De l’autonomie de la volonté à la justice commutative. Du mythe à la réalité
1. S’interroger sur la destinée et la valeur de l’autonomie de la volonté est une démarche qui peut paraître classique pour un civiliste. Question préalable à l’étude du droit des contrats, elle semble constituer un passage quasi-obligé de l’introduction à la matière. Pour saisir le sens exact de cette interrogation, il n’est cependant pas inutile de rappeler ce que représente, d’un point de vue épistémologique, l’autonomie de la volonté pour les juristes. Il s’agit de ce qu’il est désormais convenu d’appeler une « théorie », c’est-à-dire une construction de l’esprit, apte à traduire ou synthétiser, en quelques règles et principes, le contenu et peut-être surtout l’esprit de la matière. Il reste que comme toute construction doctrinale, la théorie de l’autonomie de la volonté peut être appréhendée de deux façons bien distinctes. Elle peut être perçue comme une théorie purement descriptive ayant pour seule ambition de rendre compte, le plus exactement possible, de la réalité observée. Mais elle peut également être comprise comme une théorie prescriptive visant, cette fois-ci, à promouvoir un certain droit des contrats, à militer pour certaines règles contractuelles. La théorie de l’autonomie de la volonté se mue alors, en quelque sorte, en doctrine de l’autonomie de la volonté. La question de sa destinée semble ainsi se dédoubler. Privilégiant son versant descriptif, il s’agit de vérifier si l’autonomie de la volonté rend encore compte du droit positif. Adoptant le point de vue prescriptif, il s’agit plutôt d’observer si cette théorie est toujours défendue en doctrine. Deux questions relativement simples. Un plan en deux parties. Le programme pourrait sembler établi. Et pourtant, il n’en est rien. D’abord, parce que nous nous sommes permis la fantaisie (peut-être encouragé ou désinhibé par l’atmosphère plus philosophique que juridique de l’Institut Villey…) de ne pas couler cette intervention dans un plan deux parties. Ensuite, et surtout, car avant même de se demander si l’autonomie de la volonté est encore aujourd’hui respectée en droit positif ou défendue en doctrine, encore faut-il se convaincre qu’elle l’a déjà été par le passé. Une telle interrogation pourra peut-être paraître saugrenue à certains. Elle ne l’est pourtant nullement. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler que la théorie de l’autonomie de la volonté a été élaborée… par ses adversaires ! Or, ici comme ailleurs, le passé éclaire l’avenir : l’origine de la théorie explique, pour une large part, son devenir.
2. À l’échelle de l’histoire du droit privé, l’apparition de l’autonomie de la volonté dans le discours des juristes est récente, très récente même. Dans son ouvrage sur la naissance et l’évolution du concept, Véronique Ranouil observe que l’expression n’apparaît dans les écrits juridiques qu’à la toute fin du XIXe siècle. D’abord employée par les internationalistes, pour exprimer la thèse selon laquelle la loi applicable au contrat serait celle choisie par les parties, elle fut ensuite utilisée par les civilistes pour évoquer le principe du libre jeu des volontés dans les conventions privées. Fin XIXe, on l’aura compris, l’apparition de l’autonomie de la volonté est concomitante de ce qu’il est convenu de présenter comme le tournant du droit civil français : ce moment « dix-neuf-cents » qui aurait vu le passage d’une école juridique classique à une école juridique nouvelle.
Quant à la méthode, l’époque aurait été marquée par le déclin d’une École de l’Exégèse, servile et stérile, au profit d’une École de la Science libre, attentive, au-delà de la lettre du Code, aux réalités et sciences sociales nouvelles. Mise en avant par François Gény et Raymond Saleilles, la thèse de la révolution méthodologique a été efficacement entretenue dans la première moitié du XXe siècle par les écrits de Julien Bonnecase et d’Eugène Gaudemet sur la pensée juridique française. On en est revenu depuis. De nombreuses études ont dénoncé son caractère systématique et même mensonger. Si l’on excepte les quelques commentaires dénués de toute hauteur de vue, car fruits d’auteurs moins talentueux, la lecture des grands traités du XIXe siècle convainc sans difficulté de l’incontestable ouverture d’esprit des jurisconsultes de l’époque : Toullier, Demolombe et Troplong, pour ne citer qu’eux, ne manquaient jamais une occasion d’en appeler à l’esprit des textes, au sentiment de justice, au droit naturel, à l’équité, à l’histoire, et même, déjà, au droit comparé. À tel point qu’il ne paraît pas excessif d’affirmer, à la suite de Christophe Jamin, que les tenants de l’École nouvelle n’ont fait que « conceptualiser » ce que les premiers commentateurs du Code civil « pratiquaient avec naturel ».
Davantage que la méthode, c’est la réalité à laquelle les juristes étaient confrontés qui avait évolué depuis l’adoption du Code civil. Il est en effet indéniable, pour revenir à notre sujet, que la réalité contractuelle de 1900 n’était plus celle de 1804. Produits de l’industrialisation croissante du XIXe siècle, on vit apparaître, à côté des classiques contrats de gré à gré, négociés par des parties aux forces équivalentes, des contrats dits d’adhésion, c’est-à-dire des conventions dont le contenu est édicté de manière unilatérale par une partie en position de force. Parmi ces contrats de masse, citons le contrat de transport (ferroviaire et maritime), le contrat d’assurance, le contrat de fourniture d’électricité et de gaz, mais également, bien sûr, le contrat de travail, autour duquel se noua la « question sociale » qui opposa libéraux et socialistes lato sensu. C’est dans ce contexte, à l’occasion de cette bataille, qu’apparaît le concept d’autonomie de la volonté dans la doctrine juridique.
3. Si l’expression était déjà apparue sous la plume de quelques civilistes de renom, comme François Gény et René Demogue, c’est assurément la thèse publiée en 1912 par Emmanuel Gounot, Le principe d’autonomie de la volonté, qui lui assura la postérité. Davantage que le titre, c’est pourtant le sous-titre de son étude qui aurait dû retenir l’attention : Contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique. On l’aura compris, l’ambition de Gounot n’était pas d’assurer la promotion de l’autonomie de la volonté, mais, au contraire, de réaliser une critique systématique de cette « doctrine individualiste classique des volontés individuelles ». Comme l’écrit très justement Véronique Ranouil : « C’est pour mieux l’attaquer qu’il la décrit et la nomme ». Fort naturellement, le premier temps de l’étude fut consacré à la présentation de l’ennemi, c’est-à-dire, en réalité, à son édification tant personne avant lui n’avait songé à systématiser cette doctrine juridique de l’autonomie de la volonté.
4. Dans un premier temps, Emmanuel Gounot dégage son origine philosophique en offrant une riche et auguste ascendance à l’autonomie de la volonté : l’École jusnaturaliste, la philosophie des Lumières, la pensée économique libérale, la doctrine du contrat social, et enfin, et surtout, la philosophie morale de Kant, où la doctrine classique aurait trouvé, selon lui, l’« expression la plus parfaite » du principe d’autonomie de la volonté. Encore aujourd’hui relayée par quelques ouvrages, la filiation kantienne de la théorie juridique de l’autonomie de la volonté apparaît pourtant extrêmement douteuse. Comme on n’a pas manqué de le rappeler, l’« autonomie de la volonté » de Kant est morale et non juridique. Ce n’est pas, en effet, dans sa Doctrine du droit, mais dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, puis dans la Critique de la raison pratique, que le philosophe élabore cette théorie, ou, plus exactement, dévoile cette « idée ». « Source de tous les principes illégitimes de la moralité », la volonté hétéronome est celle qui se détermine en vue d’une fin. L’impératif qu’elle exprime est hypothétique : « je ne dois pas mentir, écrit Kant, si je veux continuer à être honoré ». « Principe suprême de moralité », la volonté autonome se détermine, à l’inverse, par elle-même, c’est-à-dire indépendamment de tout mobile extérieur. L’impératif est ici de nature catégorique : « je ne dois pas mentir, alors même que le mensonge ne me ferait pas encourir la moindre honte ». La volonté autonome ou « volonté bonne » correspond donc à la volonté désintéressée ou volonté en soi, dont le principe – ou impératif catégorique – peut être exprimé à travers la formule suivante : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Avouons-le, on est ici bien loin de la doctrine de l’« autonomie de la volonté » combattue par Gounot.
5. Gounot présente ensuite le contenu juridique de cette doctrine en affirmant qu’elle repose sur « deux postulats fondamentaux » : 1° Nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu ; 2° Tout engagement libre est juste. Une telle théorie n’est effectivement pas sérieuse. Ainsi exprimée, la théorie de l’autonomie de la volonté est assurément erronée. Oui, mais ainsi comprise, elle n’a jamais été défendue ou souhaitée. La doctrine de l’autonomie de la volonté dépeinte par Gounot ne correspond nullement, contrairement à ce qu’il prétend, à la « philosophie classique du droit des obligations ». Elle en contredit même les principes les plus évidents.
Nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu, d’abord. Quel juriste aurait pu songer à défendre une telle position ? La simple lecture du plan du Code civil nous rappelle qu’un individu peut être engagé en dehors de sa volonté : au Titre III du Livre III, consacré aux obligations conventionnelles, succède un Titre IV, expressément intitulé « Des engagements qui se forment sans convention ». Et effectivement, en matière délictuelle et quasi-contractuelle, ce n’est pas la volonté, mais la loi qui donne naissance à l’obligation mise à la charge du responsable et de l’enrichi.
Tout engagement libre est juste, ensuite. Quel est le sens de ce second postulat ? Selon Emmanuel Gounot, il signifie que la volonté individuelle « jouit dans l’exercice de cette autonomie d’une absolue liberté » : « En résumé, dans l’acte juridique, la volonté est tout ; elle est le seul élément essentiel de sa formation, comme aussi la base unique de son interprétation. Je ne suis obligé par un acte juridique que si je le veux, au moment où je le veux, et dans la mesure où je le veux ». Là encore, l’excès est manifeste. Contrairement à ce que prétend Gounot, aucun juriste du XIXe siècle n’a osé prétendre que la volonté individuelle était l'alpha et l'omega du contrat. Ce serait nier l’existence, et la raison d’être, de l’article 6 du Code civil, qui interdit de « déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs ». Ce serait également oublier que l’article 1134, prétendu siège de la soi-disant autonomie de la volonté, réserve la force obligatoire aux conventions « légalement formées ». Comme le relève Nicolas Courmaros, « il ne faut pas réfléchir beaucoup pour s’apercevoir, qu’ainsi présenté, ce principe est plutôt celui de l’hétéronomie de la volonté ». Telle était l’opinion des premiers commentateurs du Code civil, que l’on ne saurait présenter, comme le fait Emmanuel Gounot, comme des partisans déclarés ou adhérents refoulés d’une quelconque « autonomie de la volonté ». Il suffit de lire leurs commentaires des articles 6 (ordre public et bonnes mœurs), 1101 (définition du contrat), 1108 (conditions de validité du contrat) et surtout 1134 du Code civil (force obligatoire des conventions) pour s’apercevoir que la volonté n’est jamais présentée comme le fondement de la force obligatoire des contrats. C’est, tout au contraire, dans la loi que les principaux jurisconsultes du XIXe siècle trouvent la source du caractère contraignant des engagements contractuels : « La loi sanctionne les conventions ; elle leur prête toute sa force ; en un mot, elle les érige en lois, comme le dit énergiquement l’article 1134 ». Cette lecture hétéronome de l’article 1134, al. 1, est sans doute l’une des idées les mieux partagées au sein de la doctrine contractuelle. Une telle interprétation s’accorde parfaitement avec la pensée des rédacteurs du Code civil, qui n’étaient nullement « spiritualistes » ou « volontaristes », comme en atteste l’étude minutieuse des travaux préparatoires réalisée par Xavier Martin. En ce début de XIXe siècle, l’Homme n’était pas perçu comme une pensée libre ou raisonnable, mais comme une « mécanique d’intérêts et de penchants », nécessairement éphémères et variables, et, par conséquent, « incapable de volonté suivie ». On est donc loin du soubassement moral et politique prêté au droit, prétendument classique, des contrats :
« Comment un socle anthropologique aussi chétif pourrait-il fonder le dogme prétendument granitique d’une auto-nomie de la volonté individuelle ? Ne doit-on pas renouveler l’interprétation brevetée de l’article 1134, al. 1er ? Si l’homme est, ainsi, conditionné par ses appétits, si sa volonté n’est que girouette, des individus s’engageant par contrat doivent être, dans l’intérêt social, proprement ligotés à leur engagement, et le législateur à cet effet maintiendra dans les reins de chaque contractant la pointe de cet alinéa pour tenir socialement coordonnée cette masse d’individualités mécaniquement égoïstes ».
Ce n’est pas la force innée de la volonté humaine, mais, à l’inverse, sa faiblesse congénitale, qui justifie, dans l’esprit des rédacteurs du Code civil, l’intervention prescriptive et coercitive de l’autorité publique.
6. La systématisation de la doctrine de l’autonomie de la volonté réalisée par Emmanuel Gounot apparaît donc largement outrancière, pour ne pas dire mensongère. L'auteur en avait d’ailleurs conscience puisqu’il consacra les dernières pages de son introduction à tenter de se justifier :
« Il est très vrai, répondrons nous, qu’aucun jurisconsulte n’a pu affirmer les formules qui précèdent sans cesser par là même d’être jurisconsulte. Ce sont, en effet, des formules de philosophes qui construisent un monde idéal, et non pas l’expression adéquate du monde juridique réel. On ne saurait les appliquer au droit tel qu’il est, sans leur faire subir de multiples correctifs. Aussi, qu’on ne se méprenne pas sur le sens de notre exposé. Nous ne prétendons pas que les juristes français du XIXe siècle aient présenté les deux principes dont nous avons parlé, comme traduisant de façon exacte et complète l’état actuel de notre législation positive ; ils auraient dû pour cela fermer les yeux à l’évidence. Mais nous croyons que ces deux dogmes expriment assez bien l’idéal de la philosophie juridique dont, consciemment ou non, ils se sont le plus fréquemment inspirés, les postulats avoués ou cachés, de la plupart de leurs raisonnements ».
Cette affirmation, aux accents psychanalytiques, paraît un peu courte. Disons-le, il en faudrait plus, beaucoup plus, pour réussir à convaincre que les juristes du XIXe siècle aient été inspirés par un « idéal » qui allait directement à l’encontre de leur enseignement.
7. Si l’on peut comprendre la tactique, classique, employée par Emmanuel Gounot, caricaturer pour mieux combattre, on est obligé de constater qu’elle n’a nullement porté ses fruits. Il souhaitait abattre la théorie de l’autonomie de la volonté. Il lui offrit une place au Panthéon des idées juridiques. À la suite de la thèse de Gounot, la doctrine sembla se laisser prendre au jeu. Inconnue au début du XXe siècle, l’autonomie de la volonté fit son apparition dans les manuels et traités à partir des années 1930, avant d’être systématisée dans une construction appelée à devenir, à l’instar de la théorie de l’unité du patrimoine d’Aubry et Rau, un morceau de choix dans le catéchisme de l’étudiant en droit. On prit ainsi l’habitude de présenter l’autonomie de la volonté comme la théorie classique du contrat, qui commandait, côté formation, le consensualisme et la liberté contractuelle, et côté exécution, la force obligatoire et l’effet relatif. Cette vulgate autonomiste devint le point de départ de la réflexion doctrinale sur le contrat. Le point de départ, car on était contraint d’admettre qu’elle ne rendait pas compte de la réalité de la matière contractuelle. On prit alors l’habitude de relever ses insuffisances et limites : retour du formalisme, dirigisme contractuel, atteintes à la force obligatoire, entorses à l’effet relatif, etc.. Le constat de ces entorses, de plus en plus nombreuses, ne put que faire douter de la pertinence de la théorie « classique » : si durement touchée par la « crise », la doctrine de l’autonomie de la volonté ne devait-elle pas être abandonnée ou dépassée ?
8. Faute d’ennemi véritable, la bataille était évidemment gagnée d’avance. Mais combattre une chimère ou un moulin à vent ne présente pas que des avantages. Elle vous fait courir le risque de renouer, sous couvert de théorie nouvelle, avec une réalité qui n’avait jamais été niée... sauf, bien sûr, par les prétendus partisans de la prétendue théorie de l’autonomie de la volonté.
Tel est assurément le défaut de la théorie dite « normativiste », selon laquelle le contrat (norme inférieure ou déléguée, créée à l’initiative des parties) oblige les contractants parce que la loi (norme supérieure ou délégante) le prévoit. Une telle affirmation est exacte. Elle ne présente toutefois aucun intérêt. Simple paraphrase de l’article 1134, al. 1er, elle ne donne aucune indication sur le fondement, et donc les limites, de la force obligatoire imposée par le législateur. On retrouve ici la carence habituelle de la posture positiviste : en se contentant de reformuler les « normes juridiques » en « propositions de droit », on se condamne à ne pas apporter grand-chose à la réflexion, sauf à considérer, pour revenir à notre sujet, que l’affirmation selon laquelle les parties sont tenues parce que l’article 1134 le prévoit mérite d’être élevée au rang de « théorie » du contrat.
La même réserve peut être émise à l’encontre de théories plus « civilistes », telle, par exemple, la théorie du « volontarisme social » défendue par Jean-Luc Aubert, que l’auteur synthétisait de la façon suivante :
« La volonté individuelle reste ainsi le fondement de l’effet obligatoire du contrat en ce que c’est bien la volonté des contractants qui décide de la création des obligations correspondant à leurs besoins. Elle est, de ce point de vue, un pouvoir initial : la volonté individuelle a l’initiative de la relation contractuelle. Mais cette volonté ne peut pas tout faire ni faire n’importe quoi : elle doit respecter les conditions auxquelles la loi subordonne son efficience juridique ; elle doit se conformer aux règles que la loi édicte pour la sauvegarde des intérêts de la société et de ses membres ».
Volontarisme, car la volonté individuelle est à l’initiative de l’opération. Social, car la société impose des limites à l’initiative privée. Après avoir combattu la chimérique autonomie de la volonté, « fondement supposé du droit classique des contrats », Jean-Luc Aubert renoue ici avec la perception classique et, disons-le, (quasi) unanime de la réalité contractuelle : les individus ont la faculté de conclure un contrat (C. civ., art. 1101) dont la loi garantira l’exécution s’il respecte les conditions posées par elle (C. civ., art. 1134).
9. Deux éléments du phénomène contractuel semblent donc s’imposer avec une certaine évidence en doctrine : d’un côté, en amont, les volontés individuelles, qui prennent l’initiative de la création des droits et obligations ; de l’autre, en aval, la loi ou l’ordre social, qui contraint les parties à respecter leurs volontés initiales. L’inconnu ou le disputé se situe entre les deux. La question est simple à formuler, plus délicate à résoudre : pourquoi la loi impose-t-elle le respect des engagements contractuels ? Ou encore, pour prolonger les théories précitées : pourquoi la norme légale rend-elle obligatoire la norme contractuelle ? pourquoi la société impose-t-elle le respect des volontés individuelles ?
Dans une première approche, il est possible de se simplifier la tâche, sans pour autant déserter en rase campagne, en abandonnant le questionnement téléologique au profit d’un simple constat, si l’on peut dire, phénoménologique. Avant de se demander « pourquoi », on peut déjà observer, comme le préconisait Georges Rouhette, « quand » les conventions obligent ? La solution nous est donnée à l’article 1134, al. 1er : elles obligent lorsqu’elles sont « légalement formées ». Et quand sont-elles légalement formées ? La réponse n’est pas beaucoup plus difficile à trouver : lorsque les conditions de validité prévues à l’article 1108 sont respectées, c’est-à-dire, pour faire simple et sans vouloir entrer dans les différentes controverses relatives à chacune de ces conditions, lorsque deux ou plusieurs personnes, capables et aux consentements sains, sont tombées d’accord sur une opération, suffisamment déterminée, conforme à l’ordre public, qui permet la satisfaction de leur intérêt patrimonial ou moral. Pour passer du quand au pourquoi, du lorsque au parce que, c’est-à-dire des conditions au fondement de l’efficacité du contrat, il ne reste plus alors qu’à identifier, mais c’est ici que les choses se compliquent, la raison d’être de ces conditions légales.
À l’époque contemporaine, un auteur, Jacques Ghestin, s’est distingué en élaborant une théorie, la théorie de l’utile et du juste, susceptible de répondre à cette question de l’« au-delà » (la finalité) ou, peut-être plus exactement, de l’« en-deçà » (le fondement) de la règle du jeu contractuel. Selon cet auteur, « le juste et l’utile sont les fondements mêmes de la force obligatoire du contrat ». Quant à l’utilité, si l’auteur évoque l’utilité particulière, c’est à l’utilité publique qu’il accorde la plus grande importance en soulignant, à raison, que la première « ne joue qu’un rôle relativement limité dans la théorie générale du contrat ». Si elle peut justifier le recours à la volonté individuelle comme instrument de prévision et de sécurité juridique, l’utilité publique explique aussi, et peut-être surtout, les limites qui lui sont imposées au nom de l’intérêt général, c’est-à-dire au nom des valeurs jugées essentielles par et pour la société. Quant à la justice, Jacques Ghestin, prenant appui sur Aristote et Saint Thomas, oppose la justice distributive et la justice commutative (ou corrective), en soulignant, qu’en matière contractuelle, « c’est la justice commutative ou corrective qui joue le rôle le plus caractéristique ». Cette exigence de justice commutative impose « que le contrat ne détruise pas l’équilibre qui existait antérieurement entre les patrimoines ; ce qui implique que chacune des parties reçoive l’équivalent de ce qu’elle donne ».
10. Le respect de l’utilité publique (intérêt général) et la sauvegarde de la justice contractuelle (intérêts individuels) sont effectivement les deux impératifs que la loi (et derrière elle la société) oppose au plein épanouissement des volontés individuelles. Ce sont bien ces deux exigences qui sont traduites par les différentes conditions posées à l’article 1108 du Code civil. La difficulté, le cœur de la problématique contractuelle, est – était déjà hier et sera encore demain – de déterminer la juste limite, c’est-à-dire la juste conciliation entre, d’un côté, la liberté contractuelle, et de l’autre, l’intérêt général et la justice individuelle. Apparaît ici la véritable ligne de fracture du droit des contrats. Elle n’a jamais séparé les partisans de l’autonomie de la volonté aux tenants de son hétéronomie (la première n’ayant jamais été sérieusement défendue), mais, plus simplement, les partisans d’une plus grande liberté contractuelle et les tenants d’une limitation accrue des volontés individuelles au nom de l’intérêt général ou de la justice contractuelle. Le conflit est donc double : liberté contractuelle versus intérêt général, d’une part ; liberté contractuelle contre justice contractuelle, d’autre part.
Le premier conflit est assurément le plus important puisqu'il rejoint la question fondamentale du vivre ensemble : quelle doit être la place respective des individus et de l’État lato sensu, de la liberté privée et de l’organisation sociale, des revendications individuelles et du bien commun ? Emmanuel Gounot prend part à ce débat. En marge de sa critique de la prétendue doctrine de l’autonomie de la volonté (du contrat privé) apparaît en effet, au fil des pages, une véritable charge, d’ailleurs remarquable, à l’encontre de la « conception robinsoniste de l’homme » (du contrat social). Fondamentale, cette question politique est progressivement passée au second plan de la scène doctrinale. À la suite de la riche étude que lui a consacrée Yves Lequette, on doit même remarquer que le courant doctrinal qui milite aujourd’hui pour une meilleure protection des contractants, le courant dit « solidariste », a largement délaissé le « lien social » au profit de la seule justice inter-individuelle. Mieux ou pire encore, c’est selon, il semble même, comme le relève Yves Lequette, que les solidaristes, du moins certains d’entre eux, soient plutôt enclins, sinon à saluer, du moins à accepter sans broncher, les différentes avancées libérales, tant sur le plan moral (ex. : recul du contrôle des bonnes mœurs, avec l’exemple caricatural des libéralités quasi-rémunératoires à la concubine) que sur le plan social (ex. : recul de la protection sociale ou des services publics via un certain droit communautaire), tantôt au nom des droits et libertés de l’homme, tantôt au nom du sacro-saint marché.
C’est donc sur le second terrain que se joue la bataille contemporaine du droit des contrats. Elle oppose, d’un côté, les volontaristes, qui défendent la liberté contractuelle (et non les autonomistes, qui défendraient une soi-disant autonomie de la volonté), et, de l’autre, les solidaristes, qui, en dépit de leur diversité d’inspiration, se retrouvent pour défendre la justice contractuelle ou commutative. On peut résumer ce conflit en deux formules bien connues. Pour les volontaristes, la pensée maintes fois répétée d’Alfred Fouillée : « Qui dit contractuel dit juste ». Pour les solidaristes, la réplique de Raymond Saleilles : « Les juristes veulent pouvoir dire : “cela est juste parce que cela a été voulu”. Il faut désormais que l’on dise « cela doit être voulu, parce que cela est juste” ». Aujourd’hui comme hier, le droit des contrats apparaît ainsi tiraillé, comme le relève Philippe Jestaz, entre « une conception volontariste, qui privilégie le respect des volontés réelles ou supposées » et « une conception commutative, qui privilégie l’équilibre du contrat ».
11. Respect de la volonté ou recherche d’un équilibre ? Liberté contractuelle ou justice commutative ? Laquelle de ces deux valeurs doit être privilégiée ? Nous répondrons, sans hésitation, la justice commutative, mais en précisant aussitôt qu’un tel ralliement ne va nullement à l’encontre de la liberté contractuelle tant la doctrine aristotélicienne du contrat s’éloigne des vues de ceux qui avancent aujourd’hui en son nom. C’est dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque, rappelons-le, qu’Aristote entreprend la présentation de la justice commutative ou, plus exactement d’ailleurs, du juste dans les commutations, c’est-à-dire dans les échanges de valeurs. Selon Aristote, les commutations volontaires, c’est-à-dire les conventions, doivent respecter une égalité arithmétique, c’est-à-dire une équivalence entre les prestations. Telle est, dans l’esprit du philosophe, la fin du droit des contrats : la justice commutative, c’est-à-dire le maintien des équilibres patrimoniaux. Demeure toutefois la question des moyens : comment assurer la justice dans les contrats ? Faut-il s’en remettre à la volonté des parties, solution prônée par l’école volontariste ? Doit-on permettre au juge d’apprécier l’équilibre contractuel, solution préconisée par le courant solidariste ? La réponse apportée par Aristote est dénuée d’ambiguïté : c’est aux parties et à elles seules qu’il appartient de déterminer le juste dans les commutations, c’est-à-dire l’équivalence des prestations. Pourquoi ? Car, « il n’est pas possible, écrit Aristote, de subir l’injustice volontairement ». Saint Thomas le redira après lui, si « quelqu’un donne volontairement à un autre plus qu’il ne lui doit, il ne commet ni injustice, ni inégalité ». Dans la pensée d’Aristote, un contractant qui s’engage librement ne saurait se plaindre d’un déséquilibre des prestations, c’est-à-dire, techniquement, d’une lésion. Il illustre sa pensée par un exemple : lorsque Glaucus donne à Diomède « des armes d’or pour des armes de bronze, la valeur de cent bœufs pour neuf bœufs », il n’y a aucune injustice si le premier s’est engagé volontairement envers le second. On l’aura compris, l’affirmation selon laquelle la théorie de la justice commutative commanderait l’équivalence objective des prestations n’est rien moins qu’un travestissement de la pensée d’Aristote, qui défendait, au contraire, le rôle essentiel de la volonté dans la détermination du juste. Comme le relève Michel Villey, cette détermination préalable de la contrepartie « dispense le juge d’estimer la mesure et consistance précise de la juste contreprestation », puisque celui-ci devra se régler « sur cette norme du juste positif : ce dont les parties ont convenu ». Par où l’on comprend que d’Aristote à Kant, en passant par Saint Thomas ou Grotius, on retrouve toujours la même idée fondatrice pour le contrat : l’homme étant le meilleur juge de son intérêt, c’est à lui qu’il appartient de déterminer l’équivalent de sa prestation. Mais identifier le fondement de la règle du jeu contractuel, c’est également en apercevoir la limite. Cette présomption de libre détermination du juste contractuel doit être écartée dès lors qu’il est acquis que la partie lésée n’a pas été en mesure de défendre ses intérêts, par exemple, comme l’observe Jean Tricot dans ses notes sous l’Éthique à Nicomaque, « si un dol ou une fraude viciait la convention ».
Cette théorie de la justice commutative, son principe comme sa limite, permettent de rendre compte de l’ensemble du droit des contrats. Elle justifie, non seulement les règles originaires de 1804, mais également les évolutions plus récentes. Ne souhaitant pas ennuyer trop longuement les lecteurs de l’Annuaire avec des considérations de pure technique juridique, nous nous contenterons, pour illustrer ce propos, d’un rapide survol de la matière contractuelle.
12. Établi en contemplation des classiques contrats de gré à gré, c’est-à-dire des conventions librement négociées, le droit des contrats de 1804, le Titre III du Livre III du Code civil, apparaît comme la parfaite expression de la théorie aristotélicienne de la justice commutative.
Quant à la formation du contrat, c’est aux parties que le Code laisse le soin de déterminer l’équilibre contractuel. Ce principe de commutativité subjective est consacré à l’article 1104, selon lequel « chacune des parties s’engage à donner ou à faire une chose qui est regardée comme l’équivalent de ce qu’on lui donne, ou de ce qu’on fait pour elle ». Ce principe justifie que la lésion ne soit pas, en principe, une cause de nullité du contrat (C. civ., art. 1118). Il justifie également la non prise en compte de l’erreur sur la valeur ou encore le rejet d’une obligation d’information sur celle-ci. Mais la théorie de la justice commutative ne justifie pas seulement le principe. Elle explique également les différentes limites qui lui ont été apportées. Inconcevable lorsque les parties sont en mesure d’apprécier la teneur de leur engagement, l’immixtion du juge devient, non pas possible, mais souhaitable, lorsque la partie lésée n’a pas été mesure de procéder à une juste évaluation des termes de l’échange. Est ainsi annulable le contrat signé en raison d’un vice, suffisamment grave, du consentement (C. civ., art. 1109). De même, si les rédacteurs du Code civil ont accepté de sanctionner la lésion dans les contrats conclus par des incapables, c’est parce qu’ils ont estimé, à raison, que ceux-ci n’étaient pas aptes à apprécier la teneur de leur engagement. Quant à la rescision du contrat de vente d’immeuble en cas de lésion des 7/12ème (C. civ., art. 1674), ils ont considéré qu’une telle disproportion pouvait laisser penser que le vendeur avait été « violenté par le besoin » pour reprendre la formule employée par le Premier Consul lors des discussions devant le Conseil d’État. La même idée a inspiré le législateur lorsqu’il a prévu la sanction de la lésion dans les contrats de vente d’engrais (L. 8 juillet 1907, art. 1er), d’assistance maritime (L. 7 juillet 1967, art. 15) ou encore de cession de droits d’auteurs (CPI, art. L. 131-15). Un tel consentement contraint pouvant se rencontrer en dehors des cas prévus par la loi, la jurisprudence, exerçant sa mission prétorienne, s’est chargée de combler ce vide en consacrant, au début de notre siècle, le vice de « violence économique ». Si ce vice de nécessité a subi un sérieux coup d’arrêt deux années seulement après sa consécration, quelques décisions plus récentes nous montrent que la Cour de cassation continue d’admettre l’annulation de contrats conclus sous l’empire du besoin, sans passer par le vice de violence, mais en se référant, de manière plus générale, à l’existence d’un vice du consentement. Vice du consentement innommé que l’avant-projet de réforme de droit des obligations a d’ailleurs proposé de consacrer dans le Code civil français (art. 1114-3).
Quant à l’effet du contrat, le principe est tout aussi clair : le juge ne peut nullement porter atteinte à ce qui a été librement convenu entre les parties (C. civ., art. 1134, al. 1er). Demeure toutefois le cas délicat de l’imprévision, c’est-à-dire de l’évènement postérieur à la conclusion du contrat qui vient ruiner l’équilibre contractuel fixé par les parties au détriment de l’une d’elles. Quelle position adopter dans cette hypothèse ? Doit-on s’en tenir à l’accord initial des parties et maintenir le contrat devenu déséquilibré ? Doit-on, au contraire, autoriser le juge à modifier les termes de la convention ? La Cour de cassation, dans son fameux arrêt Canal de Craponne de 1876, s’est prononcée en faveur de l’intangibilité du contrat. Rappelons, pour la petite histoire de ce grand arrêt, que les juges étaient en présence d’un contrat de fourniture d’eau, conclu en 1560, et destiné à alimenter les canaux d’irrigation de la plaine d’Arles, moyennant une redevance de 3 sols par carteirade irriguée. Quatre siècles plus tard, l’entreprise qui exploitait le canal avait sollicité l’augmentation de la redevance qui n’avait plus aucun rapport avec la prestation fournie en raison de la baisse de la valeur de la monnaie et de la hausse du coût de la main d’œuvre. Demande rejetée par la Cour de cassation dans un attendu qu’il n’est pas inutile de rappeler : « dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ». La position de la Cour de cassation n’a guère changé depuis, même si l’on peut signaler un récent arrêt, non publié au Bulletin, mais largement commenté, qui pourrait ouvrir la voie, non pas à la révision du contrat pour déséquilibre des prestations, mais à sa caducité pour disparition totale de la contrepartie, ce qui n’est pas la même chose. Un tel rejet de la révision pour imprévision est-il conforme à la théorie de la justice commutative ? De prime abord, on serait tenté de répondre par la négative. Si l’on veut bien suivre la théorie d’Aristote, le contrat ne doit s’imposer aux parties que si elles ont été en mesure d’apprécier les termes de l’échange. Or peut-on considérer que les contractants étaient en mesure de prévoir… l’imprévisible ? Sans doute non. Toutefois, il faut se garder de confondre l’imprévisible et l’imprévu, ou encore, pour reprendre la juste formule de Thomas Génicon, l’imprévision et l’imprévoyance. Pour pouvoir se plaindre d’une authentique imprévision, il ne suffit pas d’invoquer la survenance d’un évènement que l’on n’a pas prévu, il faut encore prouver que l’on ne pouvait pas le prévoir ! Or point besoin de savoir lire dans le marc de café ou dans une boule de cristal pour savoir que le cours de la monnaie ou le cours des matières premières peut varier au gré des évolutions économiques. C’est à cela que servent les clauses d’indexation, de variation ou d’adaptation, que ne manquent pas de prévoir l’extrême majorité des contractants, c’est-à-dire les contractants prévoyants.
13. Parfaitement adapté aux conventions de gré à gré, où la libre détermination demeure le principe, le droit commun des contrats eut davantage de difficultés à appréhender certaines réalités contractuelles nouvelles. Ce décalage fut à l’origine des deux crises majeures que connut la matière depuis 1804 : la première, à partir de la fin du XIXe siècle, avec l’apparition des contrats d’adhésion ; la seconde, à partir des années 1960-1970, avec le développement des contrats de dépendance.
Pour l’essentiel, la première crise est désormais derrière nous. Dès le début du XXe siècle, marchant dans les pas de Raymond Saleilles, différents auteurs avaient établi les bases d’un régime propre à ces conventions de masse, souvent de première nécessité, et donc de conclusion quasi-obligatoire, dont le contenu, déterminé de manière unilatérale par l’offrant, ne peut être discuté par l’adhérent : contrat de travail, contrat de transport ferroviaire et maritime, contrat de fourniture de biens de consommation, ou encore contrat d’assurance. Ils identifièrent parfaitement le lieu potentiel de l’abus : non pas les termes principaux de l’échange, mais les clauses accessoires qui, insidieusement, remettent en cause son équilibre. C’était constater, à raison, que l’abus, comme le diable, se cache dans les détails, c’est-à-dire, pour les contrats d’adhésion, dans les conditions générales. Comme le relève Victor Pichon, auteur de l’une des premières thèses sur le sujet, « l’on peut poser en principe que les clauses essentielles des contrats d’adhésion sont acceptées sciemment et librement par les deux parties et que le droit commun des obligations leur est applicable ». C’est dire que l’on ne saurait revenir, sans porter atteinte au principe de justice commutative, dans les contrats d’adhésion comme dans les contrats négociés, sur les termes principaux de l’échange. En revanche, remarque l’auteur, « à côté de ces clauses essentielles, – et c’est là la principale caractéristique de ces contrats, – il y a de nombreuses clauses accessoires dont l’application et l’interprétation soulèvent plus de difficultés ». C’est donc uniquement pour lutter contre ces clauses accessoires que la doctrine du début du XXe siècle prôna l’établissement de règles spécifiques au contrat d’adhésion : l’interprétation des clauses obscures dans un sens favorable à l’adhérent ; l’éviction des clauses qui, indirectement mais sûrement, vident de son contenu l’engagement de l’offrant. La jurisprudence s’attela, plus ou moins efficacement, à cette œuvre de création, avant que le législateur ne prenne le relais en consacrant chacune de ces deux règles dans le Code de la consommation.
La seconde crise, qui couve toujours, est d’apparition plus récente. Elle tient principalement au développement des contrats de dépendance, c’est-à-dire, pour s’en tenir à l’essentiel, les contrats de distribution lato sensu (franchise, concession, distribution sélective ou exclusive, etc.). Dans ces contrats conclus par des parties aux forces économiques inégales, ce n’est plus seulement les clauses accessoires, mais, bien souvent, les termes principaux de l’échange, et tout particulièrement la durée et le prix, que le contractant en position de force est en mesure d’imposer à son partenaire dépendant. Là encore, la doctrine n’est nullement passée à côté du phénomène. Dès 1978, Michel Cabrillac détecta la spécificité de ces « contrats de situation […] déterminants pour la vie d’une entreprise ou son niveau d’activité », avant que Georges Virassamy nous en offre une étude d’ensemble au milieu des années 1980. Le droit des contrats dut évidemment s’adapter à ces conventions où l’inégalité des parties fait obstacle, dans les faits, à la libre détermination du juste contractuel. Du côté de la loi, ce n’est plus le droit de la consommation et ses clauses abusives, mais le droit de la concurrence et ses pratiques restrictives qui furent sollicités. Quant à la jurisprudence, elle semble encore aujourd’hui avancer à tâtons, en sanctionnant, à l’occasion, l’abus (dans la détermination du prix, dans la résiliation, etc.) ou la déloyauté (dans le non-renouvellement, dans la non-renégociation, etc.) du contractant potentor. Bien qu’il ne soit pas propre aux contrats de dépendance, un arrêt récent et remarqué de la Cour de cassation a peut-être dégagé un principe de solution adapté à ces contrats structurellement inégalitaires : si le juge ne peut pas porter atteinte à l’existence d’une créance ou d’un droit consenti (C. civ., art. 1134, al. 1er), sauf preuve d’un défaut de volonté (incapacité, dol, violence, etc.) ou dispositions contraires (droit des clauses abusives), il peut toujours, en revanche, en contrôler la mise en œuvre et sanctionner son exercice déloyal (C. civ., art. 1134, al. 3).
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14. Au rebours de la théorie de l’autonomie de la volonté, simple chimère qui n’a jamais rendu compte de la lettre et de l’esprit du droit des contrats, la théorie de la justice commutative révèle la philosophie et éclaire la pratique de la matière. Elle permet de renouer avec la fin du droit des contrats, la justice, en rappelant que la volonté n’est que le moyen principal de sa réalisation : si elle commande le respect des échanges librement consentis, elle légitime aussi le rétablissement judiciaire du juste contractuel en présence d’une volonté défectueuse. Ainsi esquissée, la théorie de la justice commutative ne serait-elle pas en mesure, sinon de mettre fin, du moins d’atténuer, l’opposition doctrinale montée en épingle par et depuis la thèse d’Emmanuel Gounot ?
Trouvera-t-on beaucoup d’auteurs pour contester l’idée selon laquelle les parties sont, en principe, les mieux placées pour déterminer l’équilibre de l’échange ? Seront-ils plus nombreux à contester que la présomption de libre détermination de l’équilibre contractuel apparaît, en certaines circonstances, renversée par les faits ? L’attachement d’Henri Capitant au « principe de la pleine liberté contractuelle » ne l’avait pas empêché, par exemple, et comme l’ont relevé tant les partisans que les opposants au solidarisme, de dénoncer « ses lacunes » dans les contrats d’adhésion et, de manière plus générale, dans les conventions où l’« inégalité économique entre les deux parties est […] telle que l’indépendance de l’une se trouve en fait presque entièrement paralysée ». Pourtant attaché au respect de la parole donnée, Ripert avait lui aussi dénoncé le risque d’abus dans ces conventions non négociées : « La liberté contractuelle n’est reconnue que parce que l’échange des produits et des services nous apparaît comme la plus juste et la plus facile organisation des rapports sociaux. Si, dans certains cas, cette liberté aboutit à l’exploitation injuste des faibles par les forts, il faut la briser ». Plus près de nous, Marty et Raynaud avaient parfaitement identifié les limites de la présomption de justice contractuelle : « il arrive que pratiquement le plus habile ou le plus fort impose sa loi et c’est ce qui apparaît dans les contrats dits d’adhésion ou, plus généralement, dans tous ceux qui se caractérisent par la dépendance économique d’une partie par rapport à l’autre ». Contrat d’adhésion et contrat de dépendance, telles sont effectivement les conventions où la justice commutative (la fin) n’est pas suffisamment garantie par le jeu des volontés individuelles (simple moyen).
Les solidaristes et les volontaristes ne pourraient-ils pas se retrouver autour de ce constat ? Dans son Plaidoyer pour le solidarisme contractuel, où il met en cause le « postulat métaphysique » selon lequel l’individu est le meilleur juge de ses intérêts, Christophe Jamin semble admettre que sa critique, et donc son solidarisme, ne vaut que pour les contrats d’adhésion, qu’il évoque en souvenir de la première crise, et les contrats de dépendance, qui ont directement inspiré sa doctrine :
« L’évolution de l’économie contemporaine nous montre cependant que les contrats d’adhésion ne sont pas les seuls en jeu. La plupart des contrats qui s’inscrivent dans une structure hiérarchique plus ou moins affirmée sont eux aussi concernés : des contrats de travail à la plupart des contrats conclus au sein de ces structures hybrides qui se situent entre l’entreprise et le marché ».
Dans son Bilan des solidarismes contractuels, Yves Lequette ne conteste pas davantage l’irréalité de la présomption de justice contractuelle en certaines circonstances : « Personne ne soutient plus, en effet, que le contrat serait une rencontre d’individus égaux et désincarnés, laquelle conduirait nécessairement à l’équilibre ». Le contrat d’adhésion lui semble être l’hypothèse la plus évidente. Quant au second type de contrats, celui qui a réveillé la bataille contractuelle, Yves Lequette reproche principalement à la doctrine solidariste de ne pas l’avoir suffisamment identifié en visant successivement les « contrats de longue durée », les « contrats relationnels » ou encore les « contrats hybrides » : « On est bien loin, écrit l’auteur, de Saleilles identifiant la figure du contrat d’adhésion ». Une telle entreprise de systématisation, dont Yves Lequette a présenté les contours dans une étude plus récente, ne pourrait-elle pas achever de réconcilier les volontaristes et les solidaristes ?
15. Au soutien de la vertu (ré)conciliatrice de la théorie de la justice commutative, on se contentera d’avancer, en guise de conclusion, un élément de réflexion, un simple indice en quelque sorte : la confrontation des idées d’Emmanuel Gounot à celles de son adversaire désigné, Alfred Fouillée.
Quelle est la teneur positive, c’est-à-dire non critique, de la thèse de Gounot ? Quel est le contenu de sa propre doctrine ? Pour le découvrir, il faut se reporter aux deux derniers chapitres de son étude. Selon Gounot, c’est le « principe de justice commutative » qui doit être placé au cœur de la matière contractuelle. Ce principe exige, rappelle l’auteur, une équivalence entre les prestations contractuelles. Qui doit l’apprécier ? Conformément à la doctrine aristotélicienne, c’est aux parties que Gounot reconnaît, en principe, le pouvoir de déterminer le juste ou l’équilibre contractuel. Il reconnaît ainsi l’existence d’une « présomption de justice » au profit des contrats conclus entre « deux personnes raisonnables et libres, placées dans des situations égales ». Il ajoute seulement aussitôt que cette « présomption peut être contredite par les faits », c’est-à-dire en présence d’un contrat conclu par des parties aux forces inégales : contrat de travail, contrat de fourniture d’électricité, contrat d’assurance, bref, on l’aura compris, l’ensemble des contrats d’adhésion. C’est dans cette hypothèse, et dans cette hypothèse seulement, que l’auteur préconisait l’interventionnisme législatif et jurisprudentiel. En définitive, ce que Gounot reproche à la doctrine classique, et sur ce point il serait plus difficile de lui donner tort, c’est uniquement d’avoir inversé la fin et le moyen, c’est-à-dire la justice et la liberté : « En matière de contrats, il n’y a qu’un seul principe absolu : c’est la justice. La liberté n’est qu’un moyen en vue du juste ; elle ne repose que sur une présomption de justice. Lors donc que la réalité contractuelle contredit la présomption, limiter la liberté au nom de la justice, ce n’est pas s’insurger contre les principes juridiques suprêmes, c’est les appliquer ». Les derniers mots de sa thèse sont encore plus clairs : « En d’autres termes, et pour tout résumer d’un mot, le principe du contrat et de tout le droit privé n’est pas : Que la volonté de l’individu soit faite ! Mais : Que par la volonté de l’individu la justice s’accomplisse ! ».
Voilà une conclusion qui se distingue mal, avouons-le, de la formule que Gounot présentait, à l’entame de son étude, comme l’expression la plus parfaite de la doctrine de l’autonomie de la volonté : Qui dit contractuel dit juste. Et il ne faut guère s’en étonner, car la pensée d’Alfred Fouillée ne se distingue guère, en réalité, de celle d’Emmanuel Gounot. Comme l’a rappelé Jean-Fabien Spitz, « lorsqu’il écrit que tout ce qui est contractuel est juste, Fouillée n’entend […] pas dire que tout ce qui est formellement consenti crée un lien de droit et d’obligation, mais au contraire que seuls les accords authentiquement contractuels sont susceptibles de produire de tels effets », c’est-à-dire les conventions dans lesquelles « chacun dispose de moyens de négociation qui lui permettent d’échapper à la dépendance où le jetterait au contraire l’impossibilité de refuser les conditions offertes par d’autres ». Dans le cas inverse, l’intervention corrective de l’autorité n’a plus rien d’illégitime, puisqu’il s’agit seulement, dans l’esprit d’Alfred Fouillée, de revenir « à l’idéal plus pratique de la justice “commutative” ».
Rétrospectivement, et pour conclure, l'erreur d’Emmanuel Gounot peut apparaître immense. Principal responsable de l’introduction de l’autonomie de la volonté dans les ouvrages de droit civil, c’est lui qui a lancé la doctrine sur cette fausse piste en la précipitant dans de fausses querelles. Sa démarche paraît d’autant plus regrettable, qu’en privilégiant la critique d’une théorie qui n’était guère défendue, Gounot a sans doute manqué l’occasion de remettre sur le devant de la scène la philosophie qui a toujours inspiré la matière contractuelle et autour de laquelle la doctrine, dans son ensemble, aurait peut-être pu se retrouver : la justice commutative.
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