La civilisation par l’opéra de Dubos à Voltaire
Il peut paraître assez curieux de mettre ensemble le premier opéra français et, d’une part l’idée d’un processus d’épuration des sentiments et de discipline des manières, de l’autre celle de subordination des égoïsmes à l’intérêt général qu’évoque, en première approximation, l’idée de civilisation. En effet, les premiers débats sur le genre, dès avant la Querelle des Anciens et des Modernes, ont été dominés par le soupçon selon lequel la tragédie lyrique aurait été un monstre dégénéré de la grande tragédie parlée, porteuse, quant à elle, de valeurs individuelles et sociales de type sacrificiel. L’opéra aurait engagé ses adeptes, figurés par la « Nouvelle Cour », dans un processus de barbarie dans les manières et d’outrances ridicules dans la vêture, accompagnant la mise à mal des codes sociaux de comportement. Plus grave, il aurait mis en branle un processus de destruction des valeurs tout à la fois individuelles et sociales rapportées à l’honneur, au profit supposé d’une valorisation de la sensibilité, voire de la sensiblerie individuelle. C’est du moins ainsi que les partisans des Anciens, pour faire bref, ont caricaturé le genre lyrique et tenté de contrecarrer ses succès, ce travestissement de ceux que nous appellerions volontiers les premiers « sensibles » en nouveaux « Précieux » puis en « Galants » étant venus jusqu’à nous via Brunetière et, surtout, Lanson. Rien ne prouve cependant que les Anciens aient eu raison, la polémique n’étant pas toujours porteuse de justesse d’esprit. Il est loisible de considérer que la détestation d’un Boileau pour un genre dans lequel il avait échoué offre, au fond, moins d’intérêt pour nous que la passion pour la tragédie lyrique marquée par un Dubos, fondateur, en France, d’une pensée qu’on peut dire esthétique. Il est loisible aussi de tenir que l’acrimonie que montre Racine à l’égard du premier poète lyrique, Quinault, comme de son principal défenseur, Perrault, offre moins de pistes de réflexion sur la pensée esthétique et morale des Modernes que l’intérêt que montre Voltaire tant pour les réflexions de Dubos que pour les vertus de l’art lyrique. En effet, il s’inspire de la pensée de Dubos dans sa carrière de dramaturge, depuis Oedipe, tragédie avec chœur, jusqu’au Temple de la Gloire et ne méconnaît pas les apports du genre lyrique à la majesté du Siècle de Louis XIV, comme à la place des arts dans les sociétés qu’il étudie dans l’Essai sur les Mœurs. L’existence de l’opéra jusqu’à la Chine, par exemple, devient, dans l’Essai comme dans la Préface donnée à l’Orphelin de la Chine, critère du développement de la culture dans l’espace politique, c’est-à-dire, critère de civilisation des mœurs. Voltaire, après Dubos, ne tient plus, au rebours des premiers adversaires du genre, que l’excitation de la sensibilité individuelle par un art total porte nécessairement le risque de détruire une tragédie qui forge du lien social et politique, et de promouvoir l’hédonisme et l’affadissement des valeurs. Il se montre capable de voir en elle la condition sinon exactement de l’éducation, du moins du développement d’un sentiment naturel commun à tous les hommes, propre à développer la culture des arts. L’intérêt qu’il marque pour une pensée esthétique qui valorise l’empathie justifie en profondeur sa réflexion sur la place des arts dans les sociétés policées, ce qui revient à penser l’opéra non pas seulement comme témoignage d’un degré avancé ou comme vecteur de la civilisation, mais comme instrument possible de civilisation. Si l’on en croit les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de Dubos, très bien lues et prolongées par Voltaire, le succès de la tragédie lyrique, genre propre à menacer le grand tragique parlé, témoigne de ce que l’empathie a chassé la catharsis. On aura compris qu’il ne s’agit pas pour nous de discuter de la valeur relative des deux genres, mais de préciser quelle importance a pu avoir l’irruption conjoncturelle d’un art d’exécution, la tragédie lyrique, dans une société en décomposition morale, pour permettre que soit menée, en France d’abord, puis Outre-Manche, une réflexion novatrice sur l’idée en formation de « civilisation ». En effet, au-delà de Dubos et de Voltaire, nous nous proposons aussi de faire apparaître quelles traces considérables la pensée du plus célèbre des « abbés d’opéra » a laissées dans les Essais moraux, politiques et littéraires de Hume, et en particulier dans De la Règle du goût, ce qui justifierait à soi seul d’envisager dans une perspective politique un genre que les hasards de la polémique ont voulu réduire au goût dépravé de cœurs féminins affolés par les émotions sensibles.
De la catharsis à l’empathie
Nous ne nous attarderons pas ici à rappeler que les Réflexions critiques de Dubos sont, en France, la première expression raisonnablement achevée d’une pensée qui s’interroge sur les effets de l’œuvre d’art, son objet principal étant de répondre à la nécessité de penser un art d’exécution, la tragédie lyrique. Nous ne nous attarderons pas davantage à rappeler longuement la place du pathétique dans les Réflexions critiques. Si, par leur titre, elles peuvent faire attendre un instant une nouvelle variation sur l’ut pictura poesis, leurs premiers mots disent avec force que le pathos sera leur objet central :
« On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible ; mais il n’en est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble à l’affliction, et dont les symptômes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. L’art de la poésie et l’art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que lorsqu’ils ont réussi à nous affliger ».
Nous nous concentrerons ici sur ce qui éloigne le plus sûrement Dubos de l’esthétique classique et nous attacherons à montrer que dans les Réflexions critiques, œuvre toute pleine – trop pleine dirent certains – d’« autorités d’opéra », l’empathie ruinant la catharsis, s’ensuivent toutes sortes d’idées assez neuves non seulement sur la conception du plaisir esthétique, mais encore sur l’idée de jugement de goût comme sentiment universellement éprouvé par un « Public » appelé à devenir de plus en plus nombreux, qui est comme la matrice d’une société civilisée.
L’originalité de Dubos paraît dès l’adresse au lecteur dont Ernst Cassirer avait déjà souligné la singularité :
« Je ne saurais espérer être approuvé si je ne parviens point à faire reconnaître au lecteur de mon livre ce qui se passe en lui-même, en un mot, les mouvements les plus intimes de son cœur ».
Cette inscription liminaire qu’on imaginerait plus volontiers placée en tête d’un roman sensible, dans laquelle Cassirer voyait la première affirmation du caractère indémontrable du sentiment et « l’observation de soi définie comme principe spécifique de l’esthétique » ne laisse pas de surprendre. Elle nous dévoile un Dubos plus esthéticien que poéticien : pour communiquer ses intuitions, il en appelle à l’expérience intime de son lecteur et pose que seul pourra le comprendre celui qui aura senti comme lui à la vue ou à l’audition des mêmes œuvres. Senti comme lui et donc jugé comme lui : le sentiment est d’emblée l’instance du jugement aussi bien que l’organe de la réception et Dubos compte plus sur l’entre-communication des sentiments que sur l’art de la démonstration raisonnée propre à persuader. Cette sympathie qu’il présuppose entre lui et son lecteur dans cette étrange captatio benevolentiae initiale est à la mesure de la place occupée dans l’ouvrage tout entier par l’idée, centrale, d’une compassion naturelle, universelle pour la souffrance d’autrui. Pour en donner une idée, nous nous attacherons en particulier à deux extraits des Réflexions critiques trop souvent mal interprétés, une remarque incidente qui fait allusion au célèbre « Suave mari magno » de Lucrèce et une page consacrée à la tempête d’Alcyone, communément tenue, à tort selon nous, pour une reprise de la formule de Lucrèce, référence quasi obligée dans la pensée esthétique classique, jusqu’à Batteux, quand il est question de justifier le processus de l’illusion théâtrale, nécessaire à la catharsis. À lire de près le supposé décalque du poète latin, on s’apercevra que Dubos inverse strictement le propos et dans la page qui traite apparemment de l’imitation en musique, on le verra manifester de la manière la plus nette la place de l’empathie dans le jugement esthétique.
Dans les poétiques inspirées par les morales de l’intérêt, c’est la certitude du sentiment intérieur de sécurité – l’égoïsme – qui fait que la représentation de la souffrance d’autrui, soit par un mécanisme d’illusion, soit, chez Batteux, par un effet de distanciation, cause un plaisir et permet, par une réflexion raisonnée, la distanciation nécessaire au retour sur soi qui est aussi le moment du jugement esthétique et moral. La crainte est agréable puisqu’elle est exempte de tout danger réel, l’art du poète consistant alors à ménager l’exactitude de l’imitation, gage de l’illusion dont découle, directement ou non, le plaisir. Dubos, quant à lui, fait allusion à Lucrèce non pour dire que le sentiment intérieur de sécurité est cause du plaisir esthétique, mais pour prétendre, au contraire, que si le spectacle lui-même ne comportait pas de danger réel, nous ne serions pas émus. Prenant successivement l’exemple des spectacles horribles des Romains et du funambule ou du jongleur d’épées, Dubos n’hésite pas à écrire que « l’attention du spectateur cesserait avec le danger », ce qui ne signifie nullement, en contexte, qu’il faut que le spectateur soit hors de péril, mais, bien au contraire, qu’un spectacle fait d’autant plus de plaisir qu’il comporte en effet un risque, un danger, réellement terribles. Plutôt que de ramener cette remarque à une plate redite d’un topos de l’esthétique classique, il faut voir dans cette profonde dénaturation, voire cette inversion du propos lucrétien, une figure de l’idée cent fois exprimée par Dubos dans une formule qui lui est propre selon laquelle le spectateur « entre en affection dans les peines d’un personnage ». Nous sommes suspendus au spectacle d’un équilibriste parce que nous partageons ce qu’il ressent : nous marchons, pour ainsi dire, sur le fil avec lui. Loin de considérer que nous devons notre plaisir au sentiment intérieur de sécurité, Dubos, en soulignant le fait que les émotions d’autrui résonnent en nous, exprime ici une idée complexe de l’empathie.
Selon Dubos, ce n’est pas l’illusion qui fait le plaisir qu’on éprouve au spectacle : « C’est sans extravaguer qu’on s’y passionne ». Le plaisir ressenti sera même plus grand à la seconde audition d’une œuvre, quand l’illusion causée par la surprise se sera dissipée, parce que le sentiment produit aura pu s’imprimer dans l’imagination et que l’auditeur aura pu faire, dans l’intervalle, un jugement de « comparaison » : en une formule aussi saisissante qu’apparemment pédestre à laquelle Hume donnera un complet assentiment, Dubos soutient qu’à la seconde audition, « l’idée générale a pris son assiette, pour ainsi dire, dans l’imagination ». Le plaisir, d’autre part, n’est pas fonction de l’exactitude de l’imitation, mais de la capacité de l’œuvre d’art à réactiver en nous des sentiments. Non seulement, pour que les objets représentés nous touchent, il importe qu’ils soient en effet terribles dans la réalité, mais encore nous serons d’autant plus émus que ces objets nous seront plus proches et que nous aurons vu réellement ou imaginé quelqu’un que nous aimons dans ce même danger. Il ne faut donc pas lire ce passage, ni la page consacrée à Alcyone qui lui fait écho, comme un exemple de la puissance de l’imitation, mais comme une réflexion sur les voies de la compassion.
Les réflexions de Dubos sur la tempête d’Alcyone prennent place dans un développement consacré à la musique symphonique, cas le plus épineux à faire entrer dans une poétique de type classique, car la musique symphonique ne peut pas être tenue pour ce qui soutiendrait un texte dont les mots imiteraient un objet naturel. Dubos examine ensuite le cas d’une musique imitative et techniquement bien composée mais dont, par hypothèse, l’auteur « n’a pas su faire servir son art à nous émouvoir ». Elle n’est, selon lui, que l’équivalent de « tableaux bien coloriés » ou de « poèmes qui ne sont que bien versifiés » et ne saurait être considérée comme de l’art :
« Ces morceaux de musique qui nous émeuvent si sensiblement, quand ils sont une partie de l’action théâtrale, plairaient même médiocrement, si on les faisait entendre comme des Sonates, ou des morceaux de symphonies détachées, à une personne qui ne les auraient jamais entendues à l’opéra, et qui en jugerait, par conséquent, sans connaître leur plus grand mérite, c’est-à-dire le rapport qu’elles ont avec l’action où, pour parler ainsi, elles jouent un rôle ».
Dubos illustre son raisonnement par la tempête d’Alcyone, exemple assez curieux, voire paradoxal, puisqu’il s’agit précisément du morceau qui a inauguré la mode des tempêtes données en version de concert. C’est donc dans le cadre d’un raisonnement a fortiori que Dubos effleure à nouveau le Suave mari magno de Lucrèce :
« La vérité de l’imitation d’une symphonie consiste dans la ressemblance de cette symphonie avec le bruit qu’elle prétend imiter. Il y a de la vérité dans une symphonie composée pour imiter une tempête, lorsque le chant de la symphonie, son harmonie et son rythme nous font entendre un bruit pareil au fracas que les vents font dans l’air et aux mugissements des flots qui s’entrechoquent ou qui se brisent contre les rochers. Telle est la symphonie qui imite une tempête dans l’opéra d’Alcyone de Marais ».
Dubos développe l’idée selon laquelle la musique a ici pour fonction de provoquer en nous une émotion qui nous rendra plus sensibles à la souffrance éprouvée par le personnage pris dans la tempête, Pélée, aussi bien que par son amante, Alcyone, qui, à l’intérieur de l’action théâtrale, en est la première spectatrice. Par la vertu de cette symphonie, nous sommes dans la même position que l’héroïne, actrice aussi bien que spectatrice engagée dans l’action qui contemple, depuis le rivage, la tempête dans laquelle son amant va perdre la vie, cette mort imminente dont l’horreur s’impose à sa vue impuissante ne faisant pas d’elle la spectatrice bien à l’abri d’un événement terrible, mais l’obligeant à contempler en direct la ruine probable de son amour comme de sa vie. Le travail du poète n’est pas essentiellement d’assurer la vérité de l’imitation de la tempête, mais de nous amener à éprouver autant de compassion pour un personnage fictif que pour quelqu’un que nous aimons, ceci afin que nous puissions craindre pour lui comme nous craindrions pour un objet de notre affection réelle. En effet, le sentiment esthétique doit, selon Dubos, commencer par un choc dans lequel nous sommes tout entiers remués et engagés, bien loin, donc, du sentiment intérieur de sécurité exprimé par Lucrèce ou du plaisir dans la distanciation formulé par Batteux.
Déroulant les conséquences de cette conception d’un plaisir qui suppose un choc initial seul, propre à nous faire entrer dans la souffrance du personnage et pour illustrer l’idée que « l’imagination ne supplée pas au sentiment », Dubos insiste sur l’impact de la « performance » :
« Plusieurs savants du Nord qui, sur la foi d’une exposition, avaient décidé que nos opéras ne pouvaient être qu’un spectacle ridicule, et propre seulement pour amuser des enfants, ont changé d’avis après en avoir vu quelques représentations. L’expérience les avait convaincus de ce qu’elle seule peut persuader, c’est qu’une mère qui pleure en musique la perte de ses enfants, ne laisse point d’être un personnage capable d’attendrir et de toucher sérieusement ».
Ce qui nous touche et nous fait plaisir par le même mouvement, ce n’est pas de nous sentir hors de danger, ni même simplement de nous projeter dans le personnage souffrant, mais d’imaginer dans le même danger « ceux que nous aimons ». Le travail du poète n’est pas l’excellence de l’imitation, mais sa capacité à nous amener à faire primer l’amour de l’autre sur l’amour de soi, la qualité d’une production esthétique étant ici mesurée à l’aune de sa capacité à réactiver en nous un sentiment moral. La fonction de la tragédie n’est plus de purger les passions, mais de promouvoir l’exercice du sentiment compassionnel qui nous est naturel, en nous poussant à nous remémorer ou à imaginer nos proches plongés dans le même danger ou habités par la même souffrance. On peut confronter cette idée au sens moral conçu par Shaftesbury comme « imagination anticipatrice » qui appuie sur le suave mari magno de Lucrèce l’idée selon laquelle le plaisir est le produit d’un certain égoïsme – pour faire bref, le plaisir d’être épargné par la souffrance qu’on suppose éprouvée : nous sommes rendus meilleurs parce que nous avons imaginé la peine d’autrui dans une logique de sociabilité civilisée et même d’intersubjectivité. On trouve bien chez Dubos quelque chose comme cette imagination anticipatrice, mais l’idée d’une ruse de l’égoïsme comme du sentiment est absente des Réflexions critiques. En tenant que nous sommes touchés parce que nous imaginons ceux que nous aimons dans le même danger, Dubos évite de rapporter la chose à soi seul et, surtout, ne pense pas une sociabilité civilisée à l’échelle de l’humanité, puisqu’il ne considère que nos proches ou encore ceux de notre nation auxquels nous rattache le partage des mêmes référents culturels. On observe cependant une même logique d’intersubjectivité, l’âme charitable étant plus émue, chez Dubos comme chez Hume, non devant les malheurs qu’elle pourrait éprouver elle-même, mais par ceux qu’elle peut imaginer subis par quelqu’un qui lui ressemble.
Si le théâtre lyrique pathétique, qui produit en nous des sentiments, nous rend meilleurs, ce n’est pas parce qu’il nous présente des modèles héroïques – la tragédie lyrique n’est pas la tragédie de Corneille – ni parce qu’il serait propre à nous purger de nos passions mauvaises – la tragédie lyrique n’est pas davantage confondue avec la tragédie de Racine. C’est d’abord parce qu’il nous invite à entrer en sympathie avec des personnages souffrants par le jeu de représentations rendues plus pathétiques par la musique et le spectacle. Mais c’est surtout – et là est l’espace entre le suave mari magno « classique » et les réflexions de Dubos sur Alcyone – parce que par-delà les actions des personnages, les spectateurs sont conduits à approuver les motivations des personnages sensibles. La fameuse tempête, en effet, est faite aussi pour nous rendre sensibles à la « déploration » qui la suit et, en retour, nous ne serions pas émus par elle si nous n’avions pas de « compassion » pour le personnage. Si le cheminement est un peu tortueux, l’idée de Dubos, in fine, est nette : ce qui importe dans ces pages, ce n’est pas l’imitation musicale, c’est la place de la compassion dans le jugement esthétique.
Tout ce qui sera de nature à rendre plus intense ce sentiment qui nous attendrit enrichira l’œuvre d’art et favorisera l'entre-communication des sentiments. L’opéra s’impose alors naturellement comme genre éminent. Au sujet de l’ombre d’Ardan Canile que Lully fait paraître dans Amadis, Dubos écrit : « notre imagination, attaquée en même temps par l’organe de la vue et l’organe de l’ouïe, est beaucoup plus émue de l’apparition de l’ombre que si nos yeux seuls étaient séduits ». Il va même jusqu’à recommander que l’auteur partage jusqu’à un certain point l’acte créateur avec les acteurs qui sont idéalement placés pour imaginer, par la mise en scène et en gestes, des moyens propres à renforcer le pathétique. Si peut-être la scène anglaise, selon lui, souffre d’être envahie d’un peu trop de spectacle, la France pâtit du défaut inverse de se montrer trop timide :
« Qu’on demande à l’actrice qui joue Andromaque si la scène dans laquelle Andromaque, prête à se donner la mort, recommande Astyanax, le fils d’Hector et le sien, à sa confidente, ne deviendrait pas encore plus touchante en y faisant paraître cet enfant infortuné, et en donnant lieu par sa présence aux démonstrations les plus empressées de la tendresse maternelle qui ne sauraient paraître froides en pareille situation ».
La question, à l’évidence toute rhétorique sous la plume de Dubos, alors même qu’elle dénonce subrepticement l’idée d’une autonomie de la création poétique, invite à transporter jusque sur la scène parlée les habitudes de la scène lyrique. C’est l’Inès de Lamotte ou encore la Zaïre, la Sémiramis ou le Tancrède de Voltaire qui se trouvent, à l’avance, comme invités à l’existence.
Du sentiment qui juge en nous
Si en matière de pathétique, il semble impossible d’en trop faire, l’objet central des Réflexions critiques n’est pas de savoir ce qui fait la beauté d’une œuvre, mais bien de démêler la question de savoir comment nous sommes touchés par elle, ce qui en nous est touché et, enfin, ce qui en nous juge de la capacité de l’art à nous toucher.
Ce qui doit frapper d’abord et qu’on retrouvera chez Hume, c’est l’idée selon laquelle « la prédilection [...] ne dépend point de notre raison ». Dubos, avec quelque insistance, ravale le raisonnement à un rôle secondaire :
« Le raisonnement ne doit donc intervenir dans les jugements que nous portons sur un poème ou un tableau en général, que pour rendre raison de la décision du sentiment et pour expliquer quelles fautes l’empêchent de plaire et quels sont les agréments qui le rendent capables d’attacher. [...] La raison ne veut point qu’on raisonne sur une pareille question, à moins qu’on ne raisonne pour justifier le jugement que le sentiment a porté. La décision de la question n’est point du ressort du raisonnement. Il doit se soumettre au jugement que le sentiment prononce. C’est le juge compétent de la question ».
Dans un anticartésianisme décidé, Dubos proclame qu’il faut mettre plus de confiance dans le « rapport distinct de ses sens » que dans les jugements de « philosophes » qui « posent des principes généraux ». À l’évidence inspiré par Locke, il fait du sentiment « ce sixième sens qui est en nous sans que nous voyions ses organes ». Celui-ci se fait connaître dans l’immédiateté de la sensation, sans pourtant se confondre avec elle :
« C’est la portion de nous-mêmes qui juge sur l’impression qu’elle ressent et qui [...] prononce sans consulter la règle et le compas ».
S’il est permis, à quelques égards, de rapporter à Malebranche l’idée d’un sentiment capable d’accéder à la connaissance intuitive de l’Ordre et propre à s’ouvrir à la rationalité, c’est avec cette réserve que Dubos étend le champ du sentiment intérieur, conçu comme capacité de connaître mais aussi de juger, au sentiment-sensation, ce qui ne fait pas de lui un malebranchiste bien orthodoxe.
Selon Dubos, qui sur ce point encore sera scrupuleusement suivi par Hume, une fois abandonnés les préjugés issus des raisonnements par principes, les expériences esthétiques réitérées constituent des vérités fondamentales dont la garantie d’objectivité suffisante repose sur l’universalité supposée d’un même ressenti. Le siège du sentiment est le « cœur » : entre muscle et âme, il s’agite de lui-même et par un mouvement qui précède toute délibération. Le sentiment dans le cœur est de même nature et opère de même devant un objet naturel touchant et devant l’imitation par l’art de ce même objet, comme aussi l’oreille et la vue « devancent » tous les « raisonnements » dans « leurs sensations ». Le sentiment n’est pas seulement naturel, il est aussi, ou peu s’en faut, universel :
« Il est aussi rare de voir des hommes nés sans le sentiment dont je parle, qu’il est rare de trouver des aveugles-nés ».
Ni l’éducation ni l’art ne sauraient d’ailleurs guérir cette rarissime infirmité de nature : s’inspirant très librement de Quintilien, Dubos affirme qu’« on ne saurait le communiquer à ceux qui en manqueraient, non plus que la vue et l’ouïe ». Le sentiment ne s’enseigne pas plus que les sens : il est un « instinct ». On remarquera une fois de plus que cet instinct qui nous fait sentir et juger tout ensemble n’est pas différent, qu’il s’applique à une situation réelle ou à une représentation de l’art :
« Le même instinct qui nous ferait gémir par un premier mouvement à la rencontre d’une mère qui conduirait son fils unique au tombeau, nous fait pleurer quand la scène nous fait voir l’imitation fidèle d’un pareil événement ».
Dubos conclut naturellement que tout homme normalement constitué, c’est-à-dire caractérisé par sa disposition naturelle à être attendri, qui aura su se garder des préjugés et en particulier de ceux qu’inspire la Raison, sera capable de ce qu’il appelle le « désintéressement » – notion qu’on retrouve chez Hume – et pourra juger, pourvu qu’il sente.
Le Public et « l’entre-communication » des sentiments
La brèche la plus profonde que fait Dubos dans l’esthétique classique tient au fait qu’il place le critère du Beau non dans l’objet, mais dans le sujet sentant, parce qu’il pose l’autonomie du jugement de goût, ce qui est particulièrement net dans ses réflexions sur la vraisemblance. Le vraisemblable n’est pas défini de manière principielle par son rapport au vrai, mais par son effet sur le sentiment du Public. Si chez Corneille la vraisemblance est garantie d’un effet, chez Dubos, l’effet est la garantie de la vraisemblance. Le critère du jugement porté sur les œuvres d’art réside non dans leur conformité avec l’ordre de la nature, mais dans le sentiment du public, cette idée de public n’étant qu’une manière de donner valeur opératoire à l’intersubjectivité.
Lecerf de Laviéville, à qui Dubos fait au sujet du « public » un emprunt manifeste, faisait de cette idée un instrument pour lutter contre l’idée de subjectivité radicale du goût. S’il allait, spécifiquement en matière de musique, jusqu’à reconnaître la validité du jugement d’un public étendu jusqu’à la populace, Dubos va peut-être un peu moins loin mais fait toute confiance au Public, en particulier à l’opéra, en matière de jugement de goût, parce qu’il tient que ce public, en tant qu’il est capable de bien sentir, est aussi capable de bien juger, contre les doctes :
« Telle a été parmi nous la destinée de Quinault. Il était impossible de persuader au public qu’il ne fût pas touché aux représentations de Thésée, d’Atys, mais on lui faisait croire que ces tragédies étaient remplies de fautes grossières qui ne venaient pas tant de la nature vicieuse de ce poème que du peu de talent qu’avait le poète ».
On lui « faisait croire », ou plutôt on tentait vainement de le faire, puisque, selon Dubos, on peut aisément nous persuader que nous nous trompons dans ce que nous « croyons », mais non pas dans ce que nous « sentons ». La pratique des spectacles et l’exercice réitéré des jugements de comparaison conduisent à la formation d’une catégorie concurrente des doctes, disqualifiés lorsqu’il s’agit de juger d’une œuvre par l’effet qu’elle produit, celle des « connaisseurs ». Chez Dubos, comme à sa suite chez Hume, la constitution de cette catégorie nouvelle repose sur l’entre-communication tant des sentiments que des « avis » :
« Les personnes qui en avaient jugé autrement que les gens de l’art et en s’en rapportant au sentiment, s’entrecommuniquent leurs avis, et l’uniformité de leur sentiment change en persuasion l’opinion de chaque particulier ».
Naît une nouvelle catégorie de juges qui fondent leurs arrêts sur un sentiment intersubjectif éclairé a posteriori par la raison, et qui sont capables de détruire les présomptions tant des doctes que de la Raison et de faire triompher la vérité, celle du sentiment, sur la valeur d’un ouvrage, en particulier en matière de théâtre lyrique. Cette vérité, selon Dubos, suivi très exactement par Hume sur ce point, ira croissant parce que le public sera de plus en plus éclairé, non par la connaissance, mais par l’habitude des spectacles :
« Depuis l’établissement de l’opéra, le public capable de dire son sentiment sur la musique s’est augmenté des trois quarts à Paris ».
Les sentiments de ce Public ne l’emporteront pas seulement sur les jugements rendus par les doctes, mais auront encore barre sur les appréciations que portent les artistes eux-mêmes. Le « sentiment général » doit l’emporter :
« Ainsi, lorsqu’il s’agit de juger de l’effet général d’un ouvrage, le peintre et le poète sont aussi peu en droit de récuser ceux qui ne savent pas leur art, qu’un chirurgien serait en droit de récuser le témoignage de celui qui a souffert une opération, lorsqu’il est question uniquement de savoir si l’opération a été douloureuse, sous le prétexte que le malade serait ignorant en anatomie ».
Ce sentiment général, nécessairement uniforme puisqu’il ne peut exister pour un même art dans une même nation de notables variations dans le goût, sera plus ou moins unanime selon les arts, mais Dubos tient à l’évidence que l’intersubjectivité promue par cette forme de sympathie encore un peu restreinte qu’on a dite permet de fonder un jugement esthétique objectivement valide.
La moralité est, chez Dubos, plus proprement sentie que jugée. Le sentiment moral est spontané, déterminé par impression et impulsion. Son fondement, naturel et quasi universel, est la bienveillance non pas à l’égard d’autrui, mais à l’égard de la souffrance d’autrui. Cette compassion immédiate, irréfléchie, produit en tout auditeur-spectateur d’opéra ému des sentiments qui s’entre-communiquent entre amateurs de sensibilité lyrique. On pourrait dire, en termes humiens, que la compassion est principe d’intersubjectivité, mais on fera cette réserve que Dubos, à la différence de Hume, ne s’attache pas à préciser ce qui, dans une perspective politique, doit modérer, ordonner, équilibrer la vie morale individuelle conçue comme champ passionnel. D’autre part, cette ébauche de parallèle avec Hume laisse dans l’ombre un élément important mais un peu confus des Réflexions critiques de Dubos qu’une lecture menée en termes plus spécifiquement smithiens serait peut-être de nature à éclairer : dans cette expérience du sentiment comme cause du sens moral chez Dubos, chacun est à la fois acteur et spectateur, comme l’est chacun dans le système de la sympathie de la Théorie des sentiments moraux.
On ne peut cependant pas déduire des Réflexions critiques une position proprement politique, pas même les linéaments d’une hypothétique « politique culturelle » qui serait fondée sur la théorisation d’une mission civilisatrice de l’opéra. On trouve tout de même deux idées qui éveilleront chez Voltaire un puissant intérêt. S’il est vrai qu’on cherche en vain une section des Réflexions critiques spécifiquement consacrée à la place des arts dans les sociétés, reste que de nombreux propos disséminés laissent entendre que c’est une bonne chose pour une société que de cultiver les arts, et l’opéra en particulier. Si la peinture suppose un savoir, l’opéra est, en droit, un art pour tous : après Lecerf de Laviéville, Dubos prend acte du fait que le fait d’avoir l’oreille musicale n’est pas affaire de compétence intellectuelle. La chose est d’importance car l’art qui sait le mieux attendrir est aussi celui qui, du même coup, parce qu’il exerce la sympathie, civilise. La seconde idée, dont on trouvera un écho précis et des prolongements chez Voltaire, est que l’opéra touche le cœur d’auditeurs sans cesse plus nombreux. Ce n’est pas seulement le public capable de bien juger qui s’accroît, c’est encore le nombre de musiciens amateurs. Le Public de Dubos, cette assemblée de connaisseurs chaque saison plus nombreux, dont le jugement l’emporte sur celui des doctes, n’est pas exactement comparable au parterre des comédies de Molière plus capable que les grammairiens de savoir ce qui fait rire. En effet, on ne sache pas que l’assistance à la comédie ait déclenché un torrent de vocations d’acteurs comiques, alors que si l’on en croit, parmi bien d’autres, François de Callières et Saint-Evremond pour se moquer du phénomène, Dubos et plus encore Voltaire pour s’en réjouir, la pratique du spectacle de l’opéra a prodigieusement augmenté la pratique individuelle et collective de la musique. Quand les connaisseurs deviennent artistes amateurs, la donne a changé.
Il serait loisible de faire apparaître tout ce que le théâtre tragique de Voltaire doit aux suggestions formulées par Dubos, mais nous nous en tiendrons ici à préciser la place de l’opéra dans sa réflexion sur le caractère civilisateur des arts. Voltaire ne se cache pas d’avoir lu avec profit les Réflexions critiques. Lui qui aime si peu devoir en recommande la lecture en des termes dont la chaleur et le respect ne se trouvent pas si souvent sous sa plume de critique :
« Tous les artistes le lisent avec fruit, c’est le livre le plus utile qu’on ait écrit sur ces matières chez aucune des nations de l’Europe. Ce n’est pas un livre méthodique, mais l’auteur pense et fait penser ».
Ce qui nous intéressera seul ici, c’est le prolongement de grand sens que Voltaire offre à l’idée, incidente chez Lecerf de Laviéville, reprise au mot près par Dubos, selon laquelle l’habitude d’aller à l’opéra a perfectionné la musique sous Louis XIV aussi bien que le goût de spectateurs de plus en plus nombreux à toucher le clavecin ou à chanter. Idée de grand sens, car elle inscrit l’opéra dans un processus de civilisation, ce que Dubos ne faisait pas avec cette netteté :
« [...] Quinault fut, sans contredit, malgré ses ennemis et malgré Boileau, au nombre des grands hommes qui illustrèrent le Siècle éternellement mémorable de Louis XIV ».
Si Voltaire fait de Quinault un tel éloge et le place en la très honorable compagnie de « Corneille, Racine, Molière, La Fontaine et Boileau », c’est qu’il fut créateur d’un genre inédit en France :
« Quinault, dans un genre tout nouveau, et d’autant plus difficile qu’il paraît plus aisé, fut digne d’être placé parmi tous ces illustres contemporains ».
Voltaire, pourtant convaincu que le poète doit avoir la première place dans l’écriture d’un opéra, n’oublie pas le musicien dont il fait un portrait flatteur :
« La musique était au berceau : quelques chansons languissantes, quelques airs de violon, de guitare et de théorbe, la plupart même composés en Espagne, étaient tout ce qu’on connaissait. Lully étonna par son goût et par sa science. Il fut le premier en France qui fît des basses, des milieux et des fugues ».
Voltaire joint l’idée d’un genre tendre capable de faire effet sur l’âme et le cœur et la gloire du Siècle de Louis XIV, le couronnement des arts revenant, plus qu’à la musique, au théâtre. Au sujet du récitatif de Lully que Rameau « n’a jamais pu égaler » il écrit ceci :
« Il me faut des chanteurs, disait-il, et à Lully des acteurs. Rameau a enchanté les oreilles, Lully enchantait l’âme ; c’est un grand avantage du Siècle de Louis XIV que Lully ait rencontré un Quinault ».
Quinault et Lully n’ont pas seulement inventé et perfectionné un art dont le Souverain fit comme l’emblème de son règne en l’institutionnalisant dans une Académie. Ils ont perfectionné le goût national :
« La musique française est restée dans une simplicité qui n’est plus du goût d’aucune nation. Mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore dans toute l’Europe à ceux qui possèdent notre langue et qui ont le goût cultivé ».
En concevant un spectacle capable de toucher un auditoire de plus en plus nombreux, ils ont encouragé la pratique de l’art musical, l’enracinant ainsi dans la société. La musique de Lully permet de mesurer le chemin parcouru :
« On avait d’abord quelque peine à exécuter ses compositions qui paraissent aujourd’hui si simples, si aisées. Il y a de nos jours mille personnes qui savent la musique, pour une qui la savait du temps de Louis XIII ; et l’art s’est perfectionné dans cette progression ».
Quinault et Lully méritent donc d’être célébrés comme des fleurons du Siècle de Louis XIV, parce qu’ils ont concouru, soutenus par le Monarque, à étendre comme à perfectionner l’art musical. Or enraciner les arts dans la société, c'est ce à quoi doit s’employer le bon gouvernant, selon Voltaire, convaincu que le Poète doit jouer, dans la Cité, un rôle suréminent. Quinault et Lully ont offert à la France un genre théâtral propre à la fois à faire sentir la loi morale et à pacifier la société politique. Voltaire met sa confiance dans le rôle civilisateur des arts, et un poète français a, selon lui, des devoirs particuliers : les Français composent en effet le « peuple le plus sociable et le plus poli de la terre ». Et il précise :
« Et cette politesse n’est point une chose arbitraire, comme ce qu’on appelle civilité : c’est une loi de la nature qu’ils ont heureusement cultivée plus que les autres peuples ».
Dans ce passage de la civilité à la civilisation, la tragédie lyrique, interprétée par les Réflexions critiques de Dubos, elles-mêmes lues, méditées et prolongées par Voltaire, aura peut-être eu quelque importance.
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