Moralité du comportement et moralité de la loi pénale : pour une éthique de l’intervention pénale

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Sommaire de l'article

Michel van de Kerchove

L’article développe la thèse selon laquelle la justification éthique de l’intervention du droit pénal ne paraît pas pouvoir se fonder exclusivement sur la qualité morale de l’acte incriminé, mais semble devoir englober le problème de la moralité de la loi pénale elle-même. Le modèle éthique proposé entend dépasser l’opposition traditionnelle entre deux conceptions extrêmes de la justification de l’intervention du droit pénal, qu’on peut qualifier de « moralisme juridique » et d’« instrumentalisme juridique », en consacrant une voie tierce qui rend compte de la relation véritablement dialectique qui les unit.

 

Introduction

 

La thèse que nous voudrions développer dans cette contribution dédiée à Hart est que la justification éthique de l’intervention du droit pénal ne paraît pas pouvoir se fonder exclusivement sur la qualité morale de l’acte incriminé, mais semble devoir englober le problème de la moralité de la loi pénale elle-même, dans son adoption comme dans son application.

C’est sans doute Jeremy Bentham qui a été l’un des premiers à avoir clairement mis en lumière cette distinction en ne se contentant pas de justifier la loi pénale en référence à la qualité morale de l’acte érigé en délit, mais encore en tenant compte des raisons qui permettent de justifier l’application d’une peine à son égard1.

Cette idée, comme on le sait, occupe cependant aussi une place essentielle dans la réflexion que Hart développe à propos de la justification de la loi pénale, ce qui nous a amené à retenir cette problématique dans le cadre de ce colloque. À ce sujet, Hart a en effet affirmé : « it is plain that the question is one about morality, but it is important to observe that it is also itself a question of morality. It is the question whether the enforcement of morality is morally justified »2.

Le modèle éthique que nous proposerons ici, et que nous avons déjà défendu ailleurs3, entend dépasser une opposition, aussi traditionnelle que stérile, qui domine les débats tant théoriques que législatifs, entre deux conceptions extrêmes de la justification de l’intervention du droit pénal. Au prix d’une certaine forme de simplification inévitable, on qualifiera ces deux conceptions extrêmes de « moralisme juridique »4, selon l’expression de Hart, d’une part ; d’« instrumentalisme » juridique5, d’autre part.

Bien que l’on puisse donner à ces deux termes des significations très diverses, on conviendra d’appeler « moraliste », à la suite de Hart, la conception selon laquelle l’intervention du droit pénal se justifie exclusivement en raison, et à la mesure, de l’immoralité du comportement auquel elle s’applique, le rôle du droit pénal se ramenant alors à donner pleine efficacité à la morale (moral enforcement) et à punir l’immoralité comme telle (as such)6. En revanche, on qualifiera d’« instrumentaliste » la conception selon laquelle cette intervention ne se justifie qu’en raison, et à la mesure, des conséquences bénéfiques qui en découlent. Même si cette deuxième conception est parfois présentée par ses défenseurs, particulièrement aux États-Unis, comme amorale ou moralement neutre7, il semble plus exact de la considérer comme une conception éthique de type « conséquentialiste »8 ou « téléologique »9 qui n’ose pas dire son nom et coïncide très largement, en réalité, avec une éthique de type utilitariste.

Tout en nous efforçant de ne pas consacrer un simple éclectisme commode entre ces deux positions, nous tenterons, après avoir mis en lumière leurs lacunes respectives, d’adopter une conception fondamentalement dialectique de leurs rapports10.

Lorsqu’il s’agit de justifier l’incrimination pénale d’un comportement, on retrouve clairement les deux conceptions extrêmes que nous venons d’évoquer.

 

 

I. Le moralisme

 

Le moralisme, tout d’abord, entend justifier l’incrimination pénale d’un comportement par le seul fait de son immoralité, et cela indépendamment des conséquences qui peuvent découler d’une telle intervention.

Cette première attitude correspond très largement à ce que Max Weber a appelé « l’éthique de la conviction » (Gesinnungsethisch)11 ou éthique « absolue »12 qui, selon lui, ne s’occupe jamais des « conséquences »13, ne fait que « veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas » et a comme « seule fin » de « ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction »14. À un siècle d’intervalle, Hart cite notamment James Fitzjames Stephen et Lord Denning qui, malgré ce qui les distingue partiellement (Hart qualifiant l’une d’extrême et l’autre de modérée15), adoptent des conceptions qui relèvent clairement de cette première attitude.

Envisagée dans toute sa rigueur, cette attitude consiste à considérer l’immoralité d’un comportement comme une condition à la fois nécessaire et suffisante à son incrimination, la fonction du droit pénal étant de donner pleine efficacité à la morale.

La portée exacte d’une telle attitude est cependant tributaire d’une double précision relative au degré d’immoralité exigé et au type de morale pris en compte.

Quant au degré d’immoralité de l’acte, il est certain, en effet, que, même les défenseurs d’un moralisme juridique extrême, n’ont jamais soutenu que toute conduite immorale quelconque devait être érigée en infraction pénale16. Habituellement, ils exigent en effet que cette immoralité atteigne une certaine intensité17, qu’elle soit susceptible d’une définition suffisamment précise18, voire qu’elle consiste en une transgression délibérée ou intentionnelle19.

Quant au type de morale, on peut distinguer au moins trois cas de figure différents. Pour les uns, la morale de référence réside dans une morale religieuse, aboutissant ainsi à ce que Skolnick a appelé un moralisme « absolu »20. Pour d’autres, elle réside dans la morale publique ou collective dominante à un moment déterminé dans une société donnée, fondant ainsi ce qu’on a pu appeler un moralisme « conservateur »21. Pour d’autres, enfin, elle réside dans une morale rationnelle à laquelle ils estiment devoir adhérer, conduisant à ce qu’on pourrait appeler un moralisme « réformateur » ou « critique ».

Au-delà des divergences qui peuvent ainsi exister quant à l’appréciation de l’immoralité de l’acte, le moralisme, tel que nous le concevons ici, se caractérise cependant toujours par l’idée que cette immoralité justifie à elle seule l’incrimination pénale de l’acte, afin de donner plein effet à la norme morale dont il constitue la transgression.

La fonction qui est dévolue à la norme pénale incriminatrice correspond ainsi parfaitement à ce que les auteurs anglo-américains ont appelé « enforcement of morals »22, dans le double sens d’un renforcement symbolique de la morale et d’une mise en application concrète de celle-ci par l’usage au moins virtuel de la force. Dans le premier sens, la fonction de l’incrimination pénale consiste à dénoncer (denunciation ou moral condemnation23), avec toute l’autorité symbolique qui découle de l’intervention du législateur, l’immoralité du comportement prohibé24. Il s’agit donc là d’une fonction essentiellement « préceptive » – au double sens pédagogique et normatif du terme – ou « éducative »25, la loi pénale prêtant à la règle morale une « force » essentiellement morale, et non physique26. Elle conduit à ce que Hart a appelé la « condemn or condone theory »27, aux termes de laquelle l’abrogation de la loi pénale affaiblirait cette condamnation et pourrait faire évoluer l’opinion morale dans une direction permissive28, car la loi, même ineffective dans ses sanctions, reste un symbole de la condamnation de l’État29. Dans le deuxième sens, en revanche, la fonction de la règle pénale consiste, de manière concrète, à mettre la force physique – au moins sous la forme d’une menace30 – au service de la règle morale. Si ces deux fonctions sont à la fois distinctes et complémentaires, elles n’en sont pas moins, semble-t-il, étroitement liées, dans la mesure où la première est largement tributaire de la seconde, comme tout symbole est tributaire de la nature du signe qui le véhicule.

Enfin, et il s’agit évidemment là du trait le plus caractéristique du moralisme, cette attitude consacre le présupposé selon lequel il s’impose non seulement de distinguer, mais encore de dissocier radicalement l’appréciation du bien-fondé d’un principe par rapport aux conséquences susceptibles de découler de son application31. La plupart des défenseurs de cette attitude n’hésitent d’ailleurs pas, pour cette raison, à manifester une grande tolérance au niveau de l’application de la loi pénale, après avoir manifesté la plus grande sévérité quant à son adoption, ce qui témoigne clairement de la volonté de séparer les deux plans.

 

 

II. L’instrumentalisme

 

L’instrumentalisme consacre une conception diamétralement opposée à celle que nous venons d’évoquer, en ce qu’il consiste à justifier l’incrimination pénale d’un comportement à la lumière des seules conséquences qui découlent d’une telle intervention.

Dans sa forme la plus « pragmatique », qu’illustrent particulièrement bien les principaux représentants du mouvement de décriminalisation qui s’est développé aux États-Unis autour des années 1960 et 1970, cette conception entend se fonder sur des considérations purement instrumentales, sans faire intervenir aucun jugement moral ni sur la valeur du comportement incriminé, ni sur la valeur de l’intervention du droit pénal considérée en elle-même32. On précisera cependant qu’une telle attitude n’entend pas nier le caractère éventuellement immoral du comportement incriminé, mais seulement affirmer que son incrimination peut être justifiée indépendamment d’une telle immoralité33 et, a fortiori, qu’il n’est pas de la fonction du droit pénal de renforcer la morale ni de condamner l’immoralité comme telle34. Tout au plus, la reconnaissance sociale de l’immoralité du comportement incriminé sera-t-elle considérée comme une condition de l’efficacité de la règle pénale et, à ce titre seulement, comme un critère permettant, indirectement, de justifier l’incrimination35.

Cette conception aboutit dès lors à justifier l’incrimination pénale d’un comportement, non à la lumière de principes, mais en termes exclusivement « pratiques », c’est-à-dire à la lumière des conséquences tant favorables que défavorables susceptibles de découler d’une telle intervention36.

C’est à la lumière de telles considérations que ces auteurs ont été amenés à prôner la décriminalisation, d’une part, d’un certain nombre de « morals offenses », qui regroupent des comportements divers tels que l’avortement, la prostitution, la consommation de drogue et d’alcool, l’homosexualité, l’adultère ainsi que certaines déviances sexuelles, et, d’autre part, de certaines « public welfare offenses », qui regroupent des comportements tels que des pratiques économiques déloyales, des atteintes à l’environnement ou des infractions à la réglementation du travail.

L’incrimination pénale de ces différents comportements leur apparaît en effet excessivement « coûteuse, inefficace et criminogène »37.

Elle est, à leurs yeux, excessivement coûteuse, en raison du nombre extrêmement élevé d’infractions quotidiennement commises dans ces différents domaines, et de l’effectif administratif, policier et judiciaire considérable qui serait, en principe, nécessaire à leur identification et à leur répression.

Elle est également inefficace en raison du fait que la plupart de ces comportements constituent des infractions, soit sans victimes directement identifiables, soit commises avec le consentement de celles-ci, soit considérées comme moralement indifférentes, ce qui rend leur détection difficile et leur prévention particulièrement incertaine.

Elle est criminogène, enfin, à de nombreux égards : les difficultés de détection incitent les autorités elles-mêmes à commettre des infractions pour arriver à leurs fins (provocations à commettre des infractions, invasions illégales de la vie privée, etc.) ; l’incrimination de ces comportements induit souvent une criminalité dérivée (développement d’une sous-culture déviante, incitation à commettre d’autres infractions afin de se procurer le bien ou le service prohibé, etc.) ; la prohibition de certains biens ou de certains services opère une raréfaction de ceux-ci sur le marché, ce qui induit des bénéfices considérables pour ceux qui les distribuent illégalement et joue un rôle d’incitant à leur égard (phénomène du « crime tariff »).

Sans afficher un pragmatisme aussi radical, il est clair qu’une morale utilitariste de type benthamien aboutit largement aux mêmes conclusions, en ce qu’elle entend, à la lumière du seul principe d’utilité, « considérer les actions humaines uniquement par leurs effets en bien ou en mal »38. Il convient, en conséquence, de n’incriminer pénalement que les actes qui font naître un mal supérieur au profit que l’auteur de l’acte retire de son accomplissement, ce qui implique notamment la suppression de ce que Bentham appelle les « délits de mal imaginaire » (actes qui, contrairement à des préjugés erronés, ne produisent pas de mal réel) et les « délits contre soi-même » (actes qui ne peuvent créer de mal qu’à l’égard de leur auteur, tout en étant source pour eux d’un plaisir supérieur)39. Il convient également, en plus des réserves qui concernent plus spécifiquement l’établissement de la peine, que les maux découlant de la « menace et la contrainte de la loi »40 soient compensés par le profit qu’en retire le plus grand nombre.

Que ce soit sous sa version pragmatique ou utilitariste, il apparaît clairement que, dans une perspective instrumentaliste, l’adoption de la norme pénale ne saurait se justifier indépendamment de son application. L’absence d’effectivité raisonnable de la loi pénale ne peut en effet apparaître, dans cette perspective, que comme le signe d’une impuissance du système pénal dans son ensemble et comme engendrant un ensemble de maux injustifiables tels que la généralisation d’un sentiment d’insécurité et l’ affaiblissement du respect de la loi41.

 

 

III. Une voie tierce

 

Après avoir opposé ces deux conceptions extrêmes de la justification de l’incrimination pénale, nous tenterons d’en souligner les principales insuffisances, tout en suggérant la possibilité d’une voie tierce qui rende compte de la relation véritablement dialectique qui les unit.

Les défauts essentiels du moralisme paraissent résider dans une incohérence d’abord, dans une confusion ensuite.

L’incohérence inhérente à cette position consiste dans l’indifférence qu’elle manifeste à l’égard des conséquences des actes, alors qu’elle se fonde sur le choix d’un instrument, le droit pénal, dont la spécificité est précisément liée à la nature redoutable de ses conséquences, la peine, et en particulier à la possibilité qui en découle d’un recours à la force physique.

On a rappelé, il est vrai, que le moralisme tente souvent de surmonter cette incohérence en accordant une priorité à la fonction symbolique de l’incrimination pénale, tout en minimisant l’importance d’une application effective et rigoureuse de la loi.

Sans vouloir soutenir, comme Hart, qu’une telle conception appartient à la « préhistoire de la morale »42, car elle semble au contraire toujours très actuelle43, nous considérons plutôt qu’elle ne fait que déplacer la contradiction, sans la résoudre.

Personne, en effet, ne peut nier que la fonction symbolique propre à la règle pénale est indissociable de l’applicabilité des sanctions qu’elle comporte et que cette fonction, sous peine de devenir stérile, doit se réactiver par leur application effective, ne fût-ce que de manière sporadique. Il n’est, dès lors, pas possible, semble-t-il, de miser, au moins de manière durable, sur la dissociation entre l’adoption et le maintien en vigueur de la loi pénale, d’une part, et son application, d’autre part. Telle paraît être une des raisons essentielles pour lesquelles la « décriminalisation de fait » d’un comportement paraît devoir entraîner tôt ou tard sa « décriminalisation de droit »44.

Par ailleurs, il faut bien reconnaître que l’inapplication totale aussi bien que l’application sporadique de la loi pénale remettent fondamentalement en question la valeur éducative du précepte pénal, sur le plan moral, en suscitant un sentiment de profonde hypocrisie lorsque, simultanément, l’interdiction d’un comportement se trouve solennellement proclamée et la violation de la loi largement tolérée.

À ces difficultés, s’ajoute encore la confusion qui se manifeste entre la règle morale et la règle pénale et sans doute, à travers elle, la confusion entre la mise en œuvre d’une conviction morale et le recours à la force physique.

À cet égard, Max Weber rappelait à juste titre que « les grands virtuoses de l’amour et de la bonté acosmiques de l’homme, qu’ils nous viennent de Nazareth, d’Assise ou des châteaux royaux des Indes, n’ont pas travaillé avec le moyen politique de la violence »45. On pourrait ajouter qu’ils n’ont pas non plus cherché à renforcer leurs convictions morales à coup d’incriminations pénales. C’est ce que suggère également Hart lorsqu’il affirme que « la façon normale dont s’exprime une condamnation morale est celle des mots et on ne voit pas clairement, si une dénonciation est réellement exigée, pourquoi une déclaration publique de désapprobation ne serait pas le moyen le plus “approprié” ou le plus “énergique” pour l’exprimer », plutôt que donner à cette dénonciation « la forme d’une peine »46. On peut dès lors considérer que, politique par sa source et coercitive par ses effets, la règle pénale, en raison de sa nature spécifique, ne constitue pas a priori le véhicule obligé, ni même souvent le plus adéquat, des convictions morales, même si celles-ci sont partagées par l’ensemble de la société. Jean Dabin ne disait-il pas, en ce sens, que « lorsque l’ordre moral prétend s’imposer par la force, ne fût-ce que par la force de la loi, il risque de susciter un état d’esprit hostile à la loi et à la vertu, ce qui est double dommage et pour la moralité et pour la légalité »47 ?

Faut-il dès lors en conclure, comme le suggère l’instrumentalisme, que l’incrimination pénale ne peut se justifier qu’à la lumière de considérations liées aux conséquences qui en découlent et que ce problème peut se résoudre indépendamment de toute considération morale ?

En réalité, il semble nécessaire de rejeter tout aussi catégoriquement cette attitude que la précédente.

Tout d’abord, il semble que l’incrimination pénale ne puisse être indifférente au problème de l’immoralité de l’acte prohibé. C’est ainsi que Hart lui-même insiste sur la nécessité de protéger pénalement certaines valeurs morales, tout en distinguant cependant la protection de valeurs « formelles », toujours nécessaire à la préservation d’une attitude morale et la protection de valeurs « matérielles » qui risque, en les immobilisant, d’aboutir à un conservatisme moral48. Il existe également de bonnes raisons de penser que les arguments pragmatiques invoqués par les instrumentalistes américains ne parviennent pas à dissimuler l’adoption de certains jugements moraux. Il en est ainsi notamment lorsqu’ils affirment que la principale fonction du droit pénal est de protéger les personnes et la propriété, et que le système pénal devrait se débarrasser de ses excroissances morales pour se concentrer sur « l’essentiel »49. Une telle affirmation révèle, en effet, clairement une appréciation relative à la gravité comparative des comportements dont ils souhaitent respectivement la décriminalisation et le maintien de l’incrimination, appréciation sans laquelle tout calcul en termes de coûts-bénéfices paraît logiquement impossible50.

Cependant, à la différence du moralisme qui considère l’immoralité de l’acte comme une condition à la fois nécessaire et suffisante d’incrimination, nous la considérons comme une condition simplement nécessaire qui, sans aboutir à une confusion des règles pénale et morale, conduit à une forme de limitation réciproque de ces deux règles, l’exigence de l’immoralité de l’acte fixant d’importantes limites aux considérations instrumentales que l’on pourrait faire valoir en faveur de l’ incrimination d’un acte quelconque.

Encore faut-il préciser à quel type de morale il convient de se référer pour apprécier cette immoralité. Le moralisme, nous l’avons déjà rappelé, a, selon ses différentes versions, pu se fonder tour à tour sur une morale de type religieux, sur une morale sociale positive ou sur une morale de type critique.

Il nous semble tout d’abord que l’existence d’un véritable consensus social relatif à l’immoralité d’un comportement – compris, non comme une simple opinion « moyenne » (ou celle de la « right minded person ») ni comme une simple opinion majoritaire, comme le suggèrent Stephen ou Lord Devlin, mais comme l’absence de tout dissentiment social significatif51 – constitue une condition nécessaire à son incrimination pénale, étant donné à la fois le caractère particulièrement contraignant des sanctions qui en découlent et la réprobation spécifiquement sociale qu’elle est censée exprimer. L’instrumentalisme a, à juste titre, rappelé que la présence d’un tel consensus répondait à une exigence d’efficacité du système pénal. Nous estimons, pour notre part, qu’elle répond également, dans le cadre d’une société démocratique de type pluraliste comme les nôtres52, à une exigence fondamentale de légitimité.

À cette première condition, il nous semble cependant nécessaire d’ajouter que le droit pénal ne peut consacrer purement et simplement la morale sociale conventionnelle du moment, sans la soumettre à un examen critique supplémentaire53. On observera, à cet égard, que, dans le prolongement de deux traditions philosophiques pourtant différentes – l’une utilitariste, l’autre kantienne –, s’est développé un courant qui entend, à juste titre, fonder un certain nombre de principes limitatifs concernant l’incrimination pénale sur une morale « critique » qui, comme l’a justement souligné Hart54, ne coïncide pas nécessairement avec la morale sociale positive, voire, à la limite, qui constitue précisément, comme l’affirmait Mill55, une protection contre la « tyrannie » éventuelle de la morale sociale dominante. Parmi eux, sans en discuter le bien-fondé, on citera notamment le principe selon lequel l’incrimination pénale n’est justifiée qu’à l’égard de comportements qui causent effectivement – ou risquent sérieusement de causer – un dommage à d’autres personnes qu’à leur auteur (the harm to others principle)56 ; le principe selon lequel l’incrimination est également justifiée lorsqu’elle porte sur des comportements susceptibles d’offenser sérieusement autrui (the offense principle)57 ; le principe selon lequel l’incrimination se justifie lorsqu’elle concerne un comportement qui porte sérieusement atteinte aux intérêts vitaux de son auteur, alors que celui-ci est dans l’impossibilité d’en assurer la protection et qu’on peut raisonnablement présumer qu’il l’aurait fait s’il en avait eu la possibilité (the legal paternalism principle)58 ; le principe selon lequel l’incrimination se justifie lorsqu’elle porte sur un comportement dont l’accomplissement est nécessaire aux intérêts vitaux d’autrui (the welfare principle)59 ; le principe, enfin, selon lequel l’incrimination n’est justifiée que si elle se fonde sur le respect fondamental de la capacité des personnes à poursuivre leurs fins d’une manière responsable (the autonomy principle)60.

Enfin, comme nous l’avons déjà dit, l’immoralité de l’acte ne constitue pas, selon nous, une condition suffisante à son incrimination pénale ; sa justification requiert également – et le mérite revient à l’instrumentalisme de l’avoir mis en lumière – la prise en considération des conséquences favorables et défavorables susceptibles de découler d’une telle intervention. Contrairement à ce que suggère l’instrumentalisme lui-même, cependant, il convient d’apercevoir que cette deuxième condition n’est pas non plus « moralement neutre ». En effet, comme l’a très justement relevé Hart, elle ne se contente pas de répondre à une question posée au sujet de la morale (about morality), mais elle est elle-même une question de morale (of morality )61, en tant qu’elle concerne, cette fois, « la moralité de certaines lois, plutôt que la moralité des comportements prohibés »62.

Adopter une telle position, dès lors, relève, non pas d’une attitude pragmatique ou « amorale », mais d’une éthique spécifique, qu’à la suite de Max Weber, on peut appeler une « éthique de la responsabilité » qui, à la différence de l’éthique de la conviction, estime « ne pas pouvoir se décharger des conséquences de sa propre action »63.

 

 

 

 

 

 

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