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Sommaire de l'article

Olivier Beaud et Emmanuel Picavet

 

 

 

 

 

 

 

Ce dossier regroupe des études initialement présentées et discutées lors du colloque « Aspects juridiques et philosophiques de l’idée de liberté. Étude de développements récents en philosophie et en droit ». Ce dernier fut organisé par les Professeurs Olivier Beaud (université Panthéon-Assas, IUF), Jean-François Kervégan (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, IUF) et Emmanuel Picavet (université de Franche-Comté et, aujourd’hui, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Il eut lieu le 7 février 2012 dans la Salle des Conseils de l’Université de Panthéon-Assas. Cette rencontre interdisciplinaire prolongeait une série de colloques de l’Institut Michel Villey sur les libertés publiques, et s’inscrivait très directement dans les activités de la composante « Normes, Sociétés, Philosophie » de l’équipe PhiCo (devenue le Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne) à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’équipe « Logiques de l’agir » de l’université de Franche-Comté, dirigée par le Professeur Thierry Martin. Les organisateurs de ce colloque expriment à cette occasion leurs remerciements à leurs institutions de rattachement qui ont bien voulu apporter leur soutien financier à cette manifestation.

Deux rencontres antérieures à l’Institut Michel Villey avaient eu lieu respectivement le 24 octobre 2009 (« Art de la législation et typologie des régimes constitutionnels »1) et le 14 mai 2010 (« Des droits fondamentaux à l’obsession sécuritaire : mutation ou crépuscule des libertés publiques ? »2). Un troisième colloque se tint à Strasbourg le 6 mai 2011 sur « le Conseil constitutionnel, gardien des libertés ? »3. Dans le colloque commun avec les équipes de philosophie, l’objectif prioritaire était de croiser les approches juridique et philosophique de la notion même de liberté.

Outre les relations de collaboration régulière entre l’Institut Michel Villey et l’équipe PhiCo dans sa composante NoSoPhi, le constat motivant ce projet de colloque était double et il reste d’actualité sur les deux versants. D’une part, les études juridiques sur le concept de liberté sont assez rares. À première vue, tout se passe comme si la discipline des libertés publiques pouvait se passer d’une réflexion approfondie sur le concept même de liberté et comme si elle devait se limiter à l’étude des techniques de protection des libertés. Par ailleurs, la focalisation sur la notion de droits fondamentaux a eu tendance à éclipser la question de la liberté chez les juristes, y compris chez les juristes qui se spécialisent en philosophie du droit. En d’autres termes, les juristes étudient tantôt soit les libertés publiques – et surtout leurs garanties – soit les droits de l’homme et du citoyen, de plus en plus dans leur protection internationale, mais ils négligent un peu le soubassement de ces libertés et droits : la notion de liberté. Le colloque avait, de ce côté-là, le défi de relancer l’intérêt des juristes et des philosophes du droit sur cette question essentielle de la liberté.

D’autre part, dans le domaine philosophique, il y a un renouvellement considérable de la littérature sur la liberté, qui permet de dépasser les anciennes discussions des années 1960 (autour d’Isaiah Berlin et de Jean-Paul Sartre) et des années 1980 (autour des contributions de John Rawls, de Ronald Dworkin et de Michel Foucault en particulier). Plus résolument que jadis (mais en renouant avec une tradition ancienne illustrée notamment par Hobbes et par Kant), les philosophes interrogent la notion de liberté à partir des catégories de l’action et de l’intention. C’est la raison pour laquelle l’Institut Michel Villey a souhaité s’associer, pour l’organisation de ce colloque, à deux centres de recherches en philosophie, PhiCo dans sa composante NoSoPhi (Normes, sociétés, philosophies), où Jean-François Kervégan a développé les recherches contemporaines sur la normativité juridique et la liberté, en lien avec l’héritage hégélien particulièrement, et le Laboratoire de Recherches philosophiques sur les logiques de l’agir de l’université de Franche-Comté, au sein duquel Emmanuel Picavet a composé la dernière version de La Revendication des droits4 – qui traite en grande partie de de la conceptualisation de la liberté en philosophie et en droit.

Au cours des années récentes, on a vu s’affiner les perspectives philosophiques sur la liberté et sur les rapports entre celle-ci et les droits individuels, les libertés publiques et les capacités personnelles de choix dans des contextes sociaux. La philosophie du droit et la philosophie morale et politique ont renouvelé leurs approches de la liberté de choix en rapport avec les principes généraux qui se voient reconnaître la validité dans certaines sources juridiques. La valeur intrinsèque de la liberté de choix a été reconsidérée pour mieux prendre en compte, en particulier, l’intérêt porté à la disponibilité des options offertes au choix. Dans ce contexte, le croisement des perspectives entre juristes et philosophes est particulièrement souhaitable. C’est notamment vrai pour l’étude de ce qui se joue, en termes de liberté personnelle et de respect des capacités de choix, dans les différentes modalités de consécration et de protection des droits individuels et des libertés, à un moment où la normativité juridique est de plus en plus souvent sollicitée à titre d’instrument au service de fins collectives (sociales, sécuritaires, économiques,...), tout en étant par ailleurs concurrencée, ou mise au défi de « s’adapter » plus vite que de raison peut-être, par des formes nouvelles de normativité organisée fondées sur la morale (telles que les normes de responsabilité sociétale et environnementale, ou d’économie solidaire). Ne risque-t-on pas alors d’empiéter, dans des cas particuliers mais importants, sur la liberté personnelle? La question mérite d’être posée et appelle des analyses précises.

Le colloque a permis notamment de relativiser le diagnostic d’exclusion mutuelle entre liberté positive et liberté négative que l’on associe souvent – un peu vite – à la contribution célèbre d’Isaiah Berlin en 1958. La subtile analyse qu’en propose ici Gil Delannoi devrait nous débarrasser de tant d’interprétations unilatérales qui ont fait dire à cet essai brillant du philosophe anglais le contraire de ce qu’il pensait. À plus forte raison, il faut mettre en question d’une manière critique l’assimilation de cette contribution classique à une défense du libéralisme contre le socialisme (le récent colloque « La liberté négative » organisé en 2014 à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense a corroboré ces analyses). D’un point de vue conceptuel, la reprise de ces débats permet de faire droit au fait que l’exercice de l’autonomie peut conduire dans un tissu de relations de dépendance.

Dans le prolongement de ses recherches antérieures sur la liberté (notamment dans A Measure of Freedom5), très présentes dans le débat philosophique français, Ian Carter a exploré la tension qui subsiste inévitablement entre le respect et la tolérance, l’un et l’autre très importants pour la liberté politique. La tolérance est liée à l’acceptation des choix libres d’autrui et l’enracinement du respect mutuel des agents dans leur qualité même d’agent fournit ici une médiation indispensable : je respecte les mauvais choix d’autrui parce qu’autrui m’apparaît doté d’un statut d’agent libre, ses choix devant alors être protégés. De ce nœud théorique, Ian Carter tire des perspectives entièrement nouvelles qui appellent encore des débats approfondis.

Certaines des analyses de Ian Carter confortent la corrélation, à laquelle Matthias Kaufmann accorde une certaine importance, entre l’absence d’interdiction d’une conduite et le fait que l’approbation morale de la conduite opposée ne soit pas requise. L’État démocratique, libéral et social gagne à être vu, montrait Matthias Kaufmann, comme outil de protection face à diverses formes d’oppression (familiale, sexuelle, économique, religieuse) qui, justement, font grand usage d’une association stricte entre approbation morale et recours à la contrainte normative, parfois même sous une forme juridique. La contribution de M. Kaufmann aide alors à cerner les espaces de « liberté négative » considérés comme des zones de non-intervention d’une contrainte non nécessaire.

Emmanuel Picavet, de son côté, rappelle qu’il n’est cependant pas si aisé, à l’examen, de délimiter une sphère privée des personnes. Par rapport aux motifs archaïsants de la « propriété de soi-même » (ou de la propriété « naturelle » des talents personnels, du travail personnel, des fruits du travail, etc.), les efforts de délimitation d’une sphère privée, ou d’un domaine réservé de l’action personnelle, représentent un espoir de progrès. Le chemin, pourtant, est semé d’embûches. Pour l’apercevoir, il suffit de considérer les exemples qui servent parfois à illustrer les paradoxes reposant sur des effets externes liés au fait que les agents prennent intérêt aux actions des autres. Rien n’est plus rare que l’exercice d’un « droit individuel », si l’on entend par là que l’agent seul s’en trouve affecté : l’analyse des interactions sociales et des choix collectifs en dévoile l’ampleur, en particulier dans le « paradoxe libéral » établi par Amartya Sen en 1970.

Si l’agrégation des raisons apparaît logiquement difficile autour de la liberté individuelle du fait du paradoxe de Sen, elle pose aussi des problèmes de légitimité que les philosophes explorent en donnant toute son importance à la contestation de l’autorité. C’est ce qui ressort de la reprise par Soumaya Mestiri de la théorie de la non-domination chez Philip Pettit. L’articulation du républicanisme au libéralisme joue un rôle important dans l’analyse, qui conduit latéralement à mettre en question les raisons du renoncement, chez Pettit (sinon chez les lecteurs de Republicanism6), à la sollicitation de la tradition du républicanisme dans une direction critique au regard des courants dominants du libéralisme.

Ces analyses philosophiques communiquent par bien des aspects avec les analyses des juristes, selon des articulations qui rappellent les liaisons entre l’évolution de la common law britannique et la philosophie individualiste et (relativement) libérale de John Locke. Comme le montre Céline Roynier, l’étude historique de cette évolution, ici développée selon l’hypothèse d’une « politisation » de la common law, donne une clé de compréhension des difficultés qui entourent les « droits de l’homme » sur leur versant juridique, tributaires des philosophies de la liberté qui les inspirent, et la tradition juridique liée à une histoire nationale. Ces difficultés sont bien illustrées par les tensions entre la Convention Européenne des Droits de l’Homme et la technique juridique britannique. Elles montrent aussi que, contrairement à une opinion très répandue, les droits et libertés ne se déclinent pas de la même façon dans tous les pays. Il y a bien un universalisme des droits de l’homme, mais l’analyse juridique prouve qu’il y a non seulement une manière anglaise de protéger les libertés, mais aussi une manière anglaise de les penser. Une telle étude montre à quel point une analyse comparée des droits et des libertés peut être fructueuse et pourrait donner des idées à ceux qui entendent renouveler l’étude des droits fondamentaux en France ou ailleurs.

Pour les organisateurs de ce colloque, l’objectif qu’il s’était fixé serait atteint si les lecteurs se seraient instruits en lisant des contributions dont on peut dire qu’elles présentent « l’état de la question », démontrant ainsi brillamment la réappropriation progressive de la question de la liberté par les philosophes et par les juristes.

Un dernier mot s’impose aux préfaciers : il leur est très agréable de remercier très chaleureusement Mathieu Carpentier, secrétaire général de l’Institut Michel Villey, pour le gros travail éditorial qu’il a accompli pour que ce volume soit publié presque à temps, et pour sa remarquable contribution, dans des délais très brefs, à la traduction de l’article de Ian Carter.

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