Hans Kelsen et la théorie marxienne du droit. Une lecture de The Communist Theory of Law
«
Une telle théorie générale du droit, qui n’explique rien, qui tourne a priori le dos aux réalités de fait, c’est-à-dire à la vie sociale […] ne peut prétendre au titre de théorie qu’au sens uniquement où l’on a coutume de parler par exemple d’une théorie du jeu d’échecs. Une telle théorie n’a rien à voir avec la science ». C’est en ces termes peu flatteurs que le juriste soviétique Pašukanis évoque l’œuvre de Hans Kelsen. Jugée trop formaliste, celle-ci ne présenterait aucun intérêt et masquerait son inanité sous une apparence de scientificité. Cette prise de position virulente à l’égard du maître viennois serait révélatrice du fossé épistémologique qui sépare Marx et le marxisme du normativisme. Partant de présupposés radicalement différents, les deux écoles de pensée seraient trop éloignées pour entretenir un dialogue fécond. Pourtant, si la majorité des juristes marxistes semble avoir dédaigné la démarche normativiste, Hans Kelsen a, en revanche, consacré un livre entier à la théorie marxiste du droit. Cet ouvrage, extrêmement critique, constitue une analyse serrée des thèses de Marx, Engels, Lénine et des principaux juristes soviétiques. À ce titre, il présente un double intérêt pour la compréhension de Marx. D’une part, il tente de restituer avec exhaustivité tous les aspects de sa théorie juridique, alors que celle-ci n’a jamais été systématisée dans son œuvre. Il aide ainsi à en déceler l’articulation interne. D’autre part, en soumettant la pensée de Marx à des questionnements qu’elle ne s’est jamais explicitement posés, il permet de mieux saisir la portée de ses propositions fondamentales et d’évaluer leur pertinence. Hans Kelsen prend la théorie marxienne au sérieux et l’examine minutieusement à travers son propre appareil critique. Comme l’écrit Jean-Jacques Chevallier dans sa recension :
L’intérêt majeur de l’étude merveilleusement fouillée qu’on se propose d’analyser réside dans la confrontation d’un esprit non-marxiste d’une exceptionnelle envergure technique et philosophique avec la puissance constructive de Marx, Engels, Lénine et de leurs principaux disciples.
La rigueur analytique de Kelsen lui permet d’identifier les principales obscurités de la théorie de Marx et d’Engels (dont les pensées ne sont jamais vraiment distinguées dans l’ouvrage). À cet égard, The Communist Theory of Law est tout à fait décisif pour comprendre les angles morts de la construction philosophique marxienne. Pourtant, la critique kelsénienne manque partiellement son objet parce qu’elle repose sur de nombreux contresens qui témoignent d’une méconnaissance de certains concepts marxiens. L’argumentaire de Kelsen s’en trouve affaibli et il paraît nécessaire de clarifier ses assertions en les soumettant elles-mêmes à la critique.
Il s’agit donc d’évaluer la pertinence de ces assertions pour interroger à la fois les fondements de la théorie marxienne et les biais analytiques de Kelsen. Cela nous amènera à questionner les fondements épistémologiques des auteurs mis en lien dans la présente étude. La critique formulée par Hans Kelsen s’articule principalement autour de trois thématiques que nous traiterons successivement, en tâchant de souligner les points saillants du texte, tout en relevant les plus importantes erreurs d’interprétation qui s’y trouvent. Kelsen montre d’abord le statut controversé du droit dans le schéma marxien de la dialectique entre infrastructure et superstructure (I), puis tente de rattacher la théorie marxienne du droit au jusnaturalisme (II), avant d’analyser les apories sur lesquelles bute la thèse du dépérissement du droit et de l’État (III).
I. La critique de la place ambiguë du droit dans le schéma marxien de la dialectique entre infrastructure et superstructure
Le chapitre sur Marx et Engels s’ouvre par un rappel des idées générales du matérialisme dialectique sur le droit. En premier lieu, il affirme que dans cette théorie la production économique et les relations constituées par elles déterminent l’existence du droit et de l’État, qui assurent la domination de la classe détentrice des moyens de production sur la classe laborieuse. Les conditions économiques représenteraient l’infrastructure de la société, c’est-à-dire la réalité sociale effective, et le droit serait une composante de la superstructure, définie comme la fausse conscience que la société a d’elle-même. Kelsen renvoie alors à la célèbre affirmation de l’avant-propos à la Contribution à la critique de l’économie politique :
Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui déterminent leur être mais inversement leur être social qui déterminent leur conscience.
C’est en soulignant la contradiction entre ces deux phrases que Kelsen amorce sa véritable critique. En effet, la première identifie le mode de production comme étant le facteur déterminant et le droit comme une idéologie, alors que la seconde évoque le caractère déterminant de l’être social en général, ce qui peut inclure le droit. Selon Kelsen, le droit chez Marx est à la fois un élément de l’infrastructure et un élément de la superstructure. Le droit et l’État seraient simultanément une réalité sociale et une idéologie illusoire. Ainsi, dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx estime que le droit exprime les rapports de production :
Les forces productives matérielles entrent en contradiction avec les rapports de production présents, ou ce qui n’en est qu’une expression juridique, les rapports de propriété.
En revanche, dans le Manifeste du parti communiste et dans L’Idéologie allemande, il est mis sur le même plan que la religion, la morale et la philosophie. Pour Kelsen, cette ambivalence relève de la contradiction logique et prouve l’inconséquence de Marx. En usant du terme d’idéologie pour désigner le droit, ce dernier confondrait le droit avec la théorie du droit. Dans l’interprétation de Kelsen, l’idéologie désignerait, chez Marx, une description biaisée du réel. Or le droit n’est pas une description du réel mais l’objet de la description, l’objet de la théorie du droit. Il ne saurait par conséquent être qualifié d’idéologie.
Cette question de la nature idéologique du droit a préoccupé une partie des interprètes de Marx. Elle fut au cœur de la polémique entre les juristes soviétiques P.I. Stucka et M. Rejsner, polémique rapportée par Pašukanis dans le chapitre 2 de La Théorie générale du droit et le marxisme et qui constitue le point de départ de son analyse. Eustache Kouvélakis note pour sa part qu’il existe trois visions différentes, voire contradictoires, du droit chez Marx. C’est à la fois un instrument de la classe dominante, une idéologie qui reflète les conditions économiques et un ensemble de normes indissociables du mouvement interne des rapports sociaux. La contradiction que met en avant Kelsen révèle donc une véritable ambiguïté de la philosophie marxienne. Pourtant, on ne peut adopter comme telles ses conclusions, en partie fondées sur une mécompréhension de Marx. Tout d’abord, Kelsen s’appuie sans distinction sur des écrits parfois séparés par de longues périodes de temps. La pensée de Marx a évolué au fil de sa vie et les contradictions supposément relevées pourraient, en réalité, seulement manifester une évolution de sa théorie. Pour aller dans le sens de cette thèse, on remarquera que les citations utilisées par Kelsen alléguant que le droit est un phénomène social objectif sont majoritairement tirées du livre I du Capital et de deux travaux qui préparent cet ouvrage, l’Introduction de 1857 et La Contribution à la critique de l’économie politique (1859). Elles s’inscrivent donc dans le sillage théorique du Capital. En revanche, celles qui expriment l’idée d’une nature idéologique du droit proviennent souvent d’œuvres antérieures. Il se réfère ainsi au Manifeste du parti communiste (1848), à L’Idéologie allemande (1845-1846) et reprend également des propos prononcés devant les jurés de Cologne en 1849.
On constate, toutefois, trois exceptions. D’abord, Kelsen se réfère à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859) en indiquant que « la superstructure juridique et politique » dont il y est question désignent le droit et l’État. En énonçant que le droit relève de la superstructure, Marx l’assimilerait à l’idéologie. Cependant, les deux notions d’idéologie et de superstructure ne se superposent pas. Certes, Marx regroupe les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques et philosophiques sous le terme de formes idéologiques. Toutefois, si l’on se penche sur la phrase de la Contribution à la critique de l’économie politique concernant l’infrastructure et la superstructure, le schéma n’est pas binaire mais ternaire : sur l’infrastructure productive s’élève une superstructure politique et juridique, et ces deux réalités objectives déterminent des types de conscience particuliers. Ainsi, la superstructure désigne seulement les instances juridiques et politiques qui acquièrent un rôle déterminant dans l’analyse de la causalité sociale. Ils sont donc distincts des autres formes idéologiques ce qui rend problématique l’assimilation entre idéologie et superstructure.
Par ailleurs, Marx affirme que les formes idéologiques sont les formes par lesquelles les hommes prennent conscience des bouleversements économiques. L’idéologie semble renvoyer aux types de conscience, c’est-à-dire au troisième niveau du schéma, et non à la superstructure qui détermine en partie ces types de conscience. Le droit est donc à la fois désigné comme un élément distinct de l’idéologie, la superstructure, et comme un élément de cette idéologie. Cette dualité ne constitue pourtant pas nécessairement une contradiction. Le droit présente simplement un double aspect. Il constitue certains rapports sociaux et est dans le même temps discours sur ces rapports sociaux. Dans cet écart entre la réalité des rapports juridiques et la manière dont la langue du droit les formalise, il y a un terrain propice à l’analyse. Il convient également de remarquer l’usage moins fréquent de la notion d’idéologie dans les œuvres postérieures aux Grundrisse. De cette relative rareté, il est possible de déduire que l’idéologie n’assume plus alors la même charge conceptuelle dans la pensée marxienne, et que la distinction entre infrastructure, superstructure et formes de conscience permet de mieux saisir celle-ci.
Ensuite, et c’est la deuxième exception, la proposition de Misère de la philosophie (1847), selon laquelle « le droit n’est que la reconnaissance officielle du fait », est lue par Kelsen comme la confirmation du caractère réel du droit. Dans la mesure où le droit exprime adéquatement la réalité, il ne pourrait être une conscience déformée du réel, c’est-à-dire une idéologie.
Enfin, un passage de La Contribution à la critique du droit politique hégélien irait également dans ce sens en opposant la réalité de l’État à la « conscience dont la philosophie spéculative du droit constitue précisément l’expression la plus éminente, la plus universelle, portée au niveau d’une science ». Le droit participerait du monde réel et seule la philosophie du droit représenterait une idéologie. Cette dernière référence paraît problématique dans la mesure où Marx est loin d’avoir élaboré ces concepts théoriques les plus importants au moment de l’écriture de ce texte. En particulier, le primat des rapports de production n’est pas encore affirmé.
Mais, surtout, Kelsen commet une erreur d’appréciation décisive en séparant aussi nettement la réalité et l’idéologie. Il prête à Marx une vision restrictive de l’idéologie selon laquelle « seule une théorie, une fonction de la connaissance, une forme de conscience, non l’objet de la théorie ou de la connaissance, non la réalité […] pourrait être qualifiée d’idéologique ». Les prémisses de Marx permettraient seulement de concevoir l’idéologie comme une vision déformée du réel, un discours trompeur. Seulement, rien ne justifie véritablement une pareille interprétation. Kelsen se fonde sur une lettre à Ruge, datée de septembre 1843, où Marx estime que la critique doit prendre pour objet « l’existence théorique de l’homme », en évoquant la religion et la science. La religion et, par extension, l’idéologie, seraient ainsi définies comme de pures activités théoriques. Mais Marx ne nie à aucun moment la possibilité pour l’activité théorique de l’homme d’avoir un effet sur le réel. L’activité théorique, lorsqu’elle se fait critique, peut même de servir le combat politique et a donc un pouvoir d’action réel : « rien ne nous empêche de relier notre critique à la critique de la politique ». Hans Kelsen commet donc un contresens important lorsqu’il écrit :
Si le droit fait partie de la superstructure idéologique en tant qu’elle est différente et opposée à son infrastructure, c’est-à-dire à la réalité sociale constituée par les relations économiques, alors le droit ne peut être l’effet de ces relations et, plus spécifiquement, ne peut avoir lui-même d’effets sur elle.
Si l’idéologie ne désignait qu’une conscience biaisée du réel, il serait difficile de comprendre les développements de ce concept dans des écrits influencés par la pensée marxienne, notamment chez Guy Debord où elle est définie comme « la conscience déformée des réalités, […] exerçant en retour une réelle action déformante ». Comme l’affirme Carlos-Miguel Herrera :
Lorsque l’on compare l’approche kelsénienne à la problématique marxiste de l’idéologie, notamment telle qu’elle se développe dans les années 1960, elle présente sans doute quelques limites. En effet, Kelsen conçoit l’idéologie au sens strict, comme le produit d’une volonté qui a le propos délibéré de tromper.
Kelsen voudrait identifier les contradictions internes du discours marxien en présupposant que Marx adopte une définition restrictive de l’idéologie, qu’il n’a pourtant jamais faite sienne. Il faut admettre que l’idéologie, pour Marx, n’est pas qu’un discours trompeur mais un certain type de conscience qui se réalise dans des institutions et acquiert ainsi un certain pouvoir d’action sur le réel. Dès lors, l’idée que seule la théorie du droit est une idéologie nous paraît abusive. Dans la mesure où le droit, pour Marx, véhicule un discours qui légitime l’existant en reconnaissant officiellement comme valeurs les états de fait, il peut à juste titre est qualifié d’idéologie.
Pour mieux le comprendre, il faut présenter de façon plus systématique la théorie juridique de Marx. Il s’agit de saisir l’articulation entre droit, idéologie, superstructure et théorie du droit. Il semble que la place du droit évolue dans la pensée de Marx. On peut distinguer deux moments principaux dans son œuvre où se dégage une philosophie juridique cohérente. De 1844 à 1848, le droit apparaît clairement comme une composante de l’idéologie. Marx parle ainsi des « idées bourgeoises de liberté, de culture, de droit… ». Dans L’Idéologie allemande, le droit est assimilé à la religion, qui est l’exemple même de l’idéologie. Les juristes sont, dans ce même texte, qualifiés d’idéologues. Le droit est considéré comme un discours, un ensemble d’idées qui expriment la volonté des classes dominantes. Apostrophant la bourgeoisie, Marx écrit qu’il « n’est que la volonté de votre classe [la bourgeoisie] érigée en loi ». Le droit apparaît ainsi comme une idéologie utilisée par la classe capitaliste pour asseoir sa domination.
Toutefois, aucune distinction n’est faite entre l’idéologie produite par le droit et celle produite par les philosophes du droit. La remarque de Kelsen s’avère donc en partie justifiée. Leurs discours respectifs semblent subsumés sous la catégorie d’illusion juridique :
cette illusion juridique qui consiste à réduire le droit à la simple volonté conduit nécessairement, dans le développement ultérieur des rapports de propriété, à ce que quelqu’un puisse avoir un titre juridique sur une chose sans avoir effectivement la chose.
Cette illusion s’exprime dans une institution réelle. En même temps, et bien que cela ne soit pas explicite, elle caractérise la philosophie du droit de Hegel. Ces deux aspects semblent inextricablement mêlés. On ne peut pourtant en rester là, car Marx établit dans son essai Sur la Question juive, une distinction entre théorie et praxis dans la vie politique. Un droit peut être affirmé théoriquement et nié dans la pratique effective de la vie politique, comme sous la Révolution française. Il y a une distinction entre ce que dit le droit et sa réalité. Le droit peut donc s’analyser aussi dans sa pratique matérielle, bien que, pour Marx, l’essentiel reste son aspect théorique, c’est-à-dire idéologique : « la praxis n’est que l’exception et la théorie est la règle ». L’aspect matériel du droit est affirmé dans d’autres passages. Dans L’Idéologie allemande, l’État est par exemple défini comme « la forme d’organisation que se donnent nécessairement les bourgeois, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, afin de garantir leur propriété et leurs intérêts ». La notion de forme d’organisation renvoie à sa réalité matérielle, institutionnelle. Dans un autre passage, Marx isole le droit, la morale et l’État en tant que manifestation de la répression et s’interroge sur la fonction de cette répression.
Il est possible de résumer la vision du droit de Marx dans ses textes de jeunesse de la manière suivante. C’est une idéologie, c’est-à-dire un discours qui pose comme valeurs suprêmes les formes sociales qui perpétuent la domination de la classe bourgeoise, la propriété par exemple. Ces valeurs commandent un ensemble de pratiques et d’institutions, marquées par la répression, qui matérialisent l’idéologie juridique. Elles sont l’instrument matériel de la domination capitaliste, la forme d’organisation de son pouvoir. Les institutions juridiques ont une réalité, au sens où elles correspondent à des institutions réelles, mais ces institutions sont le produit d’idées et de valeurs qui expriment des intérêts partiaux présentés comme universels. Ces intérêts sont eux-mêmes le produit des rapports matériels de production. L’idéologie juridique n’a, en revanche, pas de pouvoir déterminant sur les rapports sociaux, si ce n’est sur les institutions spécifiques de répression qui la matérialise. Le droit transforme simplement un état de fait, des rapports sociaux déterminés, en valeurs, supposément universelles. C’est en ce sens qu’il est la reconnaissance officielle du fait. La contradiction pointée par Kelsen selon laquelle il ne pourrait à la fois être une conscience déformée du réel et exprimer ce réel est levée. Le droit exprime un état de fait parce qu’il est le produit des rapports sociaux, mais dans la mesure où il transforme cet état de fait en valeurs, il se pose comme idéologie.
Dans les écrits plus tardifs de Marx, le schéma général diffère, bien qu’il exprime encore des idées proches. Le droit n’est vu ni comme une simple idéologie, ni comme l’instrument de la classe bourgeoise. D’après les phrases précitées de La Contribution à la critique de l’économie politique, le droit et la politique forment la superstructure de la société, qui s’élève sur l’infrastructure formée par les rapports de production. Ce tout constitue la vie sociale qui détermine des formes de conscience. Les rapports économiques sont toujours déterminants. Ainsi la capacité d’action de l’État est limitée par les conditions économiques, comme on le voit dans le commentaire critique de la loi de Robert Peel au livre III du Capital. Cependant, le droit se voit doté de plus grands effets réels que dans les théories des textes de jeunesse. Il peut contrevenir aux volontés des capitalistes et se révèle même constitutif de certains rapports économiques. L’analyse des lois sur les fabriques au livre I du Capital montre que celles-ci sont le produit nécessaire du mode de production capitaliste. Sans elles, la force de travail ne peut pas être vendue à sa valeur. Ensuite, la lutte pour les droits apparaît comme un des éléments primordiaux de la lutte des classes : « il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre les droits égaux, c’est la violence qui tranche ». L’État, quant à lui, n’est pas aux seules mains de la bourgeoisie et s’oppose le plus souvent à ses revendications directes, ce que montre encore le livre I du Capital. L’État est un système bureaucratique, garant d’une certaine objectivité, grâce à l’impartialité de certains de ses fonctionnaires (en particulier les inspecteurs de fabriques). Toutefois sa volonté suprême, c’est-à-dire celle du Parlement, reflète avant tout les intérêts de l’aristocratie foncière, et parfois ceux de la bourgeoisie. Le schéma est donc complexifié. Enfin, le droit reste considéré dans sa fonction de discours porteur de valeurs, notamment lorsque, dans le livre I du Capital, Marx raille les valeurs qui sous-tendent le contrat entre le travailleur et le capitaliste :
[L]a sphère de la circulation ou de l’échange de marchandises, entre les bornes de laquelle se meuvent l’achat et la vente de force de travail, était un véritable Éden des droits de l’homme. Ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham.
Cette partie ne représente cependant qu’une partie relativement peu importante de l’analyse juridique du Marx de la maturité.
Kelsen prolonge pourtant sa critique en développant cette notion d’idéologie et en soutenant que, pour Marx, la réalité elle-même est idéologique.
II. La critique de la supposée doctrine du droit naturel chez Marx
Kelsen identifie chez Marx l’idée, selon lui absurde, d’une réalité qui se contredirait elle-même. La réalité, selon Marx, se scinderait ainsi en deux éléments hétérogènes, une apparence visible manifestant la réalité idéologique des choses et une essence interne qui constituerait la réalité véritable. Kelsen rapporte alors trois citations du Capital, qui rendent compte de cette distinction entre essence et phénomène, dont l’une au livre I, qui définit le prix du travail comme la forme phénoménale de la valeur de la force de travail. Il met ensuite en parallèle ces textes avec une lettre de Marx à Ruge datée de 1843. Or, une telle démarche est discutable d’un point de vue méthodologique. On peut difficilement mettre en lien des textes théoriques destinés à la publication et une lettre privée, surtout quand ils ne portent pas sur le même objet et que plus de vingt ans les séparent. Cela conduit Kelsen à un contresens important. Dans sa lettre à Ruge, Marx écrit qu’il faut déployer à partir des formes de la réalité existante, « la vraie réalité comme leur exigence et leur fin ultime ». Cette affirmation est assez obscure. Elle semble signifier que la réalité existante serait une apparence qui masquerait une vérité qu’il s’agirait de réaliser. Kelsen comprend alors que, selon Marx, il y aurait derrière la réalité apparente, idéologique, la vraie réalité, c’est-à-dire la réalité conforme à l’idéal socialiste. La réalité présente serait jugée à l’aune d’une conception arbitraire de la justice, et le propos relèverait du droit naturel. L’idée que les contradictions de la réalité existante donnent une image apparente des rapports sociaux véritables et non contradictoires de la société communiste future se retrouve dans certains écrits de jeunesse. Ainsi, les caractères de l’homme émancipé tels que décrits dans Sur la Question juive sont déduits des caractères abstraits du citoyen, réintégrés dans l’individu réel et la critique de la division du travail opérée dans L’idéologie allemande montre l’espoir d’une société où les individus ne seraient pas restreints à un cercle exclusif d’activités.
Il est vrai que Marx emploie souvent un vocabulaire spéculatif pour évoquer le communisme et l’on pourrait interpréter ses descriptions comme relevant d’un pur idéal arbitraire qui serait déduit d’une illusoire essence cachée de la réalité. Mais lier cet aspect de la pensée du jeune Marx au Capital relève de l’erreur d’interprétation. Marx conserve l’idée que les formes sociales nouvelles naissent des contradictions des formes antérieures. Mais la notion d’essence ne signifie plus du tout la même chose dans les textes de la maturité. L’idéal communiste ne constitue pas la vérité cachée derrière les formes capitalistes. Quand Marx convoque les notions d’essence et de phénomène dans Le Capital, par exemple au livre III, il ne se place pas sur le plan de la philosophie spéculative ou de la morale, mais de l’épistémologie. Il rappelle simplement que « toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses se confondaient ». Si les liens de causalité qui structurent les phénomènes économiques étaient donnés immédiatement, c’est-à-dire dans l’apparence, il n’y aurait pas besoin de science pour les révéler, ils se manifesteraient clairement à tout observateur. Un parallèle avec la science physique peut ici être éclairant. Tout le monde constate, en effet, que certains objets tombent. Dans la terminologie de Marx cette constatation énonce l’apparence des choses. En revanche, la loi qui régit ce mouvement n’est pas donnée directement dans cette apparence. Derrière l’objet qui tombe se cache un rapport essentiel qui explique l’apparence, et qui est révélé par les théories scientifiques sur la gravitation. La distinction entre essence et apparence exprime ce simple fait que dans toute science les explications vont à l’encontre des représentations immédiates du sens commun pour montrer des déterminations cachées au premier abord. L’exemple du salaire, d’ailleurs donné par Kelsen, est éclairant. Le fait que la marchandise qu’est la force de travail ait une valeur ne représente pas un idéal qui sera réalisé dans la société communiste. Cela signale une contradiction qui se manifeste dans les phénomènes économiques de la société capitaliste, et qui réside dans le fait que le travail semble avoir une valeur alors même qu’il est la mesure des valeurs. En raison de ces malentendus, la critique de Kelsen, qui se fonde en grande partie sur l’assimilation de la doctrine de Marx à du jusnaturalisme, se voit affaiblie.
Toutefois, bien que le concept d’essence ne renvoie pas à un idéal de justice, ne peut-on pas identifier dans l’œuvre de Marx une croyance dans les vertus du socialisme, croyance à partir de laquelle il jugerait la réalité sociale, à l’instar des partisans du droit naturel ? Marx serait-il un jusnaturaliste caché ? C’est ici que la confrontation entre Marx et Kelsen se montre particulièrement féconde, car elle soumet l’auteur du Capital à une question qu’il n’a pas directement traitée. Kelsen rapporte avec raison que Marx et Engels se défendent de combattre le capitalisme au nom d’une idée prédéfinie de la justice. En cela, ils s’opposent à d’autres pensées socialistes, comme l’anarchisme de Proudhon qui prétend explicitement se fonder sur l’idée éternelle de Justice et qui, pour cette raison, fait l’objet des railleries de Marx. Kelsen, cependant, en attirant l’attention sur le caractère émotionnel de la critique de l’exploitation, reproche justement à Marx et Engels de masquer leurs présupposés moraux en les présentant comme le résultat nécessaire de l’évolution sociale. À ses yeux, ceux-ci transforment leurs valeurs subjectives en lien causal :
La critique de la société par Marx et sa prédiction sur le communisme comme résultat nécessaire d’une évolution déterminée par une loi causale sont basées sur un jugement de valeur subjectif. Mais Marx et Engels le présentent comme une science.
Kelsen souligne un véritable problème de la pensée socialiste, dont Marx et Engels sont conscients et qu’ils ne parviennent pas pleinement à surmonter. Ceux-ci estiment que l’on ne peut opposer au capitalisme des valeurs, parce que ce serait lui appliquer une norme de jugement extérieure à lui, fondée sur des conceptions arbitraires. La société capitaliste produit un ensemble de valeurs morales, qui sont les seules normes envisageables pour le juger. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx fustige ainsi la référence à la notion d’équité dans les revendications sociales : « qu’est-ce que le partage “équitable” ? Les bourgeois ne soutiennent-ils pas que le partage actuel est “équitable” ? Et, en fait, sur la base du mode actuel de production, n’est-ce pas le seul partage “équitable” ? » Le renversement du capitalisme doit avoir le caractère d’une nécessité objective. Toutefois, comme le montre Kelsen, l’inéluctabilité de la victoire du prolétariat ne peut être déduite des contradictions économiques : on pourrait tout à fait imaginer que la solution du conflit de classe consiste à soumettre plus complètement le prolétariat pour qu’il ne se soulève pas.
Pourtant, ces remarques n’impliquent pas que Marx décrive le droit en jusnaturaliste. Si un certain jugement moral sous-tend ses écrits, par exemple lorsqu’il estime que le capital est sans scrupule, cela ne signifie pas que ses analyses soient fondées sur ce jugement moral. Les formes de dépassement du capitalisme décrites par Marx et Engels paraissent certes déterminées par une certaine vision d’une société juste présentée comme le résultat nécessaire du développement humain (particulièrement dans les textes de jeunesse), mais l’identification des contradictions propres aux formes sociales existantes relèvent d’une recherche empirique, qui peut être dénuée de présupposés moraux. Lorsque Marx explique le mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit, il cherche implicitement à justifier la mise en place d’une société communiste. Reste que ce phénomène est un fait, empiriquement vérifiable, et si la thèse de Marx s’avérait pleinement exacte, il faudrait conclure à l’impossibilité pour la production capitaliste de se maintenir sur ses bases. L’idée selon laquelle les formes sociales capitalistes sont contradictoires et ne peuvent subsister peut être conçue indépendamment de tout jugement de valeur.
Or, c’est dans cette optique que le droit est analysé. Jamais une loi n’est considérée comme contraire à l’idéal de justice. La critique la plus proche d’une position jusnaturaliste se trouve dans les articles sur la loi sur les vols de bois. Marx emploie la notion de nature juridique des choses, en s’inspirant de l’école historique de Savigny :
[L]a nature juridique des choses ne peut s’orienter selon la loi, au contraire, c’est la loi qui doit s’orienter selon la nature juridique des choses.
Il apparaît par-là que le droit ne se limite pas, chez le très jeune Marx, aux lois positives, puisque celles-ci doivent se conformer à un droit qui leurs préexiste. Seulement, le terme de nature juridique des choses renvoie au droit qui naît spontanément des pratiques sociales, et non à un idéal de justice. De plus, Marx abandonne ce concept dans ses œuvres ultérieures.
Dans ses travaux ultérieurs, quand Marx commente des législations spécifiques, il ne leur reproche jamais de contrevenir à la justice, ni même au socialisme ou d’être contraire à la réalité essentielle. Il juge simplement de leur adéquation aux conditions économiques. Lorsqu’il critique la loi bancaire de Robert Peel au livre III du Capital, il constate un fait, la pénurie de moyens de circulation que cette loi engendre, et en conclut qu’elle est inadaptée au fonctionnement du capitalisme. Kelsen pourrait arguer que cette proposition ne relève pas de la science juridique mais de l’évaluation politique. Toutefois, la science juridique n’est pas le seul discours pertinent pour penser le droit. Il paraît raisonnable de juger d’une législation en comparant ses effets réels avec ses effets voulus. Et c’est ce que fait Marx. Il décrit les effets d’une loi (la pénurie de moyens de circulation) la compare avec sa finalité annoncée (la résolution des crises monétaires) et conclut à son inefficacité.
Marx emploie, il est vrai, une expression déroutante, citée par Kelsen, au livre I du Capital. Il qualifie les lois sur les fabriques de « lois naturelles » de la production capitaliste. Kelsen ne commente pas plus avant ce terme qui appelle pourtant un commentaire pour être bien compris. Chez Marx, les formes sociales capitalistes ont la même force contraignante qu’un fait naturel. Ces formes ne sont pas déterminées consciemment, elles sont régies par des lois objectives qui s’imposent aux hommes de la même manière que la loi de la gravitation universelle par exemple. Aussi la locution « loi naturelle » ne renvoie-t-elle pas à une loi juridique transcendante relativement au droit positif, mais se rapporte à la loi scientifique. Les lois sur les fabriques sont considérées comme des lois naturelles parce qu’elles s’imposent à tous les acteurs sociaux et surtout parce qu’elles sont nécessaires au capitalisme. La contrainte qu’elles imposent n’est donc pas le produit de l’arbitraire mais des lois sociales elles-mêmes.
Dans ses œuvres de la maturité, Marx se borne au droit positif. Il pourrait donc être qualifié de positiviste, en un sens large. Il n’y a, à ses yeux, pas d’autre droit que le droit en vigueur. Simplement, parce qu’elles sont absolument imposées par les conditions économiques, certaines lois ne sont pas réellement le produit de la volonté d’État. C’est en ce sens très particulier qu’il est possible de parler de lois naturelles. Il faudrait alors distinguer les lois qui sont le produit d’une volonté particulière, et celle qui sont induites par les formes sociales elles-mêmes : les lois naturelles. Précisons qu’un État qui n’adopterait pas les lois sur les fabriques ne commettrait pas un crime contre les lois naturelles, et son droit ne se verrait pas qualifié de « faux droit ». Seulement, la dégradation physique et morale de l’ouvrier, et les agitations politiques qui en résulteraient, conduisent l’État à adopter de telles lois. L’existence de contraintes économiques et politiques imposant une législation particulière à l’État n’empêche pas que le seul droit soit le droit positif. Tant que l’État n’a pas édicté une loi, elle ne fait pas partie de l’ordre juridique.
Marx ne juge pas le droit existant à partir d’un droit naturel, tout simplement parce que l’objet de son étude n’est pas la validité des normes existantes. Ce qui préoccupe Marx, ce sont les effets de la législation. Dans le chapitre VIII particulièrement, il analyse l’inefficacité des premières législations sur les fabriques et commente les différents moyens qui furent mis en œuvre pour les contourner. Ce qui intéresse Marx dans le droit, ce sont les contraintes qui poussent à l’adoption des normes et les effets réels de la législation. Il analyse le droit dans une perspective délibérément sociologique. On peut penser comme Kelsen que la sociologie juridique ne se confond pas avec la science du droit, seulement on ne peut nier la pertinence de la démarche sociologique, comme Kelsen lui-même l’admet. Ainsi que l’écrit Pierre Hack : « Kelsen n’exclut pas toute autre connaissance du droit ; il n’y a aucune raison d’exclure que celui-ci puisse être examiné d’un point de vue sociologique ou historique ».
Si l’on excepte certains textes de jeunesse, les analyses de Marx sont exemptes de toute référence au droit naturel et se fondent sur la stricte prise en compte du droit positif, sur lequel seul un jugement politique, lié à l’efficience de ses dispositions et aux finalités qu’elles se donnent elles-mêmes, est porté. En ce sens, elles ne sont pas dénuées de scientificité. L’existence de contradictions internes qui minent une société est sans rapport avec le jugement moral que l’on peut porter sur une telle société. C’est en réalité dans la description des modalités de dépassement du capitalisme que Marx et Engels paraissent véritablement outrepasser le cadre scientifique. Animés par une certaine vision des rapports sociaux, ils forgent l’idée d’une société fondée sur des valeurs déterminées qu’ils présentent comme le résultat nécessaire du dépassement des contradictions capitalistes. C’est donc véritablement cet aspect, la question du dépassement du capitalisme, qui pose problème, ce que Kelsen ne manque pas de souligner.
III. La critique de la thèse du dépérissement du droit et de l’État
Kelsen attache beaucoup d’importance à la question du futur du droit et de l’État et à l’hypothèse de son dépérissement. D’après lui, cette question soulève de nombreuses contradictions. La définition que Marx et Engels proposent de l’État paraît incertaine. On affirme à la fois qu’il est un instrument de coercition à l’usage des classes dominantes, et un moyen d’abolir l’exploitation. Ensuite, une ambiguïté entoure la notion de dictature du prolétariat qui se présente à la fois comme une démocratie et une dictature. La question du droit communiste, enfin, pose problème, car de nombreux passages lient l’existence du droit à la société bourgeoise. L’intérêt de l’article portant sur la théorie juridique, nous laisserons de côté la question de la forme du gouvernement prolétarien pour nous concentrer sur les thèses concernant le droit et l’État.
Kelsen estime que l’État prolétarien ne saurait porter le nom d’État dans la mesure où, pour Engels, ce dernier désigne un instrument de coercition d’une classe sur une autre, fondé sur l’exploitation économique. Or, le prolétariat n’exploite pas économiquement les capitalistes. Si les prolétaires se constituent en force politique pour contraindre les capitalistes, le pouvoir qu’ils exerceront ne sera pas fondé sur la domination économique. L’organe répressif qu’ils mettront en place ne prolongera pas la coercition de classe et ne pourra donc être proprement appelé État selon la définition donnée par Engels. Cette interprétation peut se justifier et manifeste l’absence de définition claire de l’État chez Marx et Engels.
Néanmoins, la contradiction ne paraît pas aussi importante que Kelsen le laisse entendre. On pourrait considérer que la victoire politique du prolétariat amène une réorganisation de la production au seul profit des prolétaires, qui exploiteraient alors les restes de la classe capitaliste. Le prolétariat deviendrait la classe dominante économiquement. On peut aussi penser que seul l’État bourgeois se fonde sur la coercition économique et que l’État prolétarien se fonde sur une coercition uniquement politique. Il paraît également possible d’identifier deux sens au mot « État ». Selon le premier sens, l’État désignerait un simple organe de répression centralisé. Le second sens, plus spécifique, se rapporterait à l’État comme organe de répression de la classe dominante économiquement sur la classe dominée. Ainsi, diverses solutions permettraient de lever les contradictions relevées par Kelsen, afin de rendre plus cohérente les analyses d’Engels. Les problèmes qu’il soulève manifesterait moins une inconséquence théorique qu’une ambiguïté dans le vocabulaire utilisé.
La question de la place du droit dans la société communiste a, quant à elle, traversé les débats marxistes, et soulève des difficultés plus importantes. Pour Pašukanis ou Lénine, le droit est une forme bourgeoise appelée à disparaître. Pour Vychinski, c’est un instrument neutre qui peut servir la bourgeoisie comme le prolétariat. La plupart des textes de Marx lient le droit à la société bourgeoise. Pour le Manifeste du parti communiste, le droit est une idée bourgeoise. Mais, sous le nom de droit Marx pourrait viser le droit en vigueur sans toutefois se prononcer sur l’existence possible d’un droit communiste. C’est le texte de la Critique du programme de Gotha sur le droit égal qui reste le plus clair sur le sujet, et il est d’ailleurs cité par Kelsen. Il y est écrit que, dans la première phase de la société communiste, le droit bourgeois subsiste. Kelsen estime la formulation peu heureuse. Elle exprimerait le fait qu’il y a dans cette phase un groupe gouvernant et un groupe gouverné. Si l’expression de « droit bourgeois » peut prêter à confusion, elle n’a rien à voir avec la scission du corps social en deux groupes. En se penchant sur le texte, on s’aperçoit que le droit bourgeois se maintient dans la première phase du communisme parce que la répartition des biens se règle encore selon la loi de la valeur :
C’est manifestement ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est échange de valeurs égales. […] Le droit égal est donc toujours ici dans son principe… le droit bourgeois.
Ce passage confirme ce que l’on peut déjà déduire du chapitre II du livre I du Capital, à savoir que le droit est une forme sociale intrinsèquement liée à l’échange marchand et dont le but est d’abstraire les individus concrets de leurs déterminations pour qu’ils puissent participer universellement à l’échange, indépendamment des rapports personnels qui les lient les uns aux autres. En effet, c’est par le rapport juridique d’échange que les possesseurs de marchandises se reconnaissent comme propriétaires privés. Dans ce rapport d’échange, « les personnes ne sont pas autre chose que la personnification des rapports économiques » et « c’est en tant que porteurs de ces rapports qu’elles se rencontrent ».
Le droit accomplit pour les personnes ce que la valeur accomplit pour les marchandises, leur égalisation en vue de l’échange. C’est seulement dans cette mesure que l’on peut parler de droit bourgeois. Qui plus est, si une telle forme se maintient dans la société communiste, c’est, d’une part, parce que dans sa première phase celle-ci porte encore les stigmates de la société capitaliste et, d’autre part, parce que le droit est une forme qui relève de la production marchande simple, où n’existe pas encore le rapport capitaliste à proprement parler, puisqu’il y est fait mention dès le chapitre 2, c’est-à-dire avant que n’intervienne le concept de capital (chapitre 4).
Quand le communisme aura dépassé le stade où il fonctionne encore suivant les lois de l’échange, le droit serait logiquement appelé à disparaître. Marx n’est pourtant pas si clair. Dans un autre passage de la Critique du programme de Gotha, il affirme que « le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ». Cette phrase laisse entendre que le droit est une institution transhistorique prenant des formes différentes suivant la société. Il y aurait alors possiblement un droit communiste. Pourtant, cela n’est pas affirmé clairement. Une grande ambiguïté subsiste. Kelsen a donc raison de s’interroger sur la nature des réglementations nécessaires au fonctionnement de la société communiste que Marx n’évoque pas.
Ce silence s’explique sans doute par la visée de l’œuvre de Marx, qui ne consiste pas à décrire les institutions futures, mais à montrer l’impossibilité pour la société actuelle de se maintenir sur ses bases. Comme il l’écrit dans la postface de la deuxième édition allemande du livre I du Capital, il ne s’agit pas pour lui de « formuler des recettes (comtiste ?) pour les gargotes de l’avenir ». Le but n’est pas de présenter un idéal communiste, mais de servir le combat politique en accélérant le processus de dissolution de la société existante. La première préface du livre I du Capital est claire sur ce point :
Lorsqu’une société est sur le point de parvenir à la connaissance de la loi naturelle qui préside à son évolution – et la fin ultime visée par cet ouvrage est bien de dévoiler la loi d’évolution économique de la société moderne – elle ne peut cependant ni sauter, ni rayer par décret les phases naturelles de son développement. Mais elle peut abréger et atténuer les douleurs de l’enfantement.
C’est justement cet aspect de l’œuvre de Marx, son caractère intrinsèquement politique, qui conduit à Kelsen à nier sa scientificité. À la fin Kelsen de The Communist Theory of Law, Kelsen soutient que Marx confondrait la science et la politique.
Conclusion
Toutes les analyses de Kelsen tendent vers cette idée que les écrits de Marx et d’Engels ne peuvent être scientifiques parce qu’ils servent un discours politique. En relevant la dualité entre la nature idéologique et la nature objective du droit, Kelsen cherche à montrer que Marx conçoit le socialisme comme la réalité essentielle, cachée du monde présent : « la réalité “interne” et “réelle” n’est que la réalité telle qu’elle est perçue dans la conception d’une autre [idéologie], l’idéologie socialiste ». Marx serait donc un idéologue qui justifierait ses convictions en prenant les traits d’un scientifique. Pareillement, l’accusation de jusnaturalisme a pour but de révéler le jugement moral qui sous-tend la vision marxienne du droit. Et la dénonciation par Kelsen des contradictions qui minent le discours sur le droit et l’État dans la société communiste vise à critiquer l’utopie d’un monde sans droit et sans État prétendument professée par Marx et Engels.
Leur théorie serait dévoyée, car transformée en pratique tournée contre la réalité existante. Marx et Engels assigneraient à la science le but d’évaluer la réalité conformément à une valeur présupposée. Une telle attitude contreviendrait à la nécessaire neutralité axiologique de la science, exigence que Kelsen reprend à Max Weber. Kelsen remarque avec acuité la confusion de genres entretenue par Marx. Pourtant, comme il a été souligné, la présence de discours moraux dans les analyses de Marx ne signifie pas que celles-ci se fondent sur ceux-là. On pourrait dénier toute velléité scientifique à Marx s’il se contentait de juger la réalité existante à l’aune de son idéal. Il ne fait cependant pas que cela. Il tente de montrer qu’il existe des contradictions internes à la société. Une telle tâche peut s’accomplir sans présupposer de jugement de valeur. Dans la préface à la première édition allemande du Capital, Marx écrit :
Il n’est pas question dans ce livre des degrés de développement plus ou moins élevés atteints par les antagonismes sociaux qu’engendrent les lois naturelles de la production capitaliste. Il s’agit de ces lois elles-mêmes.
Son exposé a ainsi un but précis, qui prétend relever d’une démarche scientifique, à savoir expliquer les lois objectives qui gouvernent la société capitaliste. En précisant qu’il ne s’intéresse pas à l’évolution des antagonismes sociaux, il affirme que sa théorie ne prend pas en compte la situation politique immédiate. On constate donc une certaine distance entre la théorie et la praxis. La théorie a malgré cela un objectif politique, qui consiste à faciliter l’action du prolétariat afin d’abréger les douleurs de l’enfantement de la société nouvelle. C’est ce qui différencie fondamentalement la vision des sciences sociales de Marx et Kelsen.
Chez Kelsen, la science peut avoir une certaine portée pratique. Bien que Kelsen conçoive sa théorie comme une théorie pure du droit, il explique, par exemple, que sa conception de l’interprétation pourrait avoir des conséquences bénéfiques sur la pratique. Ainsi, sa science du droit peut servir certains intérêts sociaux en dégageant les juristes de conceptions qui les illusionnent. Chez Marx, cependant, la finalité pratique de la science sociale a beaucoup plus d’importance puisque la compréhension des mécanismes sociaux permet de prédire la nécessaire négation des formes sociales existantes et sert une politique révolutionnaire.
Cet affrontement dessine deux visions particulières des sciences sociales. Pour la première, qui caractérise Kelsen, la science doit être strictement distinguée des enjeux politiques. Pour la seconde, celle de Marx, la science sociale s’inscrit dans le prolongement des luttes politiques. Elle est comme la continuation des luttes politiques par d’autres moyens.
Elie Aslanoff
Ancien étudiant en droit de l’Université Panthéon-Assas Paris II et titulaire d’un master 2 de philosophie du droit et droit politique de cette université, Elie Aslanoff prépare actuellement une thèse de doctorat à l’École de droit de Sciences Po Paris. Ses travaux de recherche portent sur la théorie juridique de Karl Marx.