P.-Y. Quiviger, Penser la pratique juridique. Essai de philosophie du droit appliquée (PUAM, 2018)

Rémy Libchaber

Recension de Pierre-Yves Quiviger, Penser la pratique juridique. Essai de philosophie du droit appliquée, Aix-en-Provence, PUAM, 2018

Pour citer cet article : R. Libchaber, « P.-Y. Quiviger, Penser la pratique juridique. Essai de philosophie du droit appliquée, Aix-en-Provence, PUAM, 2018 », Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne le 28 mai 2019 [http://www.droitphilosophie.com/bookReviews/read/p-y-quiviger-penser-la-pratique-juridique-essai-de-philosophie-du-droit-appliquee-aix-en-provence-puam-2018-4].

 

L'

 ouvrage que nous propose aujourd’hui Pierre-Yves Quiviger était attendu de tous ceux qui s’intéressent à la philosophie dans ses applications aux problèmes de droit. Philosophe autant qu’on peut l’être – ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, Professeur à l’Université de Nice –, l’auteur présente pour nous le mérite supplémentaire d’être parfaitement informé de la technique juridique. Cela lui permet d’aborder divers problèmes que l’actualité soumet aux juristes, non pour y appliquer une réponse dogmatique dictée par telle ou telle conception préalable, mais pour examiner ce qu’un philosophe, armé de ses concepts propres, peut apporter à un débat dont il respecte les contraintes techniques. Répondant en philosophe à des questions que les juristes se sont d’abord posées, M. Quiviger contribue à leur réflexion parce que son regard, autrement formé, lui permet de distinguer ce que les juristes ont oublié par la force de l’habitude. Il décèle ainsi les limites devant lesquelles la réflexion juridique rend les armes, comme certaines impasses où elle s’est si bien enfoncée qu’elle n’a plus conscience de l’absence d’issue. En explicitant ces impensés, il l’aide à dépasser les blocages dans lesquels elle bute – si tant est qu’elle le désire !

Modeste par résolution, l’auteur ne prétend pas dans les différents articles ici rassemblés à une construction du droit par la philosophie ou à l’exposé d’une quelconque théorie générale – ce à quoi il ne se livre qu’in fine, c’est-à-dire dans l’Introduction écrite à fin de synthèse. Il ne cherche pas à enfermer la diversité des problèmes de droit dans une construction dogmatique, préétablie ou non ; il n’essaie pas davantage de rendre compte de la notion de droit, voire de proposer une manière de fondement général – à la façon d’une clef qui ouvrirait toutes les serrures du droit. Ce faisant, il s’épargne la posture agaçante du philosophe surplombant toute activité pour en juger souverainement, d’un regard d’aigle indifférent aux détails, en même temps qu’il évite la dénonciation de la faiblesse d’esprit des juristes, qui les rendrait incapables de comprendre ce qu’ils font au quotidien. Ce qui est heureux, car ces attitudes sont suffisamment agaçantes pour les juristes pour qu’ils délaissent des leçons aussitôt perçues comme déplacées. De la philosophie, ils attendent des éclairages inattendus et un surcroît de réflexion, non des secours accordés avec commisération. C’est ce refus des grandes postures qui fait tout le prix de l’ouvrage que l’on présente ici.

À l’écart de cette tentation hégémonique, impérialiste peut-être, l’auteur nous fait entrer dans l’atelier du philosophe – celui d’un philosophe connaissant suffisamment le droit de l’intérieur pour comprendre « les mots de la tribu » et les employer à l’occasion, loin de tout jargon philosophant. S’agit-il d’une philosophie appliquée, ou d’un examen philosophique de la pratique juridique ? Ce sont là des questions de qualification qui, pour une fois, intéresseront les philosophes davantage que les juristes. Pour ceux-ci, l’important est d’assister à l’élaboration d’un effort philosophique qui travaille sur un terrain qui leur est d’emblée connu. Il ne s’agit pas pour l’auteur de juger la pertinence des réponses juridiques, mais de s’étonner de certaines évidences ancrées dans les habitudes que l’on ne parvient plus à questionner. C’est d’ailleurs ce qui permet aux juristes, en retour, de questionner des pratiques qui leur apparaissent dès lors marquées d’une certaine contingence. À l’occasion de telle ou telle remarque, on se dit que, plutôt que par une synthèse artificielle, tout colloque devrait s’achever par la sollicitation d’un semblable regard : capable de dépoussiérer les acquis et, par les questions qu’il suscite, de réinscrire les pratiques dans des directions nouvelles.

Ce n’est pas que les juristes ne soient pas capables de penser à nouveaux frais. Bien plutôt, à force d’habitude, il leur arrive de ne plus voir les incertitudes dissimulées dans les questions les mieux maîtrisées. C’est bien en cela que cet ouvrage était attendu : non parce qu’il nous proposerait une philosophie du droit – une philosophie de plus, tombant du ciel des idées et prête à assigner de l’extérieur une fonction particulière au travail des juristes ; et tant pis s’ils ne s’y retrouvent pas ! Tout au contraire, c’est parce que la réflexion philosophique s’enracine dans des cas concrets qu’elle produit souvent des résultats, comme si les conceptions philosophiques de l’auteur remontaient des cas d’espèce pour établir leur nécessité. Montrant ainsi comment la philosophie peut faire travailler les catégories du droit, M. Quiviger nous persuade de ce que l’enrichissement ne procède pas d’une puissance particulière de la vision spéculative, mais bien du croisement des préoccupations : c’est l’attention de la philosophie aux besoins du droit qui fait tout le prix d’un effort rarement fourni avec bonheur.

Pour ne pas tromper le lecteur, il importe de préciser que le contenu de l’ouvrage n’est pas entièrement neuf puisqu’il s’agit d’un recueil des articles consacrés au droit que l’auteur a publiés depuis une quinzaine d’années – articles qui couvrent tout le champ de la juridicité en allant du droit public au droit pénal, avec une portion hélas plus modeste pour le droit privé. Pour justifier l’intérêt particulier de l’ouvrage, il ne suffira pas de constater qu’il s’y trouve aussi quelques articles inédits, d’ailleurs de grand intérêt. L ’ouvrage ne se borne pas à proposer à la commodité du lecteur des travaux réunis pour l’occasion : il s’enrichit d’une préface récapitulative qui constitue un véritable programme de ce que la philosophie est susceptible d’apporter au droit, dans l’acception commune des juristes.

Inévitablement, certains textes s’écartent de cette perspective pour renouer avec des thématiques plus habituelles à la philosophie. C’est ainsi que l’auteur consacre quelques articles à de grandes figures, qu’il saisit dans leur confrontation à la matière juridique : les apports de Derrida à la notion de droit[1], la contribution de Dagognet à la question des transferts d’organes[2], voire la conception que Kelsen, pris comme philosophe, pouvait se faire du droit naturel[3]. Ces incursions dans de grandes pensées sont rares parce que l’essentiel consiste précisément dans la démarche inverse, qui part de situations concrètes pour contribuer à leur examen en proposant des réflexions neuves. À cet égard, ce qui nous a paru le plus utile dans la position constante de l’auteur tient à son refus du monisme dans la prise en compte des relations juridiques. Pour ne prendre qu’un exemple, le droit civil a longtemps fait fond sur les intérêts du créancier, avant de renverser sa posture pour ne s’intéresser qu’à ceux du débiteur, aujourd’hui réputé partie faible, et en tant que telle digne d’orienter la compréhension de toute règle. À l’écart de cette constante faveur pour une partie, M. Quiviger ne cesse d’essayer de tenir ensemble tous les intérêts entrant dans une relation juridique. S’il s’intéresse à l’euthanasie, exaltée par l’époque derrière ce douteux slogan qu’est le « droit de mourir dans la dignité[4] », c’est aussitôt pour examiner la position des médecins obligés de donner la mort alors même qu’ils n’ont cessé depuis Hippocrate de se consacrer à protéger la vie. On observera qu’il est moins regardant concernant les assistants au suicide, dont l’intervention n’irait pourtant pas de soi : il faudrait être sûr qu’ils n’ont été que des moyens désintéressés d’un projet individuel, et que leur participation ne se retournera pas un jour contre leur conscience par un sentiment de culpabilité pour avoir donné la mort. La préoccupation de la relation dans son entièreté s’applique à d’autres cas limites de consentement, dont on peut se demander s’ils doivent vraiment être opérants[5]. Faut-il accepter les sévices sadomasochistes, au motif que la victime était non seulement consentante, mais même prise dans un véritable contrat avec son tortionnaire ? Faut-il respecter le refus de transfusion des témoins de Jéhovah en cas de risque vital, alors qu’il paralyse la vocation des médecins à protéger la vie ? Loin d’une exaltation pure et simple du consentement, qui pourrait apparaître comme la leçon principale de l’auteur, on voit à l’œuvre un effort pour concilier tous les points de vue, sans admettre que la légitimité apparente de l’un n’aboutisse à écraser l’autre.

Cette visée fait toujours réfléchir, et va parfois jusqu’à la gêne. Ainsi dans la discussion par l’auteur de la notion de dignité, dont la protection par le droit public lui paraît excessive[6] : au-delà des éléments que l’on discutera, la participation de ce standard au champ des valeurs éveille aussitôt la suspicion du philosophe, que les juristes ne partagent pas a priori. Le point de départ de la réflexion est la notion telle qu’elle est apparue dans la jurisprudence : chacun devrait respecter l’humanité, idéalement présente dans chaque sujet de droit. Mais,

le point notable, et hautement problématique, est qu’on ne prend pas en considération la présence ou l’absence de consentement du sujet à ce qui est décrit soit comme un traitement dégradant, soit comme une humiliation, soit comme un déshonneur, soit comme une atteinte au respect que l’on doit à tout être humain[7].

Cela conduira l’auteur à une discussion de la notion, telle qu’elle apparaît par exemple dans le célèbre arrêt du Conseil d’État du 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge. Là où les juristes partent en général de la notion promue par une Autorité juridique ou judiciaire pour en sonder les contours, M. Quiviger décide d’en interroger la substance : en l’occurrence, est-il admissible qu’une protection générale se retourne contre la conduite qu’un individu a librement choisie, au motif qu’elle est susceptible d’humilier l’humanité par-delà ses propres besoins ? Dans l’affaire du lancer de nain – activité que l’on visualise mieux depuis qu’elle a été mise en scène par M. Scorcese dans Le loup de Wall Street –, il met en balance l’activité elle-même, et les ressources qu’elle procure à ceux qui s’y livrent par besoin, sans d’ailleurs solliciter la protection des tribunaux. Partant d’une indifférence au consentement qu’il percevait dans l’analyse juridique, l’auteur remonte jusqu’à la fonction de droit pour questionner cette étrange dignité supra-individuelle[8]. Parce qu’il considère le droit comme un moyen d’effacer les déséquilibres patrimoniaux, la protection de la dignité lui paraît dangereuse en ce qu’elle vise à garantir l’individu contre lui-même. D’où une notion plus moralisatrice que juridique, qui protège la Personne idéalement conçue contre la personne concrète dont le besoin est précisément négligé.

On touche là au point où le regard du philosophe peut influencer la perception juridique. Car le consentement a été trop exalté dans la conception contractualiste du xixe siècle pour demeurer une notion opératoire aux yeux des juristes. Ils se récrieront qu’il n’y a pas de raisons d’interdire la régulation d’une activité qui, par-delà les revenus qu’elle lui procure, consiste à faire rire du ridicule d’une personne jetée en l’air. Parce que la taille peut être liée à des restrictions d’activité, M. Quiviger estime qu’elle doit aussi offrir quelques avantages. Un technicien lui répondrait que ce n’est pas de prohiber ou de réserver certaines activités aux personnes pourvues de caractéristiques physiques qui est choquant – les pilotes de chasse ont une taille modeste à raison de l’étroitesse de l’habitacle, tout comme les demis de mêlée du rugby qui doivent pouvoir se glisser au creux du pack –, c’est qu’on ne le fasse que pour moquer leur différence. Ce sont les passions basses et les rires gras des spectateurs qui justifient l’intervention de la dignité – et c’est donc encore d’un déséquilibre que le droit cherche à protéger la société : projeté dans les airs, l’homme-canon impressionne le spectateur ; s’il fait frissonner, il ne fait pas rire – et nul n’aurait l’idée d’utiliser un nain dans cette fonction, car le frisson et le ridicule ne sont pas miscibles. On le voit, on peut résister à une argumentation qui justifierait aussi bien les zoos humains, les exhibitions de personnes contrefaites ou les photographies humiliantes. L’important est ailleurs, et précisément dans l’insistance sur le consentement que l’auteur remet à l’honneur. Ce faisant, il limite le pouvoir d’expansion de certaines notions que les juristes ont la tentation de concevoir comme des absolus, peut-être pour ne pas voir qu’à l’occasion, elles en piétinent d’autres.

Cette façon de considérer les deux bouts de la chaîne peut nous déplaire, mais elle est essentielle à l’effort de réhabilitation de l’auteur. Elle doit nous faire d’autant plus réfléchir que nous estimons volontiers qu’une protection objective dépasse les contours étriqués du consentement individuel : celle de l’humanité l’emporterait sur l’intérêt des nains, celle du droit de mourir sur la conscience des médecins, celle de la dignité des femmes sur leur droit à s’exposer, voire à utiliser leur sexe pour vivre au quotidien. Loin de la disjonction entre créancier et débiteur, nous bloquons volontiers devant l’opposition entre la protection d’un principe qu’exprime l’idée de dignité, et celle de l’individu qui le met en danger par son seul consentement. Cela devrait nous faire réfléchir à nouveaux frais sur le consentement : il est hors de doute qu’il existe et doive jouer son rôle ; d’un autre côté, n’est-il pas aussi l’alibi de tous les excès commandés par le besoin ? Quelque désaccord que l’on exprime, il est salutaire que le philosophe vienne rappeler aux juristes qu’il y a là un point désormais aveugle de leur réflexion – peut-être parce qu’ils en ont par trop exalté la toute puissance dans le passé.

C’est parce que M. Quiviger prend toujours pour origine les analyses des juristes que son regard singulier leur est utile. Et il l’est d’autant plus qu’il parcourt tout le champ de la juridicité.

Pour éviter que le recueil ne soit désordonné, M. Quiviger a distribué ses articles selon quelques grands thèmes. Les scansions qu’il a proposées organisent le propos autour de quatre axes. Droit public – le Président de la République française, et les incertitudes de la souveraineté européenne. Droit pénal et droit privé – responsabilité en cas d’imprévisibilité, la parité dans la justice prud’homale, les modes alternatifs de règlement des litiges, l’extension frénétique de la sphère pénale, le rôle de la preuve testimoniale. Questions éthiques – la dignité, l’euthanasie, le don d’organes, les limites du consentement en matière médicale. Enfin une catégorie aux contours plus difficiles à cerner, intitulée Théories et figures : l’effectivité de la loi, l’interprétation contra legem, la transgression, la motivation.

On pourrait toutefois s’amuser à faire mettre en évidence d’autres divisions dans les préoccupations de l’auteur. Quelques massifs apparaissent dans la succession des textes qui ne sont pas forcément ceux qu’il a privilégiés dans l’organisation du recueil. Par ses travaux précédents, on sait l’importance de ses réflexions sur l’activité médicale, que l’on ne s’étonnera pas de voir revenir dans divers articles qui manifestent une attention soutenue à tous les intervenants au rapport médical : sont examinés les pouvoirs du médecin, en confrontation aux droits du malade – à l’égard desquels tout paternalisme est refusé au motif qu’il est négateur de leur volonté. Un autre fil rouge peut être détecté quoiqu’il soit plus ténu : l’auteur se demande souvent ce que c’est que juger, et comment l’acte de jugement peut être exercé sans dégénérer en abus. Dans toute une série de textes dispersés, ce n’est pas l’existence d’une norme qui l’intéresse mais la façon dont elle est comprise et mise en œuvre par les organes juridictionnels – question bien plus concrète et incertaine. Là encore, les leçons pour les juristes sont particulièrement précieuses parce qu’ils ne parviennent pas facilement à voir qu’il n’y a en réalité qu’une incertaine continuité entre les activités légiférantes et juridictionnelles. Si le juge n’est plus la bouche qui dit les paroles de la loi, voire de la règle écrite, qu’est-il donc ? Et quel est le statut de la norme positive, si elle n’est pas simplement exécutée ? M. Quiviger nous rappelle qu’il ne va pas de soi de juger, et que disposer d’une norme écrite ne constitue pas un viatique suffisant pour exercer quelque jurisdictio.

Dans la conception de l’auteur, il faudrait encore faire un sort particulier à la notion de dette sur laquelle repose une part de sa conception du droit, de sorte que la notion est souvent sollicitée là où l’on ne l’attendrait pas. Schématiquement, il demande que l’on arrête de raisonner exclusivement en termes de droit ou de créance, pour essayer de voir à quoi le débiteur se trouve vraiment obligé : au-delà du titre qui le désigne, il y aurait une réalité vécue de l’obligation qui paraît plus considérable à l’auteur. Probablement parce qu’il y a dans la créance une puissance d’illusion qui ne se retrouve pas dans le sentiment d’obligation : pour obliger, il ne suffit pas de déclarer l’assujettissement du débiteur ; il faut encore que ce dernier le vive comme une réalité productrice d’effets.

Dans son introduction, M. Quiviger a tenté une synthèse provisoire de ses travaux en s’efforçant de formuler une sorte d’ontologie du droit, mais seulement à partir des réflexions présentées. Il ne le fait pas de façon frontale, mais en inversant la perspective pour essayer de saisir ce que le droit ne saurait être. Un juriste de plein exercice ne peut être que troublé par la récurrence de l’expression « faux-droit », qui vient souvent sous sa plume. Formule qui n’est en rien le fruit d’une inadvertance, puisqu’il indique lui-même que

certains des droits subjectifs (comme le « droit à l’emploi ») qui ont été consacrés par le droit positif ne paraissent pas pouvoir être traduits en droit et sont condamnés à rester de simples textes de loi, qui demeureront au mieux des intentions vertueuses et au pire du verbiage[9].

On voit assez bien les formules qu’évoque l’auteur, qui y revient encore en évoquant, derrière le « faux-droit », « la morale déguisée en droit, incapable de produire des effets de droit[10] ». D’où la dénonciation des « idoles de la pseudo-juridicité (toute une partie de nos “droits subjectifs”)[11] », qui permet à l’auteur de brandir ce mot d’ordre : « ne saurait porter le nom de droit que ce qui est du droit ».

Ces propos sont importants non parce qu’ils déroutent le juriste technicien, mais parce qu’ils sont fondés sur une conception du droit que l’auteur exprime sous forme négative : il n’y a de faux-droit que parce qu’il y aurait de véritables énoncés juridiques, ce qui dépasse la question de la normativité. Car l’auteur ne dénonce pas l’absence de normes : il y a bien un devoir-être dans ces différentes formulations, mais un devoir-être qui précisément ne pourrait pas se concrétiser en être. Attachés que nous sommes à la normativité, nous hésitons volontiers face aux droits-créances sans pour autant adhérer à une conception qui paraît extrême. Le droit à l’emploi ne peut certes pas être satisfait par un État qui n’est pas garant du plein emploi ; cela n’empêchera en rien les chômeurs de lui demander des comptes pour son inaction, voire de dénoncer devant les tribunaux des politiques publiques perçues comme insuffisantes. Dès lors que le droit public a détourné la signification originelle du concept d’opposabilité pour considérer que la puissance publique pouvait s’obliger elle-même au point que chaque individu apparaisse en posture de créancier à son endroit, il était inévitable que des déclarations d’intention finissent par être brandies comme des droits – et utilisées comme tels. Il n’en reste pas moins que tout énoncé normatif peut aboutir à des conséquences positives, fût-ce de façon indirecte, pourvu qu’il se trouve un tribunal pour leur faire produire un effet – même s’il n’était pas celui qui était prévu à l’origine. Et l’actualité nous montre d’ailleurs l’État assigné pour les lacunes dénoncées dans sa politique climatique, en l’absence de toute norme qui ait été posée : il n’y a pas de droit à l’air pur, et l’action climatique relève de la politique davantage que du droit.

On comprend parfaitement la volonté de M. Quiviger de remettre de la clarté dans des ordres différents par leur nature : les valeurs se heurtent mais peuvent dicter des politiques ; les politiques peuvent se formuler sous la forme de règles de droit. Pour autant, il est de bonne hygiène mentale de faire une délimitation claire entre la sphère du droit, celle de la politique et celle des valeurs, d’autant que l’auteur observe que, dans la pratique actuelle, ces sphères ont tendance à se brouiller. Dans le droit pénal comme dans la responsabilité politique par exemple, il est bien difficile de faire des distinctions que la raison commande mais que l’opinion n’accepte pas.

Échappe-t-on pour autant à ce constat que le droit dispose d’une étonnante capacité à tout attraper ? Le panjurisme est sans doute une pathologie individuelle diagnostiquée par Jean Carbonnier, qui consiste à voir du droit sous tous les phénomènes a priori les plus éloignés. Mais quand bien même on y échapperait, il reste que le droit est susceptible de s’infiltrer dans tous les énoncés, fût-ce de la façon la moins directe. S’il advenait qu’une norme juridique folle vienne à déclarer que « l’eau bout à cinquante degrés », on convient volontiers que la conséquence serait faible sur la réalité de l’ébullition. Cela n’empêcherait toutefois pas les fabricants de bouilloire de limiter à 50 degrés la capacité des instruments qu’ils mettraient au service du public : l’énoncé juridique sera-t-il vrai ou faux, alors qu’il aura produit des effets concrets ? Quand on a administrativement modifié la définition de la mort pour passer du critère traditionnel de l’arrêt des fonctions vitales à celui la mort cérébrale – deux encéphalogrammes plats à quatre heures d’intervalle –, on a pu déclarer décédés des individus dont le cœur battait encore ; mais sur le terrain du prélèvement d’organes, les conséquences juridiques de ces manipulations de la réalité sont tout à fait réelles. Que certains énoncés apparaissent comme des souhaits, notamment du côté des « droits à… », c’est tout à fait évident ; pour autant, il n’est pas certain que ce ne soient que des vœux pieux : à n’en pas douter, des conséquences juridiques s’ensuivront, même si elles ne sont pas celles auxquelles on pouvait d’emblée s’attendre. Des conséquences juridiques sortent de tout énoncé normatif, ce qui incite à se demander ce qu’est le « vrai droit » : s’il arrive qu’une règle soit mal conçue et produise des effets inattendus, il reste que ce sont bien des effets juridiques.

En quoi la capacité de M. Quiviger à proposer une conception du droit née des examens de détail auxquels il a procédé paraît plus qu’intéressante, quoique le soussigné ne dispose pas des capacités qui lui permettraient de la mettre à l’épreuve. Selon l’auteur,

le droit est marqué, comme l’ensemble de ce qui est, par un principe d’équilibre, un certain ordre : cet ordre prend, dans sa spécificité juridique, la forme d’un équilibre obligatoire entre une dette et une créance. Cette équation élémentaire suppose plusieurs choses : 1) un débiteur et un créancier (ces personnes sont indifféremment physiques ou morales et l’État est bien souvent une des deux personnes) ; 2) un tiers qui porte le nom de juge ; 3) la quantifiabilité de la dette et de la créance[12].

Une définition du droit qui ne tombe pas du ciel des idées mais remonte des expériences de terrain, c’est un objet suffisamment étonnant pour qu’on lise cet ouvrage, et pour que l’on examine sérieusement les conceptions neuves qui s’y trouvent. Plus encore, un philosophe qui se donne la peine de prendre les conceptions juridiques au sérieux en s’attachant à leurs conceptions du droit sans rien y substituer, c’est une situation trop rare pour qu’on la néglige. Toutes ces raisons sont excellentes de lire et méditer le présent ouvrage, sans oublier la principale : M. Quiviger est toujours accessible, de sorte que la lecture de l’ouvrage est un enrichissement constant pour le lecteur, qui lui donne le sentiment que la frontière entre philosophie et droit s’est estompée l’espace d’un instant.

Rémy Libchaber

Professeur de droit privé à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

 

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