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Sommaire de l'article

François Saint-Bonnet

 

 

 

 

Le communautarisme agit comme un repoussoir dans le débat politique actuel. Certains considèrent que chacun doit renoncer à quelque appartenance à un groupe religieux, cultuel ou ethnique que ce soit pour revêtir pleinement la citoyenneté. Pour eux, la citoyenneté conçue de manière assez exigeante, doit non seulement surplomber mais encore subjuguer les autres liens. Les communautés, et a fortiori le communautarisme, sont à bannir absolument. D’autres pensent au contraire que l’appartenance à la citoyenneté ne suppose pas de renoncer à toute attache communautaire culturelle, cultuelle ou ethnique. En refusant l’étiquette de « communautariste », ils tentent de dépasser l’opposition par trop caricaturale entre citoyenneté et communauté. Ce débat politique et philosophique a un impact extrêmement important en droit, et en particulier en droit des libertés. Faut-il reconnaître des droits particuliers à tel individu à raison de son appartenance à telle communauté, à tel corps ou à telle minorité ? Ne risque-t-on pas de faire revivre le privilège ?

Cette question est particulièrement aiguë en France pour des raisons historiques. Partout en Europe, la société est structurée au Moyen Âge en corps et en communautés. Ces groupes sociaux – ordres, communautés d’habitants, villes, corps professionnels, etc. – sont conçus comme ayant une existence naturelle et comme des titulaires de droits. Sous le corps ou la communauté, l’individu n’existe pas comme sujet de droit. S’il existe des libertés, elles ne se conçoivent pas comme des libertés individuelles mais comme la possibilité pour ces corps de jouir d’une certaine autonomie normative. Cette autonomie consiste à pouvoir se donner ses propres normes de fonctionnement, notamment à l’égard de leurs propres membres, sans intervention du pouvoir politique, sinon pour apporter sa garantie à des privilèges ou des chartes qui enferment ces normes. Ainsi, le roi n’intervient pas dans un espace normatif propre aux corps et aux communautés et protège leurs libertés.

En France, à partir de la fin du Moyen Âge cependant, le pouvoir politique va s’affirmer en intervenant davantage dans le champ normatif et en développant un pouvoir législatif venant ipso facto limiter les libertés des corps et des communautés. Mais surtout, en affirmant la souveraineté à partir du XVIe siècle, il va déployer un nouveau type de rapports juridiques : un lien direct entre le sujet et son souverain, lien à proprement parler de sujétion. Les libertés anciennes, celles des corps et des communautés, reculent, tandis que la liberté moderne, celle de l’individu, n’existe pas encore.

C’est la Révolution qui va permettre l’affirmation de l’autonomie de l’individu, avec les mêmes caractéristiques que l’autonomie des corps : non-intervention normative du souverain (désormais la nation) à l’intérieur d’un espace de liberté de l’individu (qui se donne ses propres normes) et garantie de cette liberté offerte par la loi.

Pour réaliser ce projet, elle va briser les corps et les communautés – noblesse, corporations, etc. – qui empêchent le déploiement de la liberté véhiculée par la loi. Et pour ce faire, elle va faire en sorte d’une part que les groupes n’aient aucune existence légale et, d’autre part, que l’idée même de se regrouper disparaisse, tant il est vrai que la seule association acceptable est celle, unique, des citoyens formant la nation.

Il faudra près d’un siècle pour que soit conçue l’association, forme juridique prise par le groupe compatible avec la modernité ; à savoir une association, qu’elle soit professionnelle (liberté syndicale, 1884), culturelle (liberté d’association stricto sensu, 1901) ou cultuelle (liberté d’association religieuse, 1905), qui se forme, pourvu que son objet soit licite, au moyen d’une simple déclaration, substituée à l’ancienne autorisation. Et une association à laquelle chacun est libre d’adhérer, de ne pas adhérer ou de cesser d’adhérer. Ainsi peut être conçue la coexistence entre les individus, les groupes d’associés et l’association souveraine, à savoir l’État, incarnation de la nation. Dans ce monde, qui éclot au début du XXe siècle en France, l’association a pris la place des corps et des communautés anciennes pour réaliser un équilibre entre l’individu, l’associé et le citoyen et pour satisfaire la libido societatis de chacun.

Nombreux sont ceux qui considèrent qu’aujourd’hui cet équilibre n’en est plus un ou qu’il n’est pas celui qui devrait être. Soit que la réalité sociologique des corps, communautés et minorités n’est pas suffisamment prise en considération par le droit – autrement dit, l’association ne permet pas la reconnaissance de droits attachés à la qualité de membre de telle communauté ; soit que cette réalité n’est pas assez comprimée par le droit en laissant prospérer à l’intérieur des associations des normes incompatibles avec les valeurs de la République.

Comment historiens, philosophes et juristes peuvent-ils appréhender ces évolutions récentes ? La notion de « citoyenneté différenciée » (S. Guérard de Latour), la violence dans les communautés religieuses (F. Saint-Bonnet), les mafias et les francs-maçons en Italie (J. de Saint Victor), les « corps » de magistrats (J. Krynen), les associations de malades (F. Bellivier), les revendications des communautés et des minorités devant les juridictions internationales (H. Tigroudja) : à partir des spécialités de leurs auteurs, les contributions qui suivent permettent d’approfondir une réflexion qui consiste à reposer, une nouvelle fois, la question des formes de la liberté.

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