Villey et Perelman : argumentation avec ou sans ontologie ?

A A A
Télécharger en PDF

Sommaire de l'article

Michel Bastit

Le présent article a pour but de relever les proximités et les différences entre la Dialectique de Michel Villey et la Nouvelle Rhétorique de Chaïm Perelman. Malgré un commun refus de l’usage des méthodes de la logique formelle en droit, la différence entre les deux auteurs se manifeste vite selon le but qu’ils assignent à leur méthode : s’approcher de la vérité et du juste pour Villey, persuader un auditoire pour Perelman. Cette différence de finalité révèle une différence philosophique profonde : la négation de toute ontologie chez Perelman, la référence à une réalité où siège ce qui est juste chez Villey. La référence ontologique et, partant, à une nature indicatrice de ce qui est juste, en d’autres mots, le droit naturel classique, apparaît ainsi comme le point central autour duquel tourne toute l’œuvre de Michel Villey.

C

hacun le sait, Michel Villey a montré que la dialectique était la méthode convenant au droit naturel classique[1]. Pour cela il pouvait s’autoriser à la fois des auteurs de cette tradition et de la nature de l’activité juridique telle qu’elle se manifeste aussi bien dans la procédure que dans les discussions doctrinales. Villey opposait cette manière de raisonner aux déductions formalistes liées aux systématisations du droit et trouvant leur expression la plus nette dans les déductions du formalisme normativiste kelsénien. Mais ce point d’aboutissement n’était que l’acmé d’une longue dérive dont on pouvait déceler les premiers symptômes dès Suarez ou Leibniz, puis dans les systématisations pandectistes, par exemple.

La proposition de retrouver le chemin de la dialectique devait nécessairement croiser la tentative de Chaïm Perelman de réhabilitation de la rhétorique. Dialectique et rhétorique sont en effet le contre-point l’une de l’autre. Perelman a raconté comment, formé à la logique formelle polonaise, il s’est ensuite avisé que cette logique qui avait été élaborée en vue de la rigueur des démonstrations, et principalement des démonstrations mathématiques, laissait de côté tout un pan du discours. D’ailleurs, si chez Aristote on trouve bien une syllogistique adaptée à la démonstration scientifique, son œuvre fait aussi place à une dialectique et à une rhétorique. L’ambition de Perelman semble avoir été, non seulement de réhabiliter la partie non scientifique de la logique, mais d’étendre celle-ci jusqu’au point d’en absorber la partie scientifique. C’est ce qu’exprime l’idée d’empire rhétorique.

Ni Villey ni Perelman ne sont les seuls à l’époque à chercher pour le droit, et plus généralement pour les disciplines qui relèvent plus de l’esprit de finesse que de celui de géométrie, une légitimité méthodologique différente de celle procurée par la déduction formalisée. Les noms de Viehweg[2], de Toulmin[3], de Martin Kriele[4], de Giuliani[5], plus tard d’Alexy[6], ou de Neil Mc Cormick[7] viennent immédiatement à l’esprit. Ce renouveau général de l’estime pour la discussion argumentée s’inscrit évidemment dans le contexte de la réponse à l’expérience totalitaire, mais aussi dans le cadre du refus du normativisme et des conceptions technocratiques du droit.

La proximité relative entre la dialectique de Villey et la Rhétorique de Perelman ne doit pourtant pas faire illusion. Il ne s’agit certainement pas d’une identité. Lorsque la discussion réelle entre les deux penseurs a eu lieu, elle a été loin de se conclure par un constat d’accord.

Les deux protagonistes avaient pourtant des sources d’inspiration très proches. Si Perelman a d’abord rencontré le traité de Brunetto Latini (le maître de Dante) en annexe aux Fleurs de Tarbes de J. Paulhan, il s’est très vite rendu compte que ce texte médiéval renvoyait à l’entreprise de la rhétorique aristotélicienne[8]. On sait que le Stagirite s’est efforcé d’édifier une rhétorique plus systématique et ordonnée que celle d’Isocrate[9]. Aristote, sans réduire l’usage de la rhétorique au domaine juridique, fait une large place à ce champ d’application. Il en va de même chez Perelman, qui étend la rhétorique jusqu’aux dimensions d’un empire, mais qui a toujours considéré que le droit est une des disciplines où la nouvelle rhétorique s’applique de façon éminente[10].

De son côté, Villey se rattachait aussi très explicitement à la tradition aristotélicienne. À la différence de Perelman cependant, il consultait une part plus vaste des écrits d’Aristote, non seulement la Rhétorique et les Topiques qui sont l’exposé de la dialectique[11], mais aussi l’Éthique à Nicomaque et même la Métaphysique, lue selon l’interprétation problématisante d’Aubenque[12]. À la différence de Perelman aussi, Villey intégrait St Thomas, particulièrement pour les questions du droit et de la justice, dans la tradition aristotélicienne. Il n’était pas loin de voir en St Thomas le meilleur commentateur et prolongateur d’Aristote.

Au fil des rencontres et des écrits des deux protagonistes, la discussion semble être demeurée plutôt superficielle, Perelman restant réservé quant au lien effectué par Villey entre méthode argumentative dialectique et droit naturel classique et Villey détectant sous le terme de rhétorique des possibilités de glissement sophistique qui avaient déjà été signalées par Platon et Aristote. C’est que, en effet, derrière la différence terminologique entre dialectique et rhétorique, apparaissent très vite des engagements philosophiques et ontologiques très divers.

Le but de cet article sera donc tout naturellement, une fois précisées les différences techniques entre dialectique de Villey et rhétorique de Perelman, de mesurer les différentes philosophies qui sont engagées de part et d’autre. L’un des fruits importants de cette dernière confrontation sera aussi de recentrer l’interprétation de l’œuvre et de la pensée de Villey sur les problèmes ontologiques.

 

I. La différence des techniques

 

Pour Aristote, la dialectique et la rhétorique sont deux disciplines nettement opposées par leur fin. La rhétorique a pour but de créer dans l’esprit de l’auditoire la conviction ou persuasion (pistis) et de savoir comment y parvenir[13]. Cette conviction est la source d’une opinion. La dialectique, elle, est une recherche de raisonnement à partir des opinions notables (sullogizetai […] ex endoxôn[14]). Elle est utile à l’entraînement aux raisonnements (gumnasia), à la participation aux discussions (enteuxis), aux sciences philosophiques[15]. En outre, elle sert à découvrir les principes communs de toutes les sciences, ce qui est une allusion à la philosophie première. L’utilité de la dialectique dans les sciences philosophiques consiste à considérer les deux aspects d’un problème et ainsi à mieux discerner ce qui est vrai et ce qui est faux.

Transposé en droit, il est aisé de conclure que la rhétorique est l’art de l’avocat et que la dialectique est celui des juges. Or Perelman se refuse à suivre cette distinction aristotélicienne entre la manière de créer des opinions en en convaincant l’auditeur et la discussion à partir de ces opinions. Selon Perelman, la discussion elle-même, et l’argumentation philosophique également d’ailleurs – dans la mesure où elle est une discussion –, ont pour but de convaincre l’auditeur. Les prises de position du philosophe polono-belge en ce sens sont multiples. Par exemple il considère qu’il est arrivé à la conclusion :

… qu’il n’y avait pas de logique spécifique des jugements de valeur, mais que dans les domaines examinés (philosophie, politique, morale, esthétique), comme dans tous ceux où il s’agit d’opinions controversées, quand on discute et quand on délibère, on recourt à des techniques d’argumentation. Celles-ci avaient été analysées, depuis l’antiquité, par tous ceux qui s’intéressaient aux discours visant à persuader et à convaincre et qui avaient publié des ouvrages intitulés Rhétorique, Dialectique, et Topiques[16].

Il ressort de ces lignes qu’il existe pour Perelman une seule technique, l’art de l’argumentation, qui recouvre aussi bien la dialectique que la rhétorique[17]. Poursuivant la même idée, Perelman en vient à soutenir que « le recours aux raisonnements dialectiques et rhétoriques s’impose, raisonnement visant à établir un accord sur des valeurs et leur application quand celles-ci font l’objet d’une controverse[18] ».

Il s’agit toujours de persuader pour obtenir l’accord, qu’il s’agisse d’un auditoire passif dans le cas de la rhétorique ou d’un auditoire tour à tour passif et actif dans le cas de la conversation dialectique. Cette méthode, pour Perelman, s’oppose à « celle des philosophes rationalistes ou positivistes, pour lesquels ce qui importe c’est la vérité d’une proposition, l’accord venant par surcroît[19] », alors que « la notion d’accord devient centrale quand les moyens de preuve sont insuffisants, et surtout quand l’objet du débat n’est pas la vérité d’une proposition mais la valeur d’une décision, d’un choix, d’une action considérée comme justes, équitables, raisonnables, opportuns, honorables, ou conformes au droit[20] ».

Il n’est pas difficile ici de détecter l’influence de la dichotomie entre fait et valeurs, entre être et devoir-être. Sur ce point pourtant, la position de Perelman est assez nuancée. D’un côté il perçoit très lucidement que la séparation radicale du Sein et du Sollen est ruineuse pour la philosophie pratique[21], d’un autre côté il utilise cette distinction pour justifier l’originalité des jugements de valeur, car il pense que tout jugement de vérité en matière pratique reviendrait à légitimer une réduction de la rationalité pratique à la rationalité théorique, ce à quoi il se refuse et ce à quoi la nouvelle rhétorique est destinée à parer[22]. Mais pour autant Perelman essaie d’éviter le relativisme et l’arbitraire en fait de valeur grâce à la rationalité qui imprègne les jugements pratiques eux-mêmes. Cette rationalité se résout finalement en celle de l’auditoire universel.

Le résultat en est non seulement l’absorption de la dialectique par la rhétorique, mais aussi celle de l’élimination de la vérité des propositions juridiques ou morales au profit d’une évaluation consensuelle, ou plus exactement une transformation de la vérité en rationalité consensuelle.

Les conséquences ne se font pas attendre. D’abord Perelman ajoute à la dialectique un élément, qui est caractéristique de la rhétorique chez Aristote, la notion d’auditoire[23]. Mais surtout, la motivation de la décision judiciaire, loin d’être l’exposition d’une vérité, devient selon Perelman un discours rhétorique visant à persuader l’auditoire, non pas du bien-fondé réel de la décision, mais de son acceptabilité pour un public raisonnable. Ainsi : « Motiver effectivement, c’est justifier la décision prise, en fournissant une argumentation convaincante, indiquant le bien-fondé des choix effectués par le juge […] [elle doit] convaincre les plaideurs que le jugement ne résulte pas d’une position arbitraire[24] ».

Il s’agit donc toujours, selon Perelman, d’établir un consensus[25] entre les plaideurs et leur juge, voire entre les juges et un public plus large, qui peut comprendre la doctrine et même dans certains cas l’opinion publique générale.

La position de Villey est très différente. Il s’accorde bien entendu avec Perelman pour rejeter l’idée d’une logique juridique formelle et déductive[26]. Néanmoins, il n’admet pas de science globale de l’argumentation qui comprendrait rhétorique et dialectique[27]. Il ne s’est en fait pratiquement jamais intéressé à la rhétorique. Celle-ci est un discours unilatéral, or Villey est centré au premier chef sur la discussion, que ce soit la discussion juridique ou la discussion philosophique. Dans « dialectique » il y a dialogue[28]. La dialectique selon Villey se pratique nécessairement à plusieurs. Elle utilise comme point de départ les opinions, en tant que les opinions sont problématiques et se distinguent ainsi des prémisses évidentes des syllogismes scientifiques qui caractériseraient la logique formelle[29]. Quoi qu’il en soit, la dialectique selon Villey est constituée par une question, un problème à résoudre en raison d’opinions contraires et donc problématiques. Ces opinions doivent se confronter[30]. La confrontation rend la démarche dialectique zététique, c’est-à-dire qu’elle est une recherche. Mais une recherche de quoi ? De la vérité, répond Villey. Littéralement : « Elle est une recherche (zététique) ; approche de la vérité[31] ». Et Villey de poursuivre : « Et cependant elle est poursuite de vérité (en italique chez Villey lui-même) ; poursuite d’une compréhension plus complète et plus adéquate de la chose dont on dispute ».

Villey s’appuie ici sur l’autorité d’Aristote et sur le troisième but de la dialectique qu’il résume ainsi « la découverte des prémisses qui serviront de base à la science[32] ».

En prenant cette position, Villey s’écarte définitivement de Perelman. Il est d’ailleurs parfaitement conscient de cette rupture, puisqu’il déclare avec l’une de ses formules tranchantes et imagées :

Par son intention elle [la dialectique] s’oppose autant qu’à la science à la rhétorique au sens étroit, telle que l’entend Ch. Perelman. Si la rhétorique n’a pour fin que de persuader un auditoire, elle n’y réussit qu’en « flattant » (cf. Platon dans le Gorgias). Elle prend barre, pour mieux persuader, sur les préjugés de l’auditoire. Elle les confirme ; elle est une chute dans les lieux communs du vulgaire ; elle nous dégrade. La dialectique est recherche de la connaissance vraie, elle part des opinions du groupe, mais afin de les dépasser, c’est une ascension[33].

On ne saurait être plus clair. Villey réduit Perelman à un vulgaire sophiste. La référence au Gorgias est assez explicite à cet égard. La question est de savoir s’il a le droit de le faire.

Pour y répondre, il faut confronter Perelman à sa source aristotélicienne. Or, pour peu que l’on soit attentif, on remarque que Perelman oublie toujours un élément de la rhétorique aristotélicienne. Sans aucun doute, son souci n’est pas celui d’une reconstitution historique de la rhétorique d’Aristote, mais le point qu’il laisse ici dans l’ombre est capital pour comprendre la différence d’orientation de Perelman d’un côté, de Villey et d’Aristote de l’autre.

Au début de sa Rhétorique Aristote se penche sur le point de savoir ce qui rend une thèse plus persuasive qu’une autre, plus forte qu’une autre si l’on veut. Il remarque que la rhétorique, comme la dialectique d’ailleurs, peut servir deux thèses contraires. Mais il s’empresse de préciser à deux reprises que la thèse la plus vraie, la meilleure, est par nature la plus forte : « La rhétorique est utile parce que par nature le vrai et le juste sont le plus fort des deux contraires[34] », et il ajoute quelques lignes plus loin : « Les choses qui sont sujettes à discussion ne sont pas semblables, mais toujours le vrai et le meilleur par nature sont plus aptes au syllogisme [dialectique] et à la persuasion[35] ».

Pour Aristote donc, une proposition est plus forte que l’autre parce qu’elle est plus vraie. Il ne s’agit pas simplement d’ailleurs de vérité de fait, mais aussi de plus juste et de meilleur, ce qui veut dire que les propositions éthiques et juridiques sont aussi concernées. Il n’est donc pas question, parce qu’il y a discours persuasif ou discussion, de renoncer à la distinction du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du meilleur et du pire. Enfin, le vrai et le juste sont les plus forts par nature. Pour Aristote la force persuasive découle du vrai parce que, comme il le dit peu auparavant : « Les hommes sont suffisamment doués par nature pour le vrai et ils arrivent la plupart du temps à la vérité[36] ».

Selon Aristote, la vérité d’une proposition réside dans sa correspondance à une réalité extérieure. Ainsi, s’il y a du juste et du vrai dans les propositions, de telle sorte que certaines sont plus fortes par nature, c’est qu’elles correspondent à une nature extérieure qui rend ces propositions plus vraies et plus justes et par là plus persuasives et plus fécondes dans le raisonnement dialectique. Tant la dialectique que la rhétorique aux yeux d’Aristote ne servent donc pas n’importe quelles causes ou plutôt de deux causes contraires c’est toujours par nature la vraie et la meilleure qui l’emporte. Toute dérive sophistique de la rhétorique ou de la dialectique sont ainsi interdites[37].

Significativement, Perelman ne cite jamais ce passage.

La suite de la critique de Villey contre Perelman prend ainsi toute sa force. Si le vrai n’est pas par nature plus persuasif, alors aussi bien la rhétorique que la dialectique permettent de soutenir n’importe quelles thèses puisque rien ne permet de penser que l’une est plus vraie que l’autre. Au pire même, la thèse la plus forte et persuasive sera vraie parce que forte et non pas forte parce que vraie. En d’autres termes, on en vient à la position sophistique selon laquelle les discours sont capables de faire paraître grand ce qui est petit, etc. C’est cette rhétorique que Villey appelle dans sa critique « la rhétorique au sens étroit […] [celle qui] n’a pour fin que de persuader un auditoire [et] n’y réussit qu’en “flattant” (Platon dans le Gorgias)[38]».

Et c’est bien ce qui semble se passer chez Perelman où l’auditoire persuadé devient le critère de la force persuasive. Mais l’auditoire est plein de préjugés et c’est ainsi que l’on peut aboutir à la condamnation de Socrate. Cette rhétorique-là « prend barre pour mieux persuader sur les préjugés de l’auditoire[39] ».

Pour Perelman, la force persuasive tant d’une proposition rhétorique que d’une opinion dialectique ne résulte pas de leur vérité, à l’inverse d’Aristote pour qui tant la persuasion rhétorique que la victoire dialectique proviennent du vrai. Pour Villey au moins, l’opinion dialectique qui triomphe le fait en vertu de sa vérité.

La vérité, dans le contexte de la pensée aristotélicienne, est la correspondance entre une proposition qui énonce une union ou une division et une union ou une division dans la réalité. Cette correspondance est la fameuse « adaequatio rei et intellectus » de St Thomas.

Pour Villey, comme pour Aristote et St Thomas, dans la dialectique et la rhétorique interviennent trois éléments : les orateurs et l’auditoire, les propositions énoncées, et les réalités sur lesquelles elles portent, qui constituent une référence externe. Pour Perelman, on peut présumer dès maintenant qu’il n’existe que deux éléments : les orateurs et l’auditoire, les propositions.

 

II. La référence externe ?

 

Perelman affirme que la théorie de l’argumentation est une théorie du discours. Sont donc impliqués les acteurs du discours, les orateurs, et les récepteurs du discours, l’auditoire. Mais jamais il n’est fait explicitement allusion à une référence extérieure au discours. Bien entendu, Perelman n’oublie pas qu’il y a des éléments de fait qui sont pris en considération par les discours juridiques. Mais aux yeux de Perelman, ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui entrent dans l’argumentation, mais les discours sur les faits[40]. En réalité d’ailleurs, tout le droit n’est qu’un ensemble de discours qui part des conceptions ou de l’idée que l’on se fait de ce qui est juste. Tout relève donc, comme il ressort des formules citées, du second degré. Jamais on n’accède à ce qui est juste, ou à ce qui est.

Les choses qui sont sujets du discours, chez Aristote, ta hupokeimena pragmata, ont disparu. Est-ce à dire qu’il n’existe pas pour Perelman une régulation du discours ? Nier l’existence de cette régulation serait exagéré, mais elle est pour Perelman tout interne. Perelman remarque que le discours rationnel est en dialectique et en rhétorique le plus convaincant[41]. Mais en réalité il prend encore subrepticement le contrepied d’Aristote qui estime, lui, que c’est le discours vrai et meilleur par nature qui permet les raisonnements les meilleurs et les plus convaincants (eusullogistotera kai pithanôtera[42]).

La rationalité telle que l’entend Perelman n’est pas une rationalité pure et abstraite, elle est portée par l’auditoire. Il peut s’agir de l’auditoire plus ou moins restreint du tribunal, de la cité, et dans le cas des vérités ou des jugements à prétention universelle comme en philosophie, de l’auditoire universel[43]. Mais comme toute référence externe au discours ou à cette rationalité est absente, que d’autre part l’auditoire est sociologiquement et historiquement déterminé, au moins historiquement dans le cas de l’auditoire universel, force est de constater que Perelman, peut-être malgré lui, ne peut éviter le relativisme[44]. Autrement dit, c’est la conviction de l’auditoire, ses préjugés dirait Villey, qui mesure la force persuasive, la justice et la vérité. Sous couvert de retour à la rhétorique, Perelman revient bien en fait à la vieille sophistique.

L’analogie avec Gorgias dénoncée par Villey est ici significative. Gorgias est le sophiste le plus radicalement ennemi de l’ontologie. Dans son fameux discours il avance que : 1) l’être n’existe pas ; 2) s’il existait nous ne pourrions le connaître ; 3) si nous pouvions le connaître nous ne pourrions nous accorder sur ce qu’il est[45]. Gorgias propose ensuite de se replier vers la coutume, entendue comme convention et langage partagés. Le refus de l’ontologie est tout aussi explicite chez Perelman[46] et ses disciples[47], avec les mêmes conséquences[48].

La conception de Villey est évidemment toute différente et beaucoup plus proche de celle d’Aristote. La définition même de la dialectique chez Villey invoque la vérité comme but de la dialectique. Il s’ensuit que le discours dialectique et rhétorique est mesuré et jugé par cette vérité. En d’autres termes, Villey pense que c’est la valeur de vérité du discours qui fait sa valeur et sa force et non le discours par lui-même. Comme dit Aristote, c’est par nature que les choses les meilleures et les plus vraies donnent aux discours leur valeur. Cette valeur de vérité des discours, chez Villey comme chez Aristote, dépend de la référence aux réalités dont il est question. Pour Villey, la dialectique est « poursuite de vérité », « poursuite d’une compréhension plus complète et plus adéquate de la chose dont on dispute », « recherche de la connaissance vraie ». Le droit repose d’abord sur une connaissance avant d’être une volonté, autrement dit la justice est régulée par la prudence, et la prudence est la vertu qui permet de connaître le juste milieu en chacune des vertus, donc spécialement dans le droit et la justice qui résident en un juste milieu externe.

En effet, pour Villey comme pour Aristote, la vérité est une question de correspondance, adaequatio rei et intellectus, comme dit St Thomas. Aristote précise que la vérité du discours consiste à énoncer comme lié ce qui est lié dans la réalité et comme délié ce qui est délié dans la réalité. L’erreur, c’est l’inverse, à savoir lier dans le discours ce qui est délié dans la réalité ou délier dans le discours ce qui est lié dans la réalité.

En droit, il s’agit de savoir à l’indicatif « quelle est la part de chaque plaideur[49] ». La réalité extérieure qui mesure la vérité des propositions juridiques et judiciaires n’est à l’évidence pas simplement une vérité factuelle, c’est la vérité d’une situation juridique qui comprend des éléments factuels, des éléments de droit positif, mais aussi fondamentalement une vérité sur la nature. On discutera par exemple de la réalité d’un vol, de la présence du voleur sur les lieux à l’heure du délit, mais aussi de la qualification de vol s’il s’agit d’un vol d’électricité ou de données électroniques. On discutera de la réalité ou non d’un contrat et de ses conséquences, sur la base des données de fait et de droit et leurs conséquences justes ou injustes. Dans certains cas même, on discutera directement de l’équilibre juste ou non de la situation, dans le cas de l’enrichissement sans cause par exemple. Autrement dit, pour Villey, le droit est dans la chose, bonum est in re[50]. Il écrit ainsi : « le droit positif reçoit sa force du fait qu’il inclut la justice, le droit naturel[51] ». Contrairement à Perelman, ce n’est pas l’accord et l’adhésion qui font le bon jugement, mais c’est la justice du jugement, justice qui est ici, en droit, l’analogue du vrai :

Nous demandons au droit d’être juste, que ses sentences soient justifiées et pas simplement acceptées par l’effet de la persuasion. C’est, comme le souligne T. D. Perry (Moral Reasoning and Truth) une exigence du sens commun. Nous répugnerons donc tout autant à livrer le droit aux hasards de la « rhétorique »[52].

La dialectique pour Villey est le moyen adapté à la découverte de cette réalité naturelle qui innerve tout le droit. Elle y est adaptée parce qu’elle permet d’étudier tous les aspects d’une réalité quelque peu fuyante et complexe. Mais elle est aussi un pari : on escompte qu’en étudiant sérieusement le cas les juristes compétents peuvent parvenir à la connaissance de la vérité et à la justice de ce cas. La discussion n’est pas vaine parce qu’enfermée en elle-même et destinée à créer un consensus factice. Elle est féconde parce qu’elle permet de déboucher sur une solution juste. Il s’agit d’une « considération des choses », le droit provient de la chose elle-même, il est la chose juste elle-même, « ipsa res justa[53] ».

En terme plus généraux, ce que met en avant Villey dans sa conception classique de la dialectique, c’est la référence ontologique[54] dont ne peuvent se passer les discours juridiques puisqu’ils ont pour but d’explorer cette nature dynamiquement orientée vers sa fin et ainsi indiquant ce qui est juste.

La réflexion sur la dialectique de Villey nous amène ainsi au cœur de sa philosophie du droit, à sa conception du droit naturel classique, c’est-à-dire à sa prise de position ontologique en faveur de la nature aristotélicienne.

Cela incite à une relecture de l’œuvre de Villey centrée sur cette position de fond. À cette lumière, Villey est d’abord et fondamentalement un philosophe du droit, c’est-à-dire quelqu’un qui a cherché toute sa vie les principes les meilleurs pour le droit et qui les a identifiés dans la base ontologique du droit naturel classique.

Si tel est bien le centre de la pensée de Villey, il en découle que son œuvre d’historien de la pensée juridique, en dépit de son importance en volume et en temps qu’il y a consacré, revêt un caractère de topique historique préparatoire à l’élaboration de sa pensée propre[55]. Ainsi, malgré la grande valeur de la Naissance de la pensée juridique moderne et des nombreux essais historiques qui l’ont accompagné, le centre de l’œuvre se trouve toujours à la fin, dans les thèses du Précis de philosophie du droit. En bon aristotélisme, ce qui est premier en dignité est ce qui est dernier dans la découverte, et même dans la réalisation, du moins quant aux réalisations individuelles. Il est d’ailleurs utile de remarquer que cet aboutissement est déjà inchoativement présent dans l’œuvre plus historique de Villey. En outre, cette œuvre historico-philosophique a été régulièrement ponctuée d’essais déjà plus nettement philosophiques, comme le remarquable « Abrégé de droit naturel classique[56] », qui contient par avance la majeure partie de la pensée philosophique de Villey sur le droit.

La partie historico-philosophique est préparatoire en ce qu’elle montre d’abord la fécondité pour le droit des principes du droit naturel classique, depuis Aristote jusqu’au droit savant médiéval en passant par le droit romain classique et jusqu’à St Thomas, puis la stérilité et le danger des principes modernes depuis le droit subjectif d’Occam jusqu’aux positivismes hobbésien et moderne en passant par le droit naturel moderne.

L’axe de basculement de l’histoire de la philosophie du droit et du droit est encore, selon l’interprétation historique de Villey, celui de l’adhésion à ou du refus de la nature aristotélicienne classique. Celle-ci s’avère donc centrale, aussi bien dans l’élaboration théorique de Villey que comme critère d’évaluation des diverses expériences philosophico-juridiques explorées par Villey.

À l’intérieur même de la pensée proprement philosophique de Villey, elle est le référent, le point central dans la définition de ce qu’est le droit. Cependant Villey sait aussi que la nature n’est pas seulement une détermination de toute réalité, mais que c’est aussi un principe de mouvement par lequel la détermination se développe et atteint sa fin. C’est d’ailleurs ce dynamisme qui explique sa valeur indicatrice et normative. Dans cette perspective la dialectique, en droit le procès, s’avère ainsi être le processus par lequel se révèle la détermination et le dynamisme de la nature. C’est à ce titre que la dialectique révèle la vérité de la nature cachée à l’origine dans la situation juridique. C’est pourquoi, pour Villey, elle est consubstantielle au droit. Elle en est le moyen discursif adéquat. Ce processus correspond assez bien à celui par lequel le juriste saisit la vérité de la situation juridique dont le dynamisme téléologique lui permet de passer de l’indicatif constatif à l’impératif, bref de franchir, appuyé sur le dynamisme de la nature, la fracture entre être et devoir-être. Il y a un parallèle entre le dynamisme de la nature et le dynamisme du processus dialectique.

 

Le recul de nos deux auteurs envers une science du droit organisée et commandée par la logique purement déductive se traduit très différemment. Bien qu’il ne remette pas en cause la rationalité de l’auditoire universel, Perelman en mine fortement les bases. Le projet de Perelman semble bien être celui d’une extension indéfinie de l’empire rhétorique dont il étend outrancièrement les limites[57]. Déjà elle absorbe chez lui la dialectique et semble avoir vocation à se substituer à toute autre forme de discours. Par là même, la rationalité se trouve socialement relativisée. Ne possédant plus de référence extérieure, le droit se réduit au persuasif. Ainsi la porte est ouverte aux conceptions purement procédurales et consensualistes du droit.

Villey, tout en ne récusant pas les lois générales du discours rationnel, reconnaît à côté de son usage scientifique destiné à exposer ou développer une science, d’autres usages : un usage persuasif, rhétorique, et un usage argumentatif dialectique. Les deux derniers, bien que liés, sont différents dans leur but et leur moyen, mais l’un et l’autre sont régulés par la vérité, comme l’est aussi d’ailleurs la science. L’énoncé de cette vérité est mesuré par la situation juridique, elle-même constituée de droit positif et naturel.

Cette référence est le centre à partir duquel s’organise toute la réflexion de Villey et à partir d’où doit donc être comprise son œuvre. Certains verront dans cet ancrage ontologique une faiblesse et une indélébile tâche passéiste. Il me semble que c’est tout l’inverse : jamais nous n’avons eu plus besoin de cette référence ontologique. Le classicisme est hors du temps[58], et l’ontologie n’est pas si démodée qu’il est souvent prétendu[59].

 

Michel Bastit

Après des études de droit et de philosophie du droit, Michel Bastit est désormais professeur de philosophie à l’Université de Bourgogne (Dijon) et membre des Archives Poincaré (CNRS-Nancy). Sa thèse, rédigée sous la direction de Michel Villey, a été publiée sous le titre de Naissance de la loi moderne, Paris, PUF, 1990. Parmi ses dernières publications, on peut noter un article intitulé : « Veram nisi fallor philosophiam : l’expérience romaine du droit et de la philosophie », Rivista Internazionale di Filosofia del Diritto, 94, 2017/1, et un livre sur Le Principe du monde, le Dieu du Philosophe, Paris, PUIPC, Paris, 2016.

Remonter en haut de page