Civilité, civilisation, pouvoir
On lit, dans La civilité puérile d’Érasme, petit traité paru en 1530 qui connut un succès foudroyant (12 éditions dans la seule année), ces mots :
« La première partie de la civilité consiste, lorsqu’on est soi-même irréprochable, à savoir fermer les yeux sur les défauts d’autrui et à ne pas moins chérir un camarade parce qu’il a des manières plus rustiques ».
On ne peut mieux indiquer d’emblée que, pour Érasme, la civilité n’est pas de l’ordre du pouvoir, ne se confond pas avec l’autorité et ne se conçoit que comme un rapport de bienveillance à l’égard d’autrui, à n’importe quel autrui, indépendamment de toute espèce de catégorisation socio-culturelle. La remarque, qui conclut le trajet de la transformation intérieure, suit une autre remarque tout aussi importante :
« Ceux qui ont la chance de naître dans une famille respectable doivent avoir honte de ne pas l’honorer par leurs manières. Ceux que la fortune a faits plébéiens, humbles ou même paysans, doivent s’efforcer davantage encore de compenser par une bonne éducation les avantages qui leur ont été refusés par le sort. Personne n’a le pouvoir de choisir ses parents ou sa patrie, mais tout le monde peut forger son caractère et ses mœurs ».
Cette conclusion fait écho à la fin de l’épître dédicatoire adressée au « fils d’Adolphe, prince de Veere, garçon au premier rang par la noblesse » :
« Or, nous devons considérer comme nobles tous ceux qui forment leur esprit par l’étude des arts libéraux. Que d’autres, s’ils le veulent, peignent sur leurs armoiries des lions, des aigles, des taureaux et des léopards : ceux-là possèdent plus de noblesse véritable qui peuvent inscrire sur leurs blasons autant d’armes de noblesse qu’ils ont appris d’arts libéraux ».
On remarquera au passage que, pour Érasme, la civilité va de pair avec « l’étude des arts libéraux », point sur lequel je ne m’étendrai guère dans cette communication. Retenons seulement que pour Érasme, la civilité ne doit exclure personne de son souci, doit concerner chacun comme exigence éthique, quel que soit son statut social. La leçon est claire, compatible avec notre idéal moderne de tolérance, séduisante dans sa simplicité.
Mais nous ne sommes pas obligés de croire que cette leçon un peu idéale ait eu une quelconque effectivité aux siècles classiques.
Après tout, avec ce texte, qui n’est qu’un « petit manuel de savoir-vivre à l’usage des enfants », Érasme a peut-être tout simplement surévalué les capacités de l’être humain, et les virtualités civilisatrices de la civilité elle-même. Il n’a peut-être pas mesuré qu’elle pouvait devenir un signe de distinction destiné à mépriser les « rustres » malgré son avertissement final, pas imaginé qu’elle était même condamnée à le devenir dans un monde qui allait bientôt changer de structure sociale : un monde, par exemple, où ce ne serait plus la noblesse qui serait la classe dominante, mais la bourgeoisie, pour qui les bonnes manières remplaceraient les armoiries et les écussons.
En disant cela, j’amorce la présentation des attaques dont la civilité a fait l’objet, et ce dès le XVIIe siècle, c’est-à-dire dès l’époque où l’exigence de civilité s’est répandue en Europe comme en témoignent les nombreux traités de savoir-vivre qui ont fleuri dès le XVIe siècle dans le sillage du traité d’Érasme, mais aussi dans celui de cet autre grand traité paru la même année que le livre d’Érasme : Le Livre du Courtisan, de Baltazar Castiglione. Je n’aurai pas le temps de me pencher sur ce texte-ci, où l’excellence de la noblesse se définit d’abord par la profession des armes, et ensuite seulement, par l’art de la sociabilité curiale. Son influence a eu pour effet d’infléchir le projet érasmien dans un sens plus strictement nobiliaire – du moins si on s’en tient à la simple lecture des traités de bonnes manières.
Mais pour la critique, qu’on se souvienne seulement des vers du Misanthrope, dès la scène 1 de l’acte I, qui opposent deux comportements que le XVIIe siècle qualifie tous deux d’honnêtes, celui d’Alceste, l’homme d’honneur sincère et rude, indifférent aux convenances mondaines, et celui de Philinte le complaisant, ou, comme le dit Alceste avec mépris, « l’ami du genre humain » :
« Alceste :
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat ».
À ces propos furieux d’Alceste, Philinte objectera :
« Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelque dehors civil que l’usage demande ».
Ici, il s’agit d’une attaque que nous connaissons bien : la civilité serait hypocrite, elle serait de l’entregent, de la complaisance ; et de fait ces termes, positifs au XVIe siècle, ont progressivement pris les connotations péjoratives qu’on leur connaît aujourd’hui.
Mais la civilité a été, de nos jours, attaquée pour des raisons autrement plus graves que celles d’Alceste.
Tout tourne autour des analyses que Norbert Elias a consacrées au procès de civilisation. Pour le grand sociologue allemand, le monde occidental a connu une transformation radicale de ses mœurs lors du passage de la féodalité à l’État moderne. Il faut entendre par « l’État moderne » le monopole de la violence légitime et la concentration des pouvoirs de police et de justice entre les mains du roi, la curialisation des guerriers enfin – la noblesse seigneuriale est priée de déposer ses armes, de cesser ses agitations anti-monarchiques et ses duels, de venir vivre à la cour – tandis que l’assise sociale du gouvernement s’élargissait en direction des couches lettrées.
Norbert Elias a cherché à établir un lien historique entre ce procès de civilisation et l’apparition des premiers manuels de civilité, attachant du reste une bien plus grande importance à La civilité puérile d’Érasme qu’au Cortegiano. Civiliser, nous dit Elias, cela signifie d’abord, historiquement, se civiliser, ce qui entraîne non seulement une modification des comportements interindividuels, mais aussi, mais surtout, un bouleversement de l’économie affective des individus eux-mêmes : la civilisation n’a pas concerné seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur, en somme. Ce processus de civilisation, pour lequel la civilité, modèle de relations pacifiques et distantes, constitue le but à atteindre, suppose en effet chez l’individu le refoulement de ses pulsions immédiates. D’où l’importance, qui devient centrale, de l’éducation – d’où le fait que le premier traité de civilité soit destiné aux enfants.
La satisfaction des désirs brutaux doit être différée, suspendue : les gestes, les signes, doivent signifier explicitement qu’on a de l’égard pour autrui, qu’on est animé d’intention pacifique à son endroit. Pour ne prendre qu’un exemple éloquent, ainsi s’expliquent, nous dit Elias, les multiples transformations qui affectent l’usage du couteau du Moyen Âge à nos jours : au Moyen Âge, la découpe de la viande, apanage du maître de maison, était spectaculaire, car on apportait l’animal entier devant les convives ; puis peu à peu elle a été reléguée dans les cuisines pour que s’efface la trace de la chair animale – tandis que les bouts du couteau s’arrondissaient, que le couteau ne devait plus toucher la bouche, etc.
Mais des critiques ont fait, à cette hypothèse d’un processus ininterrompu de civilisation conduisant à des relations interindividuelles sans cesse moins agressives, sans cesse plus pacifiques, une objection qui nous semble aujourd’hui évidente : comment admettre l’effectivité de ce procès de civilisation quand on considère le « retour de la barbarie en plein cœur du XXe siècle » ?
Bien sûr, l’erreur d’Elias pourrait n’être qu’historique, si je puis dire ; dans cette hypothèse, le nazisme serait une sorte d’atroce parenthèse de dé-civilisation qui ne ruinerait pas la théorie générale d’Elias. Mais un grand nombre de chercheurs ont plutôt conclu que c’était le procès de civilisation lui-même qui avait conduit au nazisme : le procès de civilisation ne civiliserait pas. Au contraire, pour eux, la violence nazie aurait été rendue possible par « la monopolisation par l’État de l’usage de la force » et par la discipline émotionnelle qu’elle exigeait des individus en société.
« Appuyé sur une minutieuse différenciation des fonctions et des tâches, inscrit dans une société “pacifiée”, l’Holocauste témoigne pour le terrible lien qui associe la plus radicale des violences étatiques et le strict contrôle des émotions exigé des exécutants de la “solution finale” ».
C’est donc bien « sur la trame du processus de “civilisation” » que la barbarie nazie a pu s’établir. La civilité aurait ainsi partie liée avec le pire des pouvoirs : celui qui conduit les individus à obéir à l’autorité même la plus inhumaine, habitués qu’ils sont à contrôler leurs émotions, à refouler leurs pulsions.
C’est aussi le point de vue du sociologue Zygmunt Bauman. Dans La décadence des intellectuels, il revient plus précisément sur ce moment de l’âge classique où la civilité devient un programme d’éducation s’étendant à l’ensemble des relations interhumaines pour pallier un problème de police sociale que les cultures traditionnelles et leurs régulations communautaires ne parvenaient plus à régler, la famine, la peste, les guerres civiles ayant jeté sur les routes un grand nombre de vagabonds : la civilisation serait le pendant rationnel du grand renfermement des fous analysé par Foucault. Radicalisant ironiquement l’analyse sociologique d’Elias, il distingue deux moments. Au XVIIe siècle, règnerait selon lui une civilité de vernis bien éloignée des préceptes érasmiens : « masque comportemental plaqué sur un corps docile mais fondamentalement non réformé et toujours tourmenté par les passions » :
« La civilité désignait la courtoisie, les bonnes manières, un respect mutuel qui se manifestait par les règles de comportement suivies à la lettre et méticuleusement appliquées ».
Et il ajoute :
« En tant que telle, il s’agissait d’une affaire interne à la noblesse, à une classe d’anciens puissants seigneurs de guerre féodaux désormais réduits par la monarchie absolue à un essaim de courtisans tentant désespérément de survivre dans un monde où il était aussi facile de déchoir que de s’élever à la vitesse d’un météore, suivant que l’on se faisait ou non les bons amis et que l’on influait ou non sur les bonnes personnes (au premier rang desquelles trônait bien entendu le roi) ».
Notons que c’est exactement la critique d’Alceste, et qu’Oronte semble incarner en revanche ce type de courtisan.
Au XVIIIe siècle, l’idéal de civilité s’étend, nous dit Bauman, mais il est redéfini par les philosophes des Lumières comme une victoire de la raison sur les passions, entraînant alors une transformation intérieure de l’homme lui-même, transformation intérieure qui justifie leur intervention (l’intervention des philosophes des Lumières) comme éducateurs spécialisés du corps social en son entier :
« En ce sens, la civilisation constitua une tentative collective d’hommes de sciences et de lettres de conquérir une position stratégiquement cruciale au sein du mécanisme de reproduction de l’ordre social ».
La civilisation, « reproduction de l’ordre social »...
Poursuivant son parcours historique, Bauman montre comment il était fatal que l’ambition de ces lettrés occidentaux de civiliser les « rustres » en détruisant les cultures locales traditionnelles, les « superstitions », fassent des ravages encore plus graves dans les entreprises coloniales : la civilisation, l’idée même de civilisation est donc selon lui coupable des crimes coloniaux. Il me semble que cette perspective est largement partagée aujourd’hui, – et non sans raison.
Mais les chercheurs n’ont pas repéré qu’il y avait une faille dans l’analyse d’Elias, au moins dans ses deux livres consacrés à la France et plus particulièrement à la cour de Louis XIV, une faille qui permet de comprendre bien mieux ce que la civilité a représenté au XVIIe siècle – et, par hypothèse, ce qu’elle peut encore représenter pour nous aujourd’hui.
Elias en effet oppose constamment l’économie affective « civilisée » à l’économie affective médiévale : à cette dernière, il associe des traits de spontanéité, d’immédiateté, de violence émotionnelle qui ferait alterner brutalement le rire et la colère :
« Des hommes qui mangeaient comme les hommes du Moyen Âge, qui prenaient la viande dans le même plat avec les doigts, qui buvaient le vin dans la même coupe, qui lampaient la soupe dans le même bol ou dans la même assiette [...] entretenaient entre eux des rapports différents des nôtres [...]. Ce qui faisait défaut dans ce monde « courtois » ou ce qui n’existait pas dans la même mesure qu’aujourd’hui, c’était ce mur invisible de réactions affectives se dressant entre les corps, les repoussant et les isolant, mur dont on ressent de nos jours la présence au simple geste d’un rapprochement physique, au simple contact d’un objet qui a touché les mains ou la bouche d’une autre personne ».
L’économie affective non civile serait une économie affective sans distance, sans « mur invisible ». C’est là qu’à mon sens l’erreur est importante, et lourde de conséquences. Elle conduit à confondre l’étiquette et la civilité – ou encore, les relations d’honneur et les relations civiles. Or, elles sont distinguées suffisamment nettement au XVIIe siècle pour que la chose vaille la peine d’être regardée de près.
Dans ses Mémoires, le cardinal de Retz, qui n’est pas encore cardinal mais vient de devenir coadjuteur de son oncle, l’archevêque de Paris (alors plus ou moins exilé par le roi, et que Retz représente en son absence), le jeune coadjuteur, donc, raconte la stratégie qu’il adopte pour soutenir sa toute nouvelle dignité :
« M. l’archevêque de Paris, qui était le plus faible de tous les hommes, était, par une suite assez commune, le plus glorieux. Il s’était laissé précéder partout par les moindres officiers de la couronne, et il ne donnait pas la main, dans sa propre maison, aux gens de qualité qui avaient affaire à lui. Je pris le chemin tout contraire. Je donnai la main chez moi à tout le monde ; j’accompagnai tout le monde jusques au carrosse, et j’acquis par ce moyen la réputation de civilité à l’égard de beaucoup, et même d’humilité à l’égard des autres. J’évitai, sans affectation, de me trouver en lieu de cérémonie avec les personnes d’une condition fort relevée, jusques à ce que je me fusse tout à fait confirmé dans cette réputation ; et quand je crus l’avoir établie, je pris l’occasion d’un contrat de mariage pour disputer le rang de la signature à Monsieur de Guise. J’avais bien étudié et fait étudier mon droit, qui était incontestable dans les limites du diocèse. La préséance me fut adjugée par arrêt du Conseil [...] ».
Certes, Retz ne pratique ici la civilité que par intérêt, pour se faire une réputation : et ceci pourrait donner raison jusqu’à un certain point à Bauman, pour qui la civilité est une manière de se faire valoir dans une société curialisée. Mais on n’en voit que mieux le système des oppositions. L’Archevêque de Paris présente deux traits de caractère : la faiblesse, si bien que dans les querelles de préséances, il n’a pas défendu son droit et donc s’est « laissé précéder partout par les moindres officiers de la couronne » ; mais il est glorieux : ce n’est ni par humilité ni par civilité qu’il a laissé cet état de choses s’installer. La preuve en est fournie par son attitude « dans sa propre maison », espace particulier où il se comporte comme dans un espace public cérémoniel en manifestant sa supériorité absolue de par son statut d’archevêque – je vous rappelle que le clergé est le premier ordre du royaume, au-dessus de la noblesse, donc : « il ne donnait pas la main, dans sa propre maison, aux gens de qualité qui avaient affaire à lui ».
Qu’est-ce que fait Retz ? L’inverse : civilité chez soi, d’un côté ; mais de l’autre, il défend son droit dans la première querelle de préséance qui se présente, c’est-à-dire sa place honorifique dans une cérémonie, une place qui le distingue absolument de tous ceux qu’il traite civilement dans sa maison.
Un autre passage met également remarquablement en scène les traits distinctifs de la civilité. Retz, tout jeune homme se destinant à la carrière ecclésiastique, ce qui signifie qu’il porte un « petit collet uni et un habit noir tout simple », se trouve à Rome :
« Le prince de Schemberg, ambassadeur d’obédience de l’Empire, m’envoya dire, un jour que je jouais au ballon dans les thermes de l’empereur Antonin, de lui quitter la place. Je lui fis répondre qu’il n’y avait rien eu que je n’eusse rendu à Son Excellence, si elle me l’eût demandé par civilité ; mais puisque c’était un ordre, j’étais obligé de lui dire que je n’en pouvais recevoir d’aucun ambassadeur que de celui du Roi mon maître. Comme il insista et qu’il eût fait dire, pour la seconde fois, par un de ses estafiers, de sortir du jeu, je me mis sur la défensive ; et les Allemands, plus par mépris, à mon sens, du peu de gens que j’avais avec moi, que par autre considération, ne poussèrent pas l’affaire ».
Le prince de Schemberg a donc voulu faire sortir Retz du terrain de jeu en raison de sa supériorité statutaire : « cet habit, c’est une force », conclurait Pascal. Mais précisément, Retz ne se laisse pas intimider, car on n’est pas dans un contexte cérémoniel, et la hiérarchie ne fonctionne pas entre deux individus qui ne sont pas sujets du même souverain : entre eux, en somme, comme entre les États avant le droit international, c’est l’état de guerre. C’est là qu’intervient la civilité : « il n’y avait rien eu que je n’eusse rendu à Son Excellence, si elle me l’eût demandé par civilité ».
La civilité, c’est donc ce qui survient d’abord en quelque sorte gratuitement, de façon inattendue. C’est ce qui n’est pas dû, pas vraiment prévu par les codes, et on peut noter que la civilité est particulièrement mentionnée comme un fait remarquable dans un contexte de guerre. Ainsi, voici comment Retz raconte le point de départ d’un incident violent pendant la Fronde des Princes, à un moment où les Frondeurs, dont il est, sont les « maîtres du pavé », si bien que « nous crûmes [...] qu’il était de l’honnêteté de vivre civilement avec des gens de qualité à qui l’on devait de la considération quoiqu’ils fussent de parti contraire ». Mais « ils en prirent avantage. Ils se vantèrent à Saint-Germain [à la cour] que les Frondeurs ne leur faisaient pas quitter le haut des allées dans les Tuileries. Etc. ».
Contrairement à ce que dit Bauman, on voit donc bien que la civilité n’est pas strictement un ensemble de « règles de comportement suivies à la lettre et méticuleusement appliquées » – au contraire. Un petit détail le prouve encore : les épithètes d’honneur tels que Monsieur, Madame, Mademoiselle, Monseigneur, etc., sont d’un emploi très strict, sauf quand ils sont utilisés « par civilité ». À Dame, par exemple, le dictionnaire de Richelet, de la fin du XVIIe siècle, distingue ainsi le « Titre de femme de qualité. Celle qui est maîtresse d’un lieu » – il s’agit en fait ici d’un titre de dignité, car dame est ici le pendant féminin de « seigneur » – il le distingue, donc, d’un usage « par civilité » :
« […] On se sert de ce mot par civilité en parlant aux femmes du petit peuple, mais on y ajoute toujours leur nom propre. (Dame Barbe, faites-moi ce plaisir, je vous prie.) ».
Cette superposition des usages d’honneur et des usages civils explique du reste l’évolution de « Mademoiselle », qui s’est spécialisé, si je puis dire, dans la jeune fille non mariée.
Aux XVIe et XVIIe siècles, le titre qualifiait les femmes de la noblesse inférieures aux « dames » : « Mademoiselle » était au-dessous de « Madame », sans considération du mariage sinon éventuellement pour le rang qu’il donnait. Mais par civilité, il pouvait se donner à une bourgeoise chaperonnée, et sans doute jolie, qu’on veut honorer de la sorte – ou flatter : c’est certainement ici que la civilité et la galanterie sont contiguës, comme le signale un curieux texte de 1662 dû à la plume de René Bary. Il s’agit des premières lignes d’une conversation intitulée « Du libre abord ». Tyrène aborde une très belle jeune fille, à laquelle il n’a jamais parlé :
« Tyrène : Vous vous offenserez peut-être, Mademoiselle, des circonstances de mon abord : mais si vous considérez qu’il est naturel aux belles personnes d’attirer les honnêtes gens, ou vous aurez mauvaise opinion de votre mérite, ou vous ne traiterez pas incivilement ma civilité.
Rosélie : Il n’y a pas grande apparence, Monsieur, que la manière d’agir dont vous usez en mon endroit soit un effet de ma beauté, puisque je suis assez visible, et que je n’ai jamais essuyé un si étrange abord ».
« Etrange abord », « libre abord » : en quelque sorte libertine, la civilité produit de la confusion, prête à interprétation incertaine, désordonne. Il faut noter du reste que la plainte concernant le flottement des titres induit par les abus « civils » est générale au XVIIe siècle : on parle de corruption, de désordre, d’indistinction. Et souvenons-nous de la protestation d’Alceste – « Je veux qu’on me distingue... » : même si elle ne concerne pas le rang, elle concerne la vertu en tant qu’elle touche à l’honneur.
Non seulement la civilité est donc une sorte d’interprétation laxiste du code honorifique, mais cette interprétation joue en faveur des inférieurs hiérarchiques, soit dans la noblesse elle-même, soit entre la noblesse et le tiers-état : ce n’est donc en rien « une affaire interne à la noblesse », contrairement à ce qu’affirmait Bauman. La civilité est une sorte de fiction complaisante (au sens étymologique du terme : il s’agit de faire plaisir) qui implique un mouvement volontaire de sortie hors de sa place statutaire, d’égalisation de soi et des autres sans considération ni de la hiérarchie, ni des rapports de force : entre les hommes et les femmes, ceci se spécifiera en galanterie.
La civilité déclare, manifeste l’existence d’un « compagnonnage », selon l’expression fréquente des traités de civilité, par exemple dans Galateo de Giovanni Della Casa paru en 1558 et traduit en français dès 1562 :
« Il ne faut donc rien faire, en présence de ceux à qui nous désirons plaire, qui sente l’attitude d’un seigneur plutôt que celle d’un compagnon ».
Della Casa distingue rigoureusement les « manières » et les « cérémonies », ce que les traités du XVIIe siècle feront moins nettement. Ces dernières, comme le dit Alain Pons,
« [...] n’expriment, avec leur étiquette pointilleuse, que la dimension verticale de la société, l’ordre de la hiérarchie, de la maîtrise et de la servitude, au détriment de la dimension horizontale, qui est celle de l’échange libre, de la réciprocité, de l’authentique “vivre avec” ».
Les mémoires, les traités de civilité sont très clairs sur ce point : les rapports statutaires sont d’ordinaire incivils. C’est ainsi qu’Henri de Campion (1613-1663) loue en ces termes le duc de Beaufort, fils du puissant duc de Vendôme, bâtard d’Henri IV, dont il est devenu le « serviteur » :
« […] il me reçut avec de grandes marques de joie, et vécut en ce temps-là, et toujours depuis, avec moi d’une façon tout à fait obligeante, et avec plus de civilité que les princes n’en ont d’ordinaire pour les gentilshommes qui se sont donnés à eux ».
Mais de même que ce compagnonnage (ou cette conversation, mot qui signifie alors l’« usage de la vie » – nous dirions aujourd’hui le « vivre-ensemble »), de même donc, que ce vivre-ensemble civil est différent des relations cérémonielles, elles toutes hiérarchiques, il est également différent des simples usages privés de la vie, ou des simples usages de la vie privée (et il faudrait bien sûr mesurer que quand je dis « privé », ce n’est pas exactement au sens que le terme va prendre progressivement à partir du XVIIIe siècle – c’est plutôt au sens décrit par Hannah Arendt chez les Grecs – ou encore au sens du corps particulier du roi, dans la métaphore théologico-juridique analysée par Kantorowicz, à condition d’entendre que l’opposition s’étend à tout le, disons, « corps social »).
Ce troisième style de relation s’appelle en effet « familiarité ». Un exemple, très déconcertant par rapport à nos représentations nourries par les analyses d’Elias, nous en est fourni par Campion. Il s’agit encore du duc de Beaufort, mais cette fois, lorsque, rappelé d’exil après la mort de Louis XIII, il affiche à la cour une relation privilégiée avec la reine, qui finit par en prendre ombrage :
« [La Reine] remarqua qu’il faisait trop le familier avec elle devant toute la Cour ; même un matin, qu’elle était dans le bain, et qu’il n’entrait nul homme dans sa chambre, nous étions dans la pièce précédente avec la plupart des seigneurs qui attendaient l’heure de la voir : le Duc, devant tout le monde, s’approcha de la porte de la chambre, que l’huissier entr’ouvrit, et dit qu’on ne voyait point la Reine ; mais lui, le poussant, entra de force ; action dont elle se fâcha si fort, qu’elle le fit sortir avec des termes d’extrême colère ».
J’ajoute que pendant la Fronde, le duc de Beaufort sera surnommé « le roi des halles »...
Il est bien sûr souvent très difficile de distinguer ces trois styles de vivre-ensemble. Une remarque de Morvan de Bellegarde, à la fin du XVIIe siècle, distingue assez nettement ces trois pôles, quoiqu’il les réserve aussi à des relations distinctes (ce qui n’est pas fatal, on le voit par l’exemple précédent, où il est bien évident que le duc de Beaufort serait « déférent » dans une circonstance cérémonielle, tout simplement parce qu’il aurait une place assignée, des gestes de respect à faire, etc.)
« Je vais vous dire une maxime qui comprend à peu près toute la morale d’un honnête homme. Pour se faire au goût du monde, il faut rendre à chacun ce qu’il a droit d’exiger de nous : nos supérieurs demandent du respect, de la déférence et de la soumission ; nos égaux de la civilité et de la douceur ; nos parents de l’amitié, nos amis de la tendresse et de la confiance ; tout le monde de la bonne foi et les services qui sont en notre pouvoir dans les occasions où l’on a besoin de notre secours : il faut aider les misérables par générosité et nos ennemis par charité ».
Les traités s’essaient sans cesse à distinguer ces styles, mais ils font entrer dans la civilité une codification de la familiarité d’un côté, du respect de l’autre, ce qui en rend très difficile le repérage (et pour ce qui me concerne, si je l’ai pu, c’est parce que pendant longtemps, je n’ai pas étudié ces traités). C’est le cas de Courtin notamment, pour qui la civilité est essentiellement une façon de régler la familiarité et le respect de façon juste, et pour qui elle est, pour le reste, greffée sur l’humilité. Mais les exemples que je vais donner sont empruntés à cet autre texte très important : La Civile conversation de Stefano Gazzo (1530-1593). Ce dernier explique qu’un maître ne doit pas faire du compagnon et familier avec son serviteur ; mais « il faut qu’il ait deux visages en un seul » : en public, il doit se montrer grave et sévère envers son serviteur ; mais « étant retiré en sa maison », il doit faire « un gracieux visage », lui parler avec « douceur et amitié ».
Nous avons ici trois attitudes, mais l’une, la familiarité, est rejetée : en un sens, c’est l’équilibre des deux visages qui est civil, car il témoigne du respect des circonstances, des lieux (c’est ce que Retz sait faire, contrairement à son oncle) – mais on sent bien que la civilité n’intervient vraiment que par l’existence de la seconde attitude. Dans l’exemple suivant, la chose est selon moi moins claire encore : les deux interlocuteurs de La civile conversation évoquent une grande princesse souveraine qui,
« nonobstant la sévère majesté d’icelle en public, [...] était particulièrement privée et familière avec ses gentilshommes et damoiselles ; mais quand, puis après elle venait en la chambre de l’audience publique, vous eussiez dit que comme en un théâtre, où l’on attend quelque comédie, s’apaisent en un instant mille voix, et naît un soudain silence, quand on tire le rideau pour découvrir la scène, mais au baisser du sourcil de cette dame incontinent sourdait une tacite révérence, et une amiable crainte ès cœurs de ses gentilshommes, tous ententifs à l’honorer et à lui obéir.
[…] Voilà donc comme l’on peut, avec dignité, caresser ses serviteurs et acquérir leur amitié ».
Il me semble qu’en fait, ici, au sens strict, aucun des deux visages n’est proprement « civil », et je pense qu’il convient plutôt d’analyser cette oscillation à partir des analyses d’anthropologues qui, à la suite de Mauss, distinguent des « relations à plaisanterie » et des « relations à respect » : on remarque dans l’anecdote précédente que le « privé » est en quelque sorte public – mais pas au sens ni politique ni cérémoniel du terme. C’est Louis XIV qui inventera de greffer la « familiarité » de son espace domestique, de sa physis, sur le public cérémoniel... Et je pense que c’est une des explications du développement parallèle, et contraire, de la civilité. Je vais y revenir dans un instant.
De façon générale, ce qui règne à la cour n’est absolument pas ce que Molière dépeint dans Le Misanthrope. La cour me paraît plutôt se caractériser, en tout cas pendant tout le XVIIe siècle malgré cette codification plus contraignante de l’étiquette de cour dans son détail quotidien à la cour de Louis XIV, par une oscillation constante entre des moments cérémoniels, honorifiques, très contraignants, et des moments inverses de familiarité absolument incivile selon les critères de la civilité, comme l’exemple de Beaufort l’atteste.
Ainsi, tous les livres traitant des bonnes manières se plaignent de la grossièreté des jeunes courtisans. François de Callières, dans Des Mots à la mode, évoque « ces jeunes Messieurs » de la cour et les « airs d’incivilité qu’ils se donnent dans leurs conversations ordinaires » :
« Ils ne se contentent pas de n’y plus donner de Monsieur à personne et de s’appeler entre eux par leur nom, comme s’ils appelaient leurs valets, ils disent encor parlant des duchesses et des autres femmes de la première qualité, la celle-ci, la celle-là, la bonne une telle, sans les appeler Madame, comme s’ils parlaient de quelque soubrette ; et parlant de certains prélats des plus qualifiés, ils en usent avec la même familiarité […] ».
À la cour alternent donc la familiarité parfois la plus « grossière » selon les critères de la civilité – toujours risquée, et rarement égalitaire – et un système d’honneur très codifié, et toujours inégalitaire, que le roi va capter de plus en plus au profit de sa propre et constante célébration. Fanny Cosandey, historienne qui prépare un livre sur l’évolution des querelles de préséances entre le XVIe et le XVIIIe siècles, évoque la « stratégie de la tension » de la monarchie à cet égard, et parallèlement, l’« affect d’angoisse » que révèlent ces querelles :
« dans les conflits de préséance s’exprime ainsi un affect d’angoisse, qui doit autant à la volatilité des places qu’à la difficile défense d’un patrimoine inscrit dans le temps long des générations successives. Le courtisan, détenteur d’un héritage qu’il a le devoir de transmettre dans son intégralité, défend son rang avec l’acharnement d’un homme qui engage dans l’opération son nom, son statut, son identité, comme aussi ceux de ses prédécesseurs et de ses continuateurs. Au-delà de l’individu se profile l’engagement de tout un corps, de tout un lignage, qu’il convient de ne pas compromettre par le renoncement à une position prestigieuse. L’enjeu dépasse largement la sensibilité des protagonistes ».
Nulle civilité dans cette affaire, d’autant que « plus le cérémonial se renforce », « plus le rang prend de l’importance », et « plus les querelles, pour le gagner ou le défendre, se multiplient » :
« Avec l’expansion du rituel jusque dans le quotidien royal, la guerre des préséances devient une donnée omniprésente dans la vie politique ».
On peut plutôt faire l’hypothèse que si la civilité s’est développée, c’est comme alternative ou compensation à cet affect d’angoisse.
Pour conclure, contrairement à ce que nous lègue une certaine tradition de réflexion morale, la civilité ne s’oppose donc pas de façon directe, simple, à la franchise et à la familiarité – au « naturel ». Elle s’oppose plutôt, au moins dans son concept, à la fois à la familiarité et au respect : à la fois au contact sans distance qui agglomère les individus les uns aux autres comme au sein d’une même famille, d’un même corps ; et aux distances qui classent les individus tout en les reliant fortement dans un seul ensemble.
Mais alors, nous pouvons revenir sur l’accusation dont elle a fait l’objet, et je me contenterai de deux remarques :
1) Sur la relation établie entre le procès de civilisation et le nazisme : Norbert Elias a fait paraître, peu de temps avant sa mort, un recueil d’articles qu’il a intitulé The Germans, où il analyse les caractéristiques de l’ethos allemand et leurs raisons historiques. Il montre qu’en Allemagne, le procès de civilisation n’a jamais été vraiment achevé, car jamais le monopole de la violence légitime ne s’est totalement imposé pour autant que la noblesse a constamment continué à se régler sur l’honneur, agissant comme une sorte de mafia qui occupait les postes de l’appareil d’État pour se soustraire à ses lois : pour le dire vite, l’ethos allemand est resté pris dans l’oscillation de la franchise et de l’honneur sans que se dégage vraiment un style de vie civil.
2) Dans un livre intitulé The fall of the public man, Richard Senett a fait une autre hypothèse que celle de Bauman à propos du développement de la civilité au XVIIIe siècle. Pour lui, il a été provoqué par la disparition des signes de reconnaissance des gens dans la rue (des signes qui permettaient auparavant l’identification par le statut). Avant le XVIIIe, on pouvait se comporter en fonction du statut des gens qui était identifiable. Au XVIIIe siècle, l’interchangeabilité des individus, le cosmopolitisme lié au commerce impose la nécessité d’en passer par la civilité, qui permet de construire un théâtre commun alors même que l’autre est anonyme et qu’on ne peut pas l’identifier.
Il me semble que nous tenons là une bonne raison de défendre la civilité sans se laisser intimider par l’objection massive de la relativité des cultures. Comme le montre cette analyse de Senett, et même celle de Bauman, la civilité a constitué une invention parallèle à la désorganisation des « cultures », à leur capacité à réguler les tensions de façon purement interne, dans un cadre de cosmopolitisme désorganisateur des anciennes hiérarchies. Peut-être peut-on transposer : il n’y a plus aujourd’hui de statuts indiqués par le vêtement, mais on identifie les gens par leur origine ethnique ; or, il est probable qu’on a toujours besoin d’être dans un monde familier, où l’on puisse s’y reconnaître, où les choses puissent s’anticiper (de façon justifiée ou injustifiée). Aujourd’hui, en l’absence de règles communes de civilité, ce qui risque de faire critère, c’est la couleur de la peau, le détail des cheveux, des yeux, etc. : ce sont les nouvelles armoiries, les nouveaux blasons – et on les blasonne beaucoup – après tout, peut-être faudrait-il, pour cette même raison, dédramatiser la question du voile islamique ou même de la burqa. Et penser qu’en défendant la civilité, on permettrait d’abandonner les signes ethniques pour anticiper sur le comportement poli, accueillant, de la personne rencontrée.
En tout cas, c’est un espoir que j’entretiens.
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