl après la Première Guerre Mondiale.
II. Lucien et Henri Lévy-Bruhl : divination et ordalies
Né en 1884, Henri Lévy-Bruhl fait des études de droit à la Faculté de Paris, où il soutient en 1910 une thèse sur le témoignage instrumentaire en droit romain. Il est proche des milieux socialistes durkheimiens, et notamment de Robert Hertz. La mort de celui-ci sur le front en avril 1915 le frappe beaucoup, car il l’a croisé dans ses derniers jours et a témoigné de sa passion pour le sacrifice à la France. C’est après ce décès tragique que Lucien Lévy-Bruhl et les jeunes durkheimiens (Maurice Halbwachs, François Simiand) entrent au cabinet d’Albert Thomas pour contribuer à l’effort de guerre par un véritable travail statistique sur les industries d’armement. Pour ces milieux profondément marqués par l’Affaire Dreyfus, le sacrifice d’un individu à la patrie ne peut suffire de fondement à une conception rationnelle de l’État : il faut connaître la diversité des genres de vie et des formes d’organisation dans lesquelles les individus peuvent le construire. La statistique, qui avait été utilisée au moment de l’Affaire Dreyfus par Bertillon pour produire de fausses preuves, est employée par les socialistes durkheimiens comme un moyen de mieux connaître la réalité sociale afin d’y agir.
Le livre publié en 1922 par Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, a frappé ses contemporains par la phrase suivante : « la mentalité primitive ignore le hasard ». Lévy-Bruhl souligne ainsi que là où les sociétés modernes voient deux séries de causalité indépendantes, comme dans la rencontre accidentelle entre un train et un piéton, les « sociétés primitives » voient une seule causalité « mystique » qui se manifeste à l’occasion de la causalité mécanique. Ainsi, lorsqu’un individu chute sur une souche d’arbre qui se situe régulièrement sur son chemin, c’est qu’il a été ensorcelé : il cherchera donc à agir non sur la cause mécanique mais sur la cause mystique en trouvant le sorcier qui a détourné son attention. Le concept mathématique de hasard permet au contraire d’attribuer à chacune des causalités mécaniques une probabilité qui permet de prévoir le cours des phénomènes en calculant les risques. Henri Bergson a pu ainsi reprocher à Lucien Lévy-Bruhl d’ignorer la causalité intentionnelle, qui serait commune aux « religions statiques » et aux « religions dynamiques » mais qui ne deviendrait consciente que dans celles-ci. En faisant du hasard le critère de distinction entre les « sociétés primitives » et les sociétés modernes, Lévy-Bruhl souligne cependant que les premières ne disposent pas des savoirs statistiques mais qu’elles recourent à d’autres techniques pour anticiper l’avenir. Lévy-Bruhl cite à plusieurs reprises l’observation d’un missionnaire en Afrique du Sud qui reprochait aux habitants du Nord du Transvaal de perdre leur temps en « jeux de hasard » parce qu’ils jetaient des osselets sur le sol pour chaque décision importante. Ceux-ci lui répondent : « Mais c’est là notre livre ; nous n’en avons pas d’autre. Tu lis tous les jours dans ton livre parce que tu y crois ; nous faisons la même chose, nous avons foi en notre livre.» Lévy-Bruhl commente ainsi la scène :
Le missionnaire peut-il faire mieux que de s’entretenir avec Dieu ? Dieu lui parle dans la Bible. (Un livre a, pour les indigènes, un caractère magique très prononcé.) Eh bien ! Les ancêtres « parlent » aux indigènes par les osselets. Ou plutôt, la Bible parle, et les osselets parlent. Les consulter, ce n’est donc pas pratiquer un art absurde, ou s’amuser comme des enfants, c’est avoir la sagesse de ne rien risquer sans l’aveu des ancêtres.
Ce regard ethnologique sur les probabilités statistiques explique que Lévy-Bruhl s’intéresse à plusieurs phénomènes qui vont occuper une place centrale dans le travail de son fils : la divination et l’ordalie. Les techniques de divination avaient été étudiées dans l’Antiquité grecque et romaine par Auguste Bouché-Leclercq et dans l’Antiquité chinoise par Edouard Chavannes. Mais Lévy-Bruhl ouvre un vaste champ de comparaison en proposant de les étudier en Afrique, en Amérique et en Océanie. La notion d’ordalie, qui désigne des épreuves rituelles visant à régler un litige ou une accusation, vient du terme allemand « Urteil » qui signifie le jugement. Gustav Glotz, helléniste proche de Durkheim, avait consacré sa thèse à cette pratique sous le titre L’ordalie dans la Grèce primitive. « Il n’est peut-être pas un pays au monde où, pour repousser une accusation comme pour revendiquer un droit, on ne se soit pas soumis à l’épreuve de l’eau froide ou de l’eau chaude, du feu ou du poison », lançait-il dès 1904. Lévy-Bruhl explique cette croyance universelle dans la valeur juridique de l’ordalie par le fait que le poison, l’eau ou le feu ne sont pas perçus comme des causes mécaniques mais comme les véhicules de forces mystiques. Glotz montrait que cette pratique primitive survit à travers le serment, qui conduit à invoquer la protection des dieux en se plaçant symboliquement dans l’eau ou le feu, ainsi que dans les rituels chrétiens du baptême et de l’eucharistie, ce qui en fait véritablement une forme pré-juridique du contrat moderne.
Henri Lévy-Bruhl publie dans l’entre-deux-guerres des articles sur les formes du serment dans l’ancien droit romain, mais aussi sur le droit de naufrage ou les lettres de change dans la première modernité française. Il décrit, par une analyse minutieuse des sources juridiques qu’il est parfois le premier à exhumer, comment le droit est passé de la prestation de serment validée par des épreuves mystiques à la codification par écrit des obligations, et comment cette transformation historique a modifié le concept de personnalité morale. Il montre ainsi, à la suite des travaux de son père sur la mentalité primitive, que lorsque les individus doivent s’engager dans des actions incertaines, comme la guerre entre tribus romaines ou l’exploration des mers par les Européens, ils recourent à des entités imaginaires qui échappent à la forme moderne du calcul de risques tout en l’anticipant. Ainsi, la notion moderne d’entreprise, vue sous l’angle large d’une ethnologie du droit, apparaît comme une construction juridique permettant de limiter l’incertitude tout autant que l’invocation de l’esprit des ancêtres. L’Histoire juridique des sociétés de commerce publiée par Henri Lévy-Bruhl en 1938 se conclut ainsi :
Le principal intérêt de notre étude est peut-être de montrer comment cette notion d’entreprise – qui s’exprime en langue juridique sous le nom de personnalité morale – s’affirme progressivement dans les sociétés par actions et aussi, par contamination, dans les sociétés de personnes. Cette action de la réalité économique sur l’organisation juridique ne doit pas être perdue de vue. Méconnue par les juristes de l’ancien régime, elle pourrait être méditée par plus d’un juriste de notre temps.
La mémoire familiale de l’affaire Dreyfus est déterminante dans les travaux de Henri Lévy-Bruhl, puisqu’il s’agit pour lui de comprendre comment le commerce a libéré les individus modernes de l’accusation arbitraire de crime et de répondre aux courants antisémites. Les juifs ont longtemps été considérés par l’Église comme les seuls groupes sociaux pouvant se consacrer au commerce, ce qui en a fait des cibles faciles pour la répression dans les situations de crise. L’encadrement juridique de l’activité bancaire est décrit par Henri Lévy-Bruhl comme corrélé à l’accès de tous les hommes à une personnalité morale et juridique. Le commerce, qui a permis aux familles juives comme les Dreyfus et les Lévy-Bruhl de s’émanciper, est décrit par Henri Lévy-Bruhl comme un facteur positif d’évolution du droit.
Le Commerce est, par essence, en antagonisme avec les règles de la société civile. Il est subversif, destructeur des anciens cadres : il est universaliste et individualiste et joue ainsi le rôle d’un élément de décomposition dans les sociétés anciennes fondées sur le principe des sociétés ethniques et des hiérarchies. […] Le rôle du commerce, jusqu’à présent, apparaît plutôt comme bienfaisant dans l’ensemble. Il a augmenté les valeurs économiques et aussi les valeurs spirituelles de l’humanité.
Lucien et Henri Lévy-Bruhl montrent ainsi comment ce qui semble échapper à la forme de l’État moderne – la divination, l’ordalie, le commerce – peut s’y intégrer à travers les statistiques qui permettent de prévoir l’avenir. En préfigurant la personnalité juridique de l’État par des personnalités mystiques qui assurent l’action en conditions incertaines, les techniques primitives préparent la participation des individus à une collectivité qui les dépasse. Cette conviction soutient l’engagement de Lucien et Henri Lévy-Bruhl dans le socialisme et contre le fascisme. En 1922, Henri Lévy-Bruhl intervient dans L’Humanité pour apporter le soutien de son père, alors en voyage aux États-Unis, à la libération d’André Marty, militant communiste prisonnier à Odessa pour sa participation une mutinerie sur un vaisseau français trois ans plus tôt. Henri Lévy-Bruhl se présente ainsi au lendemain de la Première Guerre Mondiale comme le continuateur à la fois politique et scientifique de son père, un rôle qu’il endossera encore plus nettement après la Seconde Guerre Mondiale.
III. Henri Lévy-Bruhl : le droit romain comme invariant
Lucien Lévy-Bruhl meurt le 13 mars 1939. Son fils Henri trouve refuge à Lyon, où un poste de professeur de droit romain est vacant, mais sa nomination sur ce poste par un arrêté du 30 octobre 1940 est menacée par la publication du statut des juifs dans la fonction publique française ; il doit cesser en décembre 1940 ses enseignements à Lyon, qui ont déjà été interrompus par de violentes manifestations d’antisémitisme. Henri Lévy-Bruhl est réintégré dans l’enseignement supérieur par un arrêté du 4 janvier 1942, mais le secrétaire d’État à l’Éducation Nationale, l’historien de la Rome antique Jérôme Carcopino, conseille au recteur de l’Académie de Lyon de ne pas autoriser Lévy-Bruhl à reprendre ses cours. Celui-ci trouve refuge à Decazeville, dont le maire, Paul Ramadier, est un socialiste qui a voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. C’est par son intermédiaire que Henri Lévy-Bruhl entre dans les réseaux de la Résistance, et finit la guerre en tant qu’inspecteur de la justice militaire des Forces Françaises de l’Intérieur. Lorsqu’il rentre dans son appartement parisien en octobre 1944, celui-ci a été dévasté par l’armée d’occupation. Ce pillage par l’armée d’occupation joue un rôle aussi important que l’humiliation par le gouvernement de Vichy dans l’inflexion de la carrière de Henri Lévy-Bruhl. Celle-ci se construisait en effet sur deux piliers de la jeune sociologie durkheimienne, le droit commercial et le droit romain, qui s’articulaient dans une activité statistique pour la reconstruction de l’État. Désormais il ne se consacrera plus qu’au droit romain dont il proposera de faire une ethnologie, défendant ainsi la méthode de son père à un moment où elle semble de plus en plus dépassée.
Lors de la fondation de l’Institut du droit romain en 1948, Henri Lévy-Bruhl souligne la fonction de cet institut en rappelant ce que l’histoire du droit romain et l’actualité la plus récente ont montré : un monument rationnel comme un système de droit peut être traversé de forces obscures qu’il faut connaître pour mieux les maîtriser.
Le sentiment de la justice est également partagé chez tous les peuples de la terre, mais les règles de fond et de forme selon lesquelles elle est dispensée ne sont pas toutes aussi heureusement conçues. C’est le plus beau titre de gloire de Rome d’avoir créé un système juridique qui, après tant de siècles, peut encore être considéré comme un chef d’œuvre et dont l’effet bienfaisant n’est point encore épuisé. Salué au Moyen-Âge comme l’expression même de la raison, il retrouve aujourd’hui un nouveau lustre depuis qu’à la suite d’une longue bataille et au prix de lourds sacrifices, les forces de la raison l’ont emporté sur une sombre mystique. C’est pourquoi l’Université de Paris a voulu lui élever, sous la forme d’un Institut, un monument qui, malheureusement, reste immatériel mais qui n’en rendra pas moins les plus grands services à tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont voué un culte au Droit romain.
Dix ans plus tard, recevant des Mélanges en son honneur, Lévy-Bruhl évoque sa carrière de professeur d’histoire du droit en termes apparemment similaires :
Il n’est pas, à mon avis, de plus beau métier, et si une seconde vie m’était donnée, je crois que je ferais le même choix. En tous cas, en celle qui s’achève en ce beau jour, j’ai conscience de l’avoir pratiquée de mon mieux pendant quarante ans, et je m’estimerais largement payé de mes peines si j’ai pu inculquer à quelques jeunes gens – ne serait-ce qu’à un d’entre eux – ces deux religions toutes terrestres, mais dont le culte exige beaucoup d’efforts et de sacrifice : la Vérité et la Justice.
Ces deux discours à la fois personnels et convenus, si on les examine de près, semblent contradictoires l’un avec l’autre. Le premier affirme que le droit romain est un monument à travers lequel la justice s’est réalisée dans l’humanité, même s’il risque toujours depuis son origine d’être contaminé par des forces mystiques. Le second suggère au contraire que la vérité et la justice sont deux divinités qui restent extérieures à leur réalisation terrestre, en sorte que c’est seulement au terme d’une vie de labeur que l’on peut les contempler. Le « sacrifice » dont parle Henri Lévy-Bruhl change de sens : dans le discours de 1948, c’est la lutte contre l’ennemi allemand au risque de sa vie ; dans celui de 1958, c’est la peine que l’on prend à étudier le droit. Dans les deux cas, le sacrifice permet de réaliser sur terre ce qui doit rester transcendant. On peut alors se demander si Henri Lévy-Bruhl n’a pas trahi l’enseignement de son père Lucien en prétendant avoir réalisé cette valeur que celui-ci maintenait toujours dans un horizon à venir, ce qui justifiait son travail inlassable pour en guetter les signes dans les sociétés les plus diverses. Pour Lucien Lévy-Bruhl, aucune société n’a réalisé l’idéal de justice dans un État ; d’où l’intérêt qu’elles doivent prendre les unes pour les autres afin de comparer les diverses façons dont cet idéal s’exprime.
On est ainsi surpris de lire dans le « Que sais-je ? » que Henri Lévy-Bruhl consacre à la sociologie du droit en 1961 des pages sur les « sociétés primitives » qui semblent revenir à un évolutionnisme condamné par Lucien Lévy-Bruhl, et qui justifie en tous cas l’entreprise coloniale. Lorsqu’il examine l’ethnologie parmi les diverses sources de la sociologie du droit, Henri Lévy-Bruhl écrit :
L’ethnologie peut servir de charnière entre le présent et le passé. Ces primitifs, qui sont nos contemporains au sens chronologique du mot, sont, du point de vue sociologique, nos lointains ancêtres. Il suit de là que si la comparaison de leurs institutions avec les nôtres peut présenter une utilité, cela est au moins aussi vrai des sociétés qui nous ont précédés à une époque plus récente et qui sont sans doute plus proches de nous.
Les « primitifs » des sociétés extra-européennes renverraient ainsi les sociétés européennes à un passé qu’elles ont dépassé, en leur offrant le miroir de leur propre évolution. Dans ce retour réflexif de l’Europe sur elle-même, le droit romain offre un point de repère, puisque même s’il est toujours contaminé par des forces mystiques archaïques, il présente cependant un caractère universel. En somme, le caractère spécial du droit romain justifie que les sociétés européennes l’exportent dans les autres sociétés pour les aider à réaliser la justice.
Tel qu’il a été construit, il est, dans la plus large mesure possible, dépouillé de tout caractère spécial, qu’il soit religieux, moral, politique ou autre. Que ce soit de propos délibéré ou par l’effet d’un hasard heureux, il n’est pas ethnique, mais humain, et se trouve, de ce fait, applicable, grosso modo, à toute société basée sur le principe de l’égalité de droit.
Un autre texte publié dans les années 1960 par Henri Lévy-Bruhl confirme cette analyse, qui ne peut manquer de susciter aujourd’hui un sentiment de malaise. Il s’agit d’une introduction aux articles sur l’ethnologie juridique dans le volume de l’Encyclopédie de la Pléiade consacrée à l’ethnologie générale. Ces articles, rassemblés par Jean Poirier en 1968, annoncent d’autres volumes de la Pléiade sur l’ethnologie régionale qui paraîtront en 1972 et 1978. L’introduction de Henri Lévy-Bruhl apporte ainsi la légitimité du nom de famille à une entreprise collective de grande ampleur. Mais elle risque aussi de la faire apparaître, du moins aux yeux d’un lecteur d’aujourd’hui, comme singulièrement datée. Le terme de « mentalité primitive » y est utilisé de façon non critique, et les exemples sont repris à l’identique. Ainsi de ce « fait » que Lucien Lévy-Bruhl mentionne dans La mentalité primitive en 1922 puis reprend dans les Carnets en 1939, et que Henri Lévy-Bruhl résume ainsi en 1961 :
Le caractère spécifique de la mentalité primitive peut troubler jusqu’à la notion d’évidence. Un missionnaire américain, le Dr. Grubb, rapporte qu’à l’époque où il résidait chez les Lingua du Paraguay, il se vit un jour accusé par un voisin d’avoir volé des potirons dans son jardin. Le missionnaire fut très surpris, car le jour où ce prétendu vol aurait eu lieu, il se trouvait à plusieurs dizaines de lieues de cet endroit. Le voisin n’en disconvint pas, mais n’en persista pas moins dans ses accusations. Il était profondément convaincu de dire la vérité parce qu’il avait vu en rêve le Dr. Grubb lui dérober ses potirons. Un mode de preuve qui nous paraît à juste titre irréfutable, l’alibi, devenait sans portée, combattu qu’il était par des préconceptions d’ordre surnaturel.
Henri Lévy-Bruhl retrouve également la politique réformiste de son père lorsqu’il signale que les « désaccords » entre le droit coutumier et le « droit moderne », c’est-à-dire le Code civil,
ont donné lieu à de fâcheux malentendus. C’est ainsi que l’administration française a, sans le vouloir, profondément blessé l’esprit de certaines tribus africaines en considérant les terres en friche comme des res nullius appartenant à l’État, et pouvant être concédés à des particuliers ou à des compagnies commerciales ou industrielles. Une meilleure connaissance des conceptions primitives en cette matière aurait pu épargner bien des difficultés.
Cette critique modérée du colonialisme français reprend une analyse que Lucien Lévy-Bruhl avait faite trente-cinq ans plus tôt, et qui apparaissait à l’époque comme la critique la plus sévère que s’autorisait le philosophe de la Sorbonne :
Les Noirs ne conçoivent pas que la terre puisse être réellement vendue. Mais les blancs ne comprennent pas davantage qu’une transaction si simple soit inintelligible pour les indigènes. De là malentendus, querelles, violences des deux parts, représailles, éviction et finalement extermination des anciens maîtres du sol. Quand un conflit éclate, les blancs, en général, ignorent les obligations mystiques auxquelles les indigènes ne peuvent pas refuser d’obéir, et ils se croient vraiment lésés. Bientôt à cette méconnaissance de la mentalité primitive se joignent la mauvaise foi et l’abus de la force. Ce chapitre de l’histoire des relations des blancs avec les indigènes offre un spectacle aussi monotone que révoltant.
Henri Lévy-Bruhl apporte à l’ethnologie un élément qui manquait à son père : sa connaissance du droit romain. Mais il se peut que, plutôt qu’un atout dans le développement de nouvelles connaissances ethnologiques, ce soit en fait un handicap, car sa conception juridique le fait revenir à des thèses ethnologiques que son père avait lui-même dépassées. Ainsi, dans cette analyse étonnante, Henri Lévy-Bruhl reprend en 1968 de façon non critique le terme « dégénérescence » pour expliquer le caractère « primitif » des sociétés dont s’occupe l’ethnologie.
De plus en plus, on se rend compte, maintenant, que les sociétés même les plus rudimentaires, et qu’en conséquence on pouvait regarder comme les plus archaïques, peuvent avoir une histoire et avoir traversé de nombreuses vicissitudes. Il se peut que leur « primitivité » ne soit pas naturelle, mais acquise, et que loin d’être originelle, elle soit le fruit d’une dégénérescence due à des conjonctures variées : c’est ce qu’on appelle parfois le « pseudo-primitivisme ». Cette constatation est de nature à expliquer dans un certain nombre de cas l’analogie, voire la similitude, des coutumes chez des groupements sociaux voisins mais actuellement distincts les uns des autres. Mais on aurait tort de croire qu’il en a toujours été ainsi. Dans de nombreux cas, il est sinon impossible, du moins très difficile d’admettre que des régions voisines aient été soumises à un même pouvoir politique. Pour elles, il convient donc de modifier cette explication en faisant appel, par exemple, à l’influence que tel ou tel système de coutumes a pu exercer sur des populations voisines (ou même éloignées) qui le lui ont emprunté.
Cette analyse reprend les grands débats de la fin du dix-neuvième sur les origines des coutumes primitives. Contre la conception évolutionniste selon laquelle les coutumes prennent leur origine dans une mentalité commune à tous les hommes dont ils se seraient progressivement éloignés à force d’observations consignées en lois, l’anthropologie diffusionniste a fait valoir que les foyers de culture primitive peuvent avoir été multiples, en sorte que les coutumes se seraient plutôt influencées les unes les autres par des jeux de transformations, le cas extrême étant celui où une société aurait été ramenée par une autre société à un stade apparemment « primitif » où elle n’aurait plus de coutume. La « dégénérescence » est cette situation extrême dans laquelle se trouve une société ou un individu lorsque le contact avec d’autres cultures l’empêche d’exprimer ses dispositions propres.
Or si on lit attentivement la suite du texte de Henri Lévy-Bruhl, on constate que la solution qu’il propose à ce débat classique est analogue à celle que propose au même moment Claude Lévi-Strauss avec de tout autres moyens. Lévy-Bruhl résume de façon très claire et précise les analyses de Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté sur la prohibition de l’inceste comme règle négative qui conditionne toutes les autres règles sociales en obligeant à chercher un conjoint hors de son groupe. Pour Lévi-Strauss, la psychanalyse et la linguistique ont révélé un « inconscient structural » constitué par des règles d’échange symbolique communes à toutes les sociétés, à partir duquel celles-ci combinent des organisations sociales et des formes idéologiques différentes. On ne peut donc parler de « dégénérescence » pour Lévi-Strauss puisque même une société ramenée par la violence de la colonisation à la misère la plus extrême, comme les Nambikwara qu’il a rencontrés au Brésil en 1938, maintiennent le minimum de structures nécessaires à la vie sociale. Or ce qui tient lieu d’inconscient structural chez Henri Lévy-Bruhl, c’est le droit romain. Puisqu’il porte encore des traces de coutumes primitives, comme l’ordalie ou le serment, tout en annonçant par sa rigueur et sa clarté le droit moderne, il peut servir d’espace de référence – Lévi-Strauss parlerait d’« invariant » – pour la comparaison des différentes formes juridiques, par-delà l’opposition entre évolutionnisme et diffusionnisme. Le texte publié par Lévy-Bruhl en 1968 se conclut ainsi :
La civilisation primitive – où le droit tient une grande place – est en elle-même un objet d’investigation original, nettement défini et d’autant plus intéressant qu’elle semble avoir été une étape qu’ont franchie, avec d’inévitables variantes, tous les peuples de la terre. Cette dernière remarque nous conduit à envisager un autre intérêt de l’ethnologie juridique : l’aide qu’elle peut fournir à la connaissance des droits les plus évolués. […] Nombreux sont les cas où des réalités juridiques provenant d’un passé lointain se sont perpétuées dans un contexte tout différent après avoir subi parfois de surprenantes métamorphoses. Là encore l’ethnologie livre la clef de leur origine. C’est ainsi que l’un des systèmes juridiques les plus positifs, les moins mystiques que l’humanité ait connus, le droit romain, contient des règles qui ne peuvent s’expliquer que par référence à des modes de penser manifestement primitifs. […] On ne saurait expliquer beaucoup de nos institutions juridiques actuelles sans remonter non seulement, comme on le fait généralement, au droit romain ou au droit coutumier d’origine germanique mais, par-delà ces systèmes juridiques, au droit – ou pré-droit – primitif qui nous met en présence des plus anciennes conceptions que l’humanité ait élaborées des relations obligatoires entre ses membres.
Le droit romain, bien qu’il constitue un modèle abouti et cohérent, se situe ainsi à mi-chemin entre le droit primitif et le droit moderne dans un schéma positiviste du développement du droit. Il permet à l’ethnologue de trouver un langage commun entre ces deux formes juridiques apparemment incompatibles dont les « désaccords » produisent des « malentendus ». Telle semble être la conclusion des travaux que Lévy-Bruhl offre en héritage aux jeunes ethnologues, citant notamment les recherches de Georges Balandier et Roger Bastide sur « l’acculturation » des « peuples primitifs », en la définissant comme l’ensemble des « problèmes – généralement mais non point exclusivement d’ordre pratique – que pose leur contact avec des civilisations plus évoluées ». Une telle confiance dans le droit romain pose question aujourd’hui. Pas seulement parce qu’elle manifeste une espérance positiviste dont nos sociétés désenchantées seraient revenues, ou parce qu’elle recourt à un vocabulaire évolutionniste que les sciences humaines ont appris à critiquer, mais plus profondément parce qu’elles indiquent un rapport des Lévy-Bruhl à l’État que l’affaire Dreyfus a profondément troublé mais auquel l’ethnologie a visé à remédier. Affirmer que le droit romain est un invariant qui permet de comparer des formes apparemment primitives et des formes apparemment modernes, c’est encore croire à la stabilité de l’État français et à sa capacité d’embrasser dans l’universalité du savoir l’ensemble des sociétés humaines.
Le dernier texte publié en 1964 par Henri Lévy-Bruhl, La preuve judiciaire, permet alors de voir poindre à nouveau une inquiétude, en deçà des déclarations de foi positiviste dans ces textes de commande que sont Sociologie du droit et « Ethnologie juridique ». Dans ce petit livre, sans doute l’ouvrage le plus personnel qu’a publié Henri Lévy-Bruhl, le souvenir de l’affaire Dreyfus joue un rôle structurant, qu’atteste l’allusion au livre de Jaurès Les Preuves dans le choix du titre. Si l’ensemble du livre est organisé autour de la distinction entre droit primitif et droit moderne, l’affaire Dreyfus permet de la reformuler à travers l’opposition entre preuves irrationnelles et preuves rationnelles, ou entre preuves non-écrites et preuves écrites. Alors que l’écriture du droit est un des critères qui permet à l’ethnologie de qualifier ou non une société comme primitive – par exemple dans l’intitulé de la chaire de Claude Lévi-Strauss à l’École Pratique des Hautes Études : « Religions des sociétés sans écriture » – l’affaire Dreyfus a montré le retour de formes d’accusation archaïques dans les sociétés modernes, troublant ainsi tout schéma évolutionniste de passage de la non-écriture à l’écriture pour penser une violence originaire interne à l’écriture elle-même. Henri Lévy-Bruhl note ainsi :
Pendant l’affaire Dreyfus, des experts en écriture, chargés d’examiner la pièce essentielle du dossier, dite « le bordereau », se sont lourdement trompés, et leur ignorance a grandement contribué à faire commettre une grave erreur judiciaire.
Selon cette analyse, c’est le rétablissement du droit dans sa pureté extra-historique qui a permis à l’État français de corriger cette « erreur judiciaire » causée par l’« ignorance » de ses représentants. Un autre passage de ce livre de synthèse clair et rigoureux fait à nouveau affleurer la sensibilité politique de Henri Lévy-Bruhl. Rappelant ses travaux anciens sur l’ordalie, il souligne que celle-ci ne doit pas être comprise
comme une sorte de torture destinée à provoquer un aveu. La torture n’existe pas chez les primitifs, à moins que l’on appelle de ce nom les pratiques cruelles qui accompagnent souvent les mises à mort. En tout cas elle n’est pas utilisée dans le mécanisme employé pour découvrir la vérité : ce n’est pas un moyen de preuve. […] À cet égard, le droit criminel des temps modernes a marqué longtemps une nette régression.
De façon étonnante, c’est ici le droit moderne qui régresse par rapport au droit primitif, parce qu’il s’est davantage écarté de l’idéal du droit romain où la vérité était garantie par des procédures de témoignage et non, comme dans le droit chrétien, par l’aveu que le sujet fait de sa faute. En refusant d’avouer une faute qu’il n’avait pas commise, en ne se prêtant pas au simulacre de sacrifice que l’armée française lui proposait pour sauver son honneur, en multipliant les témoignages par le simple fait de sa survie, Dreyfus aurait résisté à une perversion propre au droit moderne, l’exigence d’une adéquation entre le sujet et sa faute, et il aurait joué sur les marges de liberté que lui accordait le « droit primitif ».
Une telle interprétation de l’affaire Dreyfus résonne avec l’engagement socialiste de Henri Lévy-Bruhl qui, sur bien de points, va plus loin que le caractère apparemment conservateur de ses écrits et permet d’en atténuer les formulations aujourd’hui les plus gênantes. Le juriste participe en effet au comité de rédaction de la Revue socialiste refondée en 1945 avec le financement de la sfio. Henri Lévy-Bruhl publie une quinzaine d’articles entre 1946 et 1953 dans la Revue socialiste, portant sur la sociologie du droit comme réalisation du projet jaurésien ou sur la place de la France dans la guerre froide qui s’installe entre les États-Unis et l’urss. Il en démissionne en 1959, à la suite d’Ernest Labrousse, pour protester contre la politique de défense européenne de la sfio, qui s’éloigne de plus en plus du bloc communiste, et contre son soutien aux guerres coloniales en Indochine et en Algérie. On peut alors supposer que les pages de La preuve judiciaire sur la torture font allusion à « l’affaire Audin » telle qu’elle est décrite par Pierre Vidal-Naquet en 1958 après l’arrestation et la disparition en juin 1957 du mathématicien Maurice Audin à Alger, en la rapprochant de l’affaire Dreyfus.
Si Henri Lévy-Bruhl tient des positions critiques sur la violence du système colonial en écho à celles de Labrousse et Vidal-Naquet, reste qu’elles s’expriment dans un vocabulaire réformiste qu’il reprend à son père et qui, dans le contexte des années 1960, semble dépassé. En introduction à la thèse de Victor Kanga qu’il a dirigée sur le droit coutumier africain, Lévy-Bruhl note sa prise de conscience du « caractère inéluctable, et dans l’ensemble bienfaisant, d’une modernisation du droit » et son désir de voir les coutumes africaines « évoluer et s’adapter aux conditions de la vie moderne par un processus d’acculturation qui ne comporterait qu’un minimum de traumatisation ». En 1946, il refuse le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour justifier une politique de protectorat qui corrigera à ses yeux les excès du colonialisme.
Il est d’abord des États, surtout en Afrique, en Asie, en Océanie, qui, bien que souverains, n’ont pas le degré de culture suffisant pour être en état de se gouverner eux-mêmes. On peut les assimiler à des mineurs, et c’est précisément pour suppléer à cette déficience qu’a été inventé le système du mandat ou du trustee-ship, bien supérieur à l’ancien colonialisme.
Henri Lévy-Bruhl défend ainsi dans les années 1960 un système d’assimilation coloniale que son père avait défendu dans les années 1930 pour lutter contre la violence de l’exploitation. Lucien Lévy-Bruhl a découvert cette violence à travers les récits que faisait Dreyfus de son emprisonnement à Cayenne par le Ministère des Colonies, et il a beaucoup voyagé dans l’entre-deux guerres pour étudier les effets de l’acculturation coloniale. Par contraste, Henri Lévy-Bruhl n’a jamais voyagé et n’a réfléchi à la violence coloniale qu’à travers la mémoire familiale de l’Affaire Dreyfus et la médiation du droit romain. On peut expliquer ainsi la réticence de Henri Lévy-Bruhl à réaliser pleinement une ethnologie juridique dont ses étudiants lui demandent d’être le patron par sa difficulté à entrer dans l’espace colonial encore marqué par le souvenir de l’affaire Dreyfus. Ainsi, après la mort de Henri Lévy-Bruhl en 1964, son héritage intellectuel se divise en deux écoles séparées, qui révèlent les deux facettes presque incompatibles de sa personnalité : une sociologie du droit, dirigée par Jean Carbonnier, et une ethnologie juridique, animée par Jean Poirier et Raymond Verdier.
Conclusion
La généalogie qui relie philosophie et droit à travers les travaux de Lucien et Henri Lévy-Bruhl pose une question souvent négligée dans l’histoire de l’anthropologie française : si la sociologie durkheimienne inscrit l’institution étatique dans la diversité des formes de participation au sacrifice, comment l’Affaire Dreyfus permet-elle de réfléchir de façon critique aux mensonges voire aux violences de l’État ? La statistique a en effet été employée à cette occasion non pour exercer une action collective rationnelle mais pour donner forme à des accusations injustes. En distinguant dès sa thèse de philosophie le sentiment subjectif de responsabilité de ses formes apparemment objectives, puis en séparant mentalité primitive et mentalité scientifique, Lucien Lévy-Bruhl a décrit ces formes de croyances comme des sentiments de piété qui échappent au cadre de l’État tout en le préparant. En travaillant sur les statistiques dans le cadre du mouvement socialiste, en insistant davantage sur les participations mystiques à l’anticipation de l’avenir que sur la participation au sacrifice qui fonde l’espace collectif, Lucien et Henri Lévy-Bruhl ont décrit les diverses formes d’appartenance des individus qui préfigurent l’État et ont même pu penser les différentes relations entre États dans le cadre des premières organisations internationales.
La notion de mentalité primitive, forgée par Lucien Lévy-Bruhl dans les années 1920 et reprise par son fils jusqu’aux années 1960, pourrait apparaître aujourd’hui comme le signe d’une violence de l’État colonial sur les sujets colonisés. Pourtant, en l’inscrivant dans une généalogie du judaïsme socialiste, on peut au contraire y voir une tentative d’atténuation de cette violence, du fait qu’Alfred Dreyfus en a été une des premières victimes publiques. Cette notion désigne donc moins une forme de pensée échappant aux cadres de l’État qu’un ensemble diffus de croyances et de pratiques qui régulent la vie sociale sans passer par la forme du tableau statistique ou de la preuve contradictoire. En se situant toujours des deux côtés de cette frontière entre le primitif et le moderne, entre les mœurs et l’État, Lucien et Henri Lévy-Bruhl partagent les ambiguïtés de ces serviteurs de l’État qui cherchent à en atténuer la violence tout en le gardant comme centre de référence. La « mentalité primitive » est irréductible à la rationalité de l’État mais elle le préfigure par ses techniques de divination et de jugement : cette double affirmation des Lévy-Bruhl trace à la fois un héritage de l’Affaire Dreyfus dans le socialisme juif et une ambiguïté dans la pensée républicaine de l’État.
Frederic Keck
Frédéric Keck est directeur de recherche au Laboratoire d’anthropologie sociale (cnrs–Collège de France–ehess). Après des études de philosophie à l’École Normale Supérieure de Paris et d’anthropologie à l’Université de Berkeley, il a fait des recherches sur l’histoire de l’anthropologie et sur les questions biopolitiques contemporaines posées par la grippe aviaire. Il a reçu la médaille de bronze du cnrs en 2012 et dirigé le département de la recherche du musée du quai Branly entre 2014 et 2018. Il a publié Claude Lévi-Strauss, une introduction (Pocket-La découverte, 2005) ; Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie (cnrs Éditions, 2008) ; Un monde grippé (Flammarion, 2010) ; en co-direction avec N. Vialles, Des hommes malades des animaux (L’Herne, 2012) ; en co-direction avec A. Kelly et C. Lynteris, Anthropology of epidemics (Routledge, 2019) ; Valeurs et matérialités (Presses de l’ens–musée du quai Branly, 2019) ; Avian Reservoirs : Virus Hunters and Birdwatchers in Chinese Sentinel Posts (Duke University Press, 2020) ; Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine (Zones sensibles, 2020).