Présentation

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Mathilde Laporte

Pour citer cet article : Mathilde Laporte« Présentation », Droit & Philosophie, no 13 : Aspects de la pensée juridique américaine, 2021 [http://droitphilosophie.com/article/lecture/presentation-313]

D

uncan Kennedy[1] a consacré la majeure partie de sa carrière à enseigner le droit privé et l’histoire de la pensée juridique à Harvard, où il a participé à fonder le mouvement des Critical Legal Studies (ci-après CLS) à partir des années 1970[2]. Par leur insistance sur les faiblesses des théories défendant l’image d’un droit neutre, rationnel et cohérent, les positions théoriques des CLS ont profondément influencé la manière américaine de penser et de dire le droit, en offrant une critique construite de la pensée libérale. Dans cette perspective, Duncan Kennedy a cherché à révéler la manière dont l’indétermination des doctrines et des concepts accordait aux acteurs une marge de liberté pour poursuivre leurs intérêts et leurs objectifs. Obtenant le poste prestigieux de Carter Professor of General Jurisprudence à l’école de droit de Harvard en 1996, le professeur Kennedy a consacré une large partie de son œuvre à l’évolution de la pensée juridique américaine, qu’il commença à examiner en tant qu’étudiant à Yale à la fin des années 1960. À la suite d’une formation pluridisciplinaire habituelle aux États-Unis au cours de ses premières années à l’Université de Harvard[3], Duncan Kennedy rejoint la CIA pour deux années puis l’école de droit de Yale en 1967, pour un cursus en droit de trois ans. Il suit alors les enseignements de Harry Wellington, ancien élève et disciple du processualiste Henry M. Hart Jr. À cette occasion, il rédige une dissertation (paper) sur The Legal Process de Hart et Sacks, dont un extrait est aujourd’hui publié dans Droit & Philosophie.

 Le legal process fait référence à un mouvement intellectuel dominant à Harvard à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Ce courant tient son nom du casebook rédigé par deux professeurs de Harvard, Henry M. Hart Jr. et Albert Sacks[4]. Prenant en compte leur statut de chef de file du legal process, Duncan Kennedy se focalise sur ce casebook, pour expliquer l’architecture de leur pensée, tout en refusant à raison d’imputer à ces derniers la volonté de créer une école de pensée cohérente[5]. Il s’avère en effet que dans ses gènes, le legal process est avant tout une réponse critique adressée par la communauté scientifique de Harvard à l’encontre du réalisme juridique[6]. Plus précisément, les auteurs du legal process participent à une double révolte : ils s’allient aux réalistes, en prolongeant le mouvement de contestation contre le « formalisme » et l’ère Lochner, qui incarnait, aux yeux de Roscoe Pound, les travers de la mechanical jurisprudence[7]. Ils s’inscrivent ensuite en nette opposition vis-à-vis réalisme juridique, ce pourquoi Duncan Kennedy les considère être « avant tout les leaders de la “révolte contre le Réalisme” »[8]. Mais ils n’affichent pas le souhait de systématiser une théorie qui rallierait les auteurs qui en partageraient les présupposés et les principes analytiques : la méthode du legal process est à l’époque enseignée sans que ne soit mentionné le réalisme juridique.

Le casebook de Hart et Sacks apparaîtra néanmoins aux yeux de la doctrine postérieure comme une synthèse de la pensée juridique américaine au milieu du xxe siècle, qui réunirait la pensée juridique classique de la fin du xixe siècle, le réalisme et la sociological jurisprudence. En premier lieu, les processualistes ne remettent pas entièrement en cause la proposition du réalisme juridique et de la sociological jurisprudence de Roscoe Pound : la production et l’application du droit sont orientées vers la société, de sorte que le droit a pour objectif premier de « maximiser la satisfaction des besoins et désirs humains valides »[9]. L’étude du droit ne peut pas se satisfaire d’un examen de sa structure logique et de ses principes ordonnateurs : le droit est avant tout tourné vers son environnement social. À leurs yeux – comme le rappelle Duncan Kennedy – le droit est entièrement traversé par des politiques destinées à agir directement sur la vie en société (social policies)[10]. Cependant, les processualistes s’émancipent de la proposition réaliste : ils ambitionnent de restaurer la foi des juristes classiques dans la rationalité du droit et le rule of law, en refusant d’admettre que le droit soit dépendant de la subjectivité des juges. L’originalité de la perspective processualiste réside sur ce point dans leur focalisation sur les processus de formation et d’application du droit. Les acteurs ne sont pas nécessairement contraints par le contenu du droit, qui peut s’avérer lacunaire et ambigu. Ils le sont plutôt par les contraintes qui pèsent sur leur processus de raisonnement. Suivre les processus établis est une démarche vertueuse à plusieurs égards : elle permet, tout d’abord, de s’assurer que les acteurs exercent uniquement leurs fonctions sans empiéter sur les fonctions des institutions concurrentes ; et ensuite, d’opter pour la solution « correcte » au problème de droit, c’est-à-dire celle qui garantit la maximisation de la satisfaction des besoins sociaux[11].

Dans les années 1950 et 1960, le legal process exerce une influence profonde et diffuse sur l’enseignement du droit aux États-Unis. L’Université de Harvard constitue à l’époque le vivier principal des futurs professeurs de droit. Certains élèves de Hart suivent cette voie et emploient à leur tour la méthode processualiste, comme Abram Chayes à Harvard en droit international[12] ou Harry Wellington à Yale en droit privé[13]. Wellington utilise le polycopié rédigé par Hart et Sacks pour ses enseignements : ce dernier circule de manière informelle dans les universités américaines dès la fin des années 1950 et devient le socle de la formation de toute une génération de juristes[14]. Dans ce contexte, Duncan Kennedy suit les cours du professeur Wellington à Yale et enseignera à son tour le polycopié de Hart et Sacks lorsqu’il rejoindra l’école de droit de Harvard en tant que professeur assistant en 1971.

Éduqué dans le cadre du legal process, Duncan Kennedy propose néanmoins une critique construite de ce casebook dès 1970, alors qu’il n’était encore qu’étudiant à la Yale Law School. Le paper de Duncan Kennedy rendu au professeur Wellington est surprenant rétrospectivement : il constitue un moment de transition dans l’histoire de la pensée juridique américaine, bien qu’il ne soit alors pas publié et qu’il propose une critique d’une source elle aussi non publiée. Ce paper d’étudiant apparaît pourtant primordial pour comprendre l’évolution de la pensée américaine : il a conduit au recrutement de Duncan Kennedy comme professeur assistant à Harvard en 1971[15] et a été décrit comme l’une des causes de la marginalisation du legal process à l’université[16]. Sur ce point, ce paper tend d’abord à identifier le legal process comme un courant intellectuel, dont il clarifie la structure[17]. Il fait ensuite office de trait d’union, parce qu’il contient les ferments de la critique CLS adressée au legal process. La publication dans ce numéro de Droit & Philosophie de cet article inédit est dès lors indéniablement opportune.

Elle l’est, en premier lieu, parce que Duncan Kennedy y identifie les deux principales thèses de Hart et Sacks, qui sont supposées permettre aux institutions d’agir de manière compétente, c’est-à-dire d’avancer vers ce que ces derniers désignent comme la « maximisation de la satisfaction des besoins humains valides ». La première thèse est celle de la « spécialisation fonctionnelle » : chaque institution est censée demeurer dans le cadre de ses fonctions et ne traiter que les questions qui relèvent de son giron[18]. La seconde thèse, que Duncan Kennedy présente comme l’apport central de la pensée de Hart et Sacks, porte quant à elle sur les « mécanismes de contrôle »[19], qui sont « adaptés pour susciter l’excellence particulière »[20] de chaque institution. Dès lors, pour Duncan Kennedy, Hart et Sacks préconisent que les « juridictions [soient] spécialisées dans l’élaboration [raisonnée du droit] et contrôlées par les normes professionnelles » et que la « législature [soit] spécialisée dans l’adaptation libre [du droit] et soumise au contrôle direct de l’élection populaire »[21]. À chacun sa fonction spécifique, à chacun sa discipline.

En second lieu, cette publication illustre la manière dont Duncan Kennedy se positionne en tant que meneur de la dissidence des CLS à l’encontre du casebook de Hart et Sacks.

D’une part, dans les années 1970, Duncan Kennedy affine sa méthode historique, en collaborant avec Morton Horwitz pour proposer une histoire critique de la pensée juridique (legal thought)[22]. Le premier préfère néanmoins traiter la « pensée juridique » pour ce qu’elle est, sans nécessairement la faire dépendre de considérations extra-juridiques ou de théories générales[23]. Il souhaite ainsi analyser « l’appareil conceptuel, les techniques de raisonnement, les idéaux juridiques et les représentations clés que l’élite juridique, qui inclut les juges, les auteurs de traités et les juristes importants, déploient quand ils présentent des arguments, transmettent leurs opinions ou font des déclarations sur ce que le droit “est” ou devrait être »[24]. Il a recours à ce point de vue historique dans la perspective d’en tirer des leçons sur l’état actuel de la pensée juridique. Ce paper s’inscrit dès lors dans un projet plus général, celui d’étudier l’évolution progressive des représentations mentales des juristes à l’œuvre dès lors qu’ils pensent et disent le droit.

D’autre part, le professeur Kennedy ambitionne de mettre au jour l’indétermination structurelle de la proposition de Hart et Sacks[25]. La structure qu’ils proposent contiendrait deux propositions incompatibles : la thèse de la spécialisation fonctionnelle et l’impératif de la maximisation de la satisfaction des besoins sociaux[26]. Dans ce cadre, la publication du paper de Duncan Kennedy est essentielle, parce que c’est la première fois qu’il formule cette thèse originale : la contradiction intégrée dans la structure offre un choix à l’acteur, qui pourra opter pour l’une des propositions en défendant l’apparence d’une cohérence du système pourtant largement indéterminé. Cette dénonciation n’est pas anodine : la théorie de Hart et Sacks illustre un phénomène plus général, celle-ci devenant un outil que les juges stratèges peuvent employer pour justifier leurs décisions, sans être contraints par ce schéma théorique dans lequel ils s’inscrivent pourtant[27]. Cette indétermination offre un « choix »[28] au juge et un moyen de justifier systématiquement sa décision, sans être ab initio contraint. Cet article nous invite dès lors à évaluer l’indétermination « omniprésente » du droit et des théories juridiques[29]. Ce thème sera récurrent dans l’œuvre de Duncan Kennedy[30], qui ne cessera de dénoncer la « mauvaise foi » des juges, qui omettent d’admettre que leur raisonnement est largement l’objet d’arbitrages contingents[31].

Mathilde Laporte

Mathilde Laporte est enseignante-chercheuse contractuelle en droit public à la CY Cergy Paris Université. Elle a soutenu sa thèse à l’Université Paris II Panthéon-Assas en 2020 sous la direction du Pr Denis Baranger, intitulée La distinction public-privé aux États-Unis et la tradition doctrinale du legal process. Cette thèse vient de recevoir le prix solennel de thèse de la Chancellerie des Universités de Paris (2021) dans la mention « droit ».

 

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