Michel Villey et la Seconde Scolastique

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Sommaire de l'article

Franco Todescan

Selon Michel Villey, il y a toujours eu, dans l’histoire de l’Occident, un duel entre deux conceptions de l’ordre juridique qu’il désigne par deux termes, le premier grec, le deuxième hébreu : dikaion et torah. Le dikaion est l’art que les juristes romains définissent comme visant à définir la mesure d’un juste partage des « choses » ; la torah judaïque correspondrait à une « instruction » aboutissant à des préceptes moraux. Cet article vise à mettre en lumière le rôle que joue la Seconde Scolastique dans ce duel entre la torah et le dikaion, et montre que ce que la Seconde Scolastique a perdu, selon Villey, c’est la clé de la doctrine thomiste, ses prémisses métaphysiques qui constituaient le fondement authentique du droit naturel. Tous les systèmes axiomatiques des xviie et xviiisiècles, de Grotius à Wolff, jusqu’au triomphe du positivisme, auraient pour principe une loi morale au sens large. Villey a abordé la critique du positivisme juridique par la voie de l’histoire, car il croyait être en mesure d’affirmer que cette façon de penser le droit est le résultat du mélange qui s’est effectué dès le Haut Moyen Âge entre le dikaion et la torah ; et l’agent principal qui aurait fait passer ce mélange dans le langage juridique moderne serait la Seconde Scolastique.

1. La pierre à fusil

 

J’ai connu Michel Villey lors du colloque florentin sur La Seconda Scolastica nella formazione del diritto privato moderno organisé par Paolo Grossi en octobre 1972. Je venais d’achever mon livre Lex, natura, beatitudo sur le problème de la loi dans la Scolastique espagnole du xvie siècle et j’écoutais avec beaucoup d’intérêt son exposé sur « La promotion de la loi et du droit subjectif dans la Seconde Scolastique ». Par la suite Villey m’invita à donner une conférence, en 1981, à Paris, sur « Domat et les sources du droit ». Ce soir-là, chez lui, après le dîner, il me proposa de regarder à la télévision le débat (resté célèbre) entre François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing. Je dédie ainsi ma conférence à la mémoire de M. Villey, de ce mémorable (en tous sens) soir et aussi de ma mère Françoise et de ma tante Mary qui m’ont appris une langue aussi charmante que le français.

Or donc, pendant que je préparais le texte de ma conférence, se présentait continuellement à mon esprit une image liée à mon enfance : l’image de la pierre à fusil. Pendant mes grandes vacances à la campagne, il y a longtemps, je m’amusais à frotter dans le jardin graveleux de mon oncle quelques cailloux particuliers, desquels sortaient des étincelles. Je me suis demandé : pourquoi ? Je crois foncièrement que c’était parce que j’étais en train de comparer, plus ou moins consciemment, les thèses de M. Villey avec les miennes, lesquelles ne coïncident pas toujours, mais sont souvent inspirées par les siennes, ne serait-ce que pour faire jaillir quelque menue étincelle à soumettre à votre attention. Pour ce faire, je suivrai le schème et les mots mêmes employés par Villey à Florence, mais en tenant également compte du long chapitre sur « La philosophie juridique de la Réforme Catholique » de son célèbre ouvrage, La formation de la pensé juridique moderne.

 

2. La torah et le dikaion

 

Tout d’abord, pour Villey la Seconde Scolastique n’est pas un monde clos, une sorte de cité autarcique et qui suffirait à elle-même. Il y a un avant et il y a un après. On ne peut pas faire abstraction de ce qui est avant : les Scolastiques du xvie et du xviie siècles n’ont rien créé ex nihilo, mais toute leur doctrine s’est alimentée des textes traditionnels, puisés d’ailleurs en des traditions très diverses. Et il y a aussi un après peut-être encore plus intéressant. Si l’on étudie les vieux traités poussiéreux de Cajetan, de Vitoria, de Soto, de Molina, de Vázquez ou de Suárez, c’est en raison de leur influence sur la pensée juridique contemporaine.

Selon Villey il y a toujours eu, dans l’histoire occidentale, et cela dès l’antiquité, un duel entre deux régimes, deux instruments de l’ordre social, deux façons de penser, deux notions qu’il désigne par deux termes, grec et hébreu. Les deux figures antagonistes, les deux personnages du drame, il les appelle d’une part dikaion, d’autre part torah. Le dikaion est l’art que les juristes romains définissent eux-mêmes comme visant à définir la mesure d’un juste partage des « choses » partagées entre citoyens dans un groupe social, dans une cité : suum cuique tribuere. Le rival du dikaion il l’appelle torah, faisant référence à la torah juive, ou plutôt : judéo-chrétienne. La torah est une « instruction » qui aboutit à des préceptes moraux, c’est-à-dire des règles de conduite adressées aux individus[1].

Jusqu’à la fin du Moyen Âge, c’est surtout la torah qui l’emporte. La Patristique, Pierre Lombard, Gratien, St Bonaventure, Duns Scot, Occam, Gerson sont nourris de la Bible, et par conséquent de la torah, d’une torah devenue chrétienne, c’est-à-dire de la lex vetus achevée par la lex nova, à laquelle s’associe la lex naturalis, selon la leçon de Saint Paul. Seulement Saint Thomas a retrouvé, au temps de la rédaction de la IIa-IIae de la Summa theologiae, le dikaion tel qu’Aristote l’avait défini dans son Éthique de Nicomaque, le jus du droit romain classique, l’art juridique qui a comme sa fin propre, la mesure de la proportion juste entre choses extérieures partagées entre personnes[2].

 

3. Le rôle de la Seconde Scolastique

 

Quel fut le rôle de la Seconde Scolastique dans ce duel entre la torah et le dikaion ? Pour Villey, c’est « un barrage à la renaissance du jus romain », nouvelle et décisive victoire de la loi comme règle de conduite[3]. Le xvie siècle, c’est l’ère de la prépondérance espagnole, siècle où le roi d’Espagne Charles Quint et son successeur Philippe II s’enorgueillissent de régner sur un empire « où le soleil ne se couche jamais ». En fait d’études supérieures l’hégémonie revient à la grande Université de Salamanque et aux professeurs de Salamanque on attribue principalement le mérite de la renaissance du thomisme. Il est significatif que Vitoria ait transporté les méthodes parisiennes à Salamanque. La Summa theologiae de Saint Thomas devient la base des études dans le plus grand centre intellectuel du monde catholique. Les œuvres de Vitoria, de Soto, de Medina, de Báñez, de Melchor Cano, de Molina, de Vázquez ou de Suárez sont presque toutes de longs commentaires du traité De legibus de la Ia-IIae, ou du De justitia et jure de la IIa-IIae. Pourquoi ce renouveau thomiste ? Pour les dominicains, mais surtout pour les jésuites, il est évident qu’intervient la volonté de s’opposer au protestantisme. Ce qu’ils espèrent tirer de Saint Thomas, dans leur volonté de combat contre l’hérésie protestante, c’est le sens de la liberté de l’homme, et de la participation de l’homme et de ses mérites personnels à l’œuvre même du salut (molinisme)[4].

L’École de Salamanque reprend en particulier la notion de droit naturel : à la différence de Luther et même de Calvin, dont la tendance est de dénier à la raison de l’homme tout pouvoir de trouver par elle-même des solutions justes, elle restaure les sources naturelles du droit : c’est à l’intelligence des hommes, y compris à celle des infidèles, qu’il faut demander les règles du juste[5]. Dans ce domaine, ce furent des professionnels de la discipline morale chrétienne, dont ils se proposaient d’imposer la mise en pratique effective. Il y a cette grande différence entre Saint Thomas et les scolastiques espagnols que l’esprit du Doctor Angelicus est surtout spéculatif, ne vise qu’à la connaissance, tandis que Vitoria, Soto, Molina, Suárez sont des actifs au service de la victoire de la morale chrétienne. Car c’est une tâche du clergé que de guider la pratique des fidèles. Il faut observer qu’ils dirigent surtout la conscience des grands, de Charles Quint, de Philippe II et de ses fonctionnaires ; qu’ils pesèrent sur le déroulement de la colonisation espagnole, sur la politique internationale, sur le gouvernement de l’Église. Il n’est pas vrai que Molina, Vázquez, Suárez, et même Vitoria ou Soto suivent toujours la leçon de Saint Thomas. Sans doute ont-ils décidé de prendre la Summa theologiae pour canevas de leur enseignement. Ils en suivent plus ou moins le plan, en lisent généralement le texte. Mais ils usent d’une méthode « scolastique », qui est une dialectique très dégradée, où sur chaque question on tient compte des autorités magistrales, et non pas seulement, comme Saint Thomas, des autorités des Anciens, choisis en raison du sérieux de leur doctrine. Cela signifie que les théologiens espagnols subissent également l’influence des autres doctrines à la mode, tout spécialement des scotistes et des nominalistes, et notamment des nominalistes parisiens de l’école de Pierre d’Ailly et de Gerson[6]. Villey distingue à ce propos deux catégories de traités.

 

4. Les traités De justitia et jure : Francisco de Vitoria

 

Première catégorie : les traités De justitia et jure. Ces traités portent sur le sens du mot jus. Les définitions de Saint Thomas ne sont pas ignorées des théologiens espagnols, commentateurs du traité correspondant de la IIa-IIae. Mais on peut observer tout d’abord la « maigreur » de ces commentaires. Villey prend pour exemple Francisco de Vitoria[7]. Il remarque la rapidité avec laquelle le théologien dominicain passe sur ces formules du Doctor Angelicus (une quinzaine de pages seulement) ; mais, lorsqu’il devra traiter de problèmes de morale pratique, par exemple de la restitutio, il sera prolixe (cent trente pages). De plus, le commentaire de Vitoria serait immédiatement trahison. Pourquoi cela ? Parce que Vitoria interprète la formule : « id quod justum est » comme l’action juste, qui est moralement due (debita), ce qui est le point de vue du moraliste. Mais le texte de Saint Thomas faisait du jus une réalité, une proportion à découvrir ; un substantif, non pas un verbe, qui sans doute peut être l’objet, le pôle de l’acte de justice, mais non l’action même ; et la différence serait considérable[8] :

Vitoria est surtout connu pour avoir été le fondateur (pour le moins, l’un des fondateurs) du droit international moderne […] Le fait est que nous devons à Vitoria les assises de ce nouveau droit : c’est lui qui a posé ces principes que les États doivent respecter mutuellement leurs souverainetés : ne point s’entremêler des affaires internes des autres, admettre d’un territoire à l’autre la libre circulation des hommes et des marchandises, la liberté de prédication […] Est-ce que la construction d’un droit international – sur la base du droit naturel – s’accorde bien à la doctrine aristotélicienne thomiste ? De toute manière, là ne peut être sa source directe. Selon la leçon d’Aristote, le droit ne trouve sa place spécifique que dans le cadre de la cité, non pas dans les groupes secondaires[9].

Villey remarque que Vitoria, « tout en affectant de travailler sur la base du droit naturel, aboutit à poser des règles de droit international. […] Une semblable prétention faisait défaut dans la doctrine d’Aristote et de Saint Thomas. La philosophie classique ne se voulait pas si ambitieuse ; elle avait trop conscience de la mobilité essentielle des situations historiques, auxquelles le droit devait s’adapter[10] ». Par l’observation de la nature nous ne parvenons pas encore à des règles ou à des solutions fixes que le Stagirite ou le Doctor Angelicus, selon Villey, n’avaient pas prétendu bâtir. Mais si nous transportons l’office du droit au règlement des conflits internationaux (pour lesquels manque le complément de la loi positive), il faut demander beaucoup plus à la science du droit naturel. Voici que celui-ci prend la forme d’un code de lois toutes rédigées[11].

À la vérité, Vitoria, plutôt que de faire nommément appel au droit naturel, choisit d’invoquer le jus gentium, qui serait seulement une espèce particulière ou une notion stoïcienne du droit naturel. Saint Thomas ne parlait guère du jus gentium que par souci de concordisme, et pour rendre compte des textes de Gaïus et d’Ulpien. Il en va tout différemment chez Vitoria, qui lui donne dans ses commentaires une considérable extension. Pour le théologien de Salamanque le droit des gens devient une notion primordiale : il veut obtenir un arsenal de règles expresses pour le droit international. Comme elles ne peuvent être puisées directement dans la nature, puisque la nature ne contient pas en son sein de règles écrites et que nous puissions lire en elle, développant l’analyse thomiste, Vitoria suppose que les hommes s’entendent universellement sur certains préceptes de droit, que leur dicte leur raison commune réfléchissant sur la nature.

De ce travail de l’intelligence humaine peuvent sortir des règles formulées, et ces règles sont universelles, insusceptibles d’abrogation, puisque la raison les impose. Mais en affectant de développer seulement la doctrine thomiste, Vitoria s’en serait grandement éloigné. Mettre l’accent sur le jus gentium, ce serait trahir complètement l’esprit de la doctrine du droit naturel. Ce n’est plus tant de la nature qu’on croira pouvoir tirer le droit, que de l’initiative de l’homme ; le poids se déplace de l’observation objective du cosmos comme source du droit, vers la souveraineté des principes subjectifs de notre raison ; déjà, donc, du droit naturel au droit rationnel. Peut-être même se déplace-t-il vers la volonté positive de la généralité des hommes ; il y aurait eu, dit Vitoria, depuis les origines de l’histoire une sorte de pacte (commune condictum) sur lequel se fonderait leur autorité. « Peut-être l’attachement apparent de Vitoria au droit naturel déguise-t-il, au fond de sa pensée, déjà l’inéluctable essor du positivisme. La vraie source du droit n’est plus tant l’ordre de la nature cosmique que la volonté rationnelle des individus[12] » : voici la thèse de Villey.

De mon côté, j’observerai que, conformément à son choix de fidélité à Saint Thomas, l’École de Salamanque accueille d’abord, en traitant le problème de la loi, l’orientation intellectualiste du Doctor Angelicus, quoique avec certaines corrections qui témoignent, au-delà d’une aigüe sensibilité envers l’histoire[13], l’indubitable influence d’un climat culturel renouvelé. Le long séjour de Francisco de Vitoria et de Domingo de Soto à Paris ne représente pas, dans la formation des deux théologiens espagnols, un fait purement épisodique, mais la condition principale par laquelle se réalise, à Salamanque, dans le cadre d’un retour vigoureux à la pensée de Saint Thomas, la greffe d’une expérience intellectuelle dialectiquement plus riche. Pressentiment de la Réforme et exigences humanistes se mêlent dans la pensée des Maîtres dominicains comme d’extrêmes dérivations de l’enchevêtrement d’idées thomistes et nominalistes qui s’était formées, par de lentes stratifications, dans le milieu universitaire de Paris[14]. Et Vitoria et Soto se réfèrent constamment aux théologiens volontaristes, engagés à l’extérieur dans une polémique animée contre leurs théories, mais au fond conditionnés par celles-ci, au moins en partie[15].

Dans cette direction, l’enseignement de Vitoria marque un moment décisif pour le développement de la civilisation moderne ; son esprit, ouvert aux exigences des temps nouveaux, accorde une large place à la discussion des problèmes juridiques et politiques[16]. Les difficultés ne faisaient pas défaut : si d’un côté il y avait le problème de discerner, dans le magma incandescent de l’histoire, un nouveau concept d’État qui en reconnût d’une manière adéquate l’indépendance, la souveraineté et les droits[17], d’un autre côté, pour éviter les dangers inhérents aux théories individualistes et volontaristes, il fallait jeter les bases d’un droit international qui, quoique respectant et protégeant la personne humaine, réunît les États souverains en une communauté non pas simplement fondée sur un contrat social, mais naturelle et organique[18]. Voici le mérite attribué communément à Vitoria, « fondateur » du droit international[19] ; et c’est sur cet aspect de son œuvre, sans doute le plus éclatant, que s’est attardée le plus souvent l’historiographie contemporaine[20].

En revanche, on n’a pas donné autant de relief au développement du problème de la loi dans l’École de Salamanque, sur lequel reposent, en définitive, aussi bien le concept de jus gentium que les solutions aux nombreux problèmes de droit international élaborées par Vitoria et par ses disciples[21]. Ce problème et celui du jus gentium se développent dans un laps de temps très étendu qui, partant des leçons de Vitoria, atteint son sommet dans le De justitia et jure de Soto, pour s’achever dans les positions, souvent récapitulatives, de Bartolomé de Medina et de Domingo Báñez. Pour saisir de manière adéquate ce développement il est donc nécessaire de fixer, comme point de repère, l’œuvre de Vitoria, sans toutefois oublier les autres contributions de l’École de Salamanque.

Le jus gentium représente sans doute pour l’École de Salamanque, et pour la Seconde Scolastique en général, le problème du passage du droit positif au droit naturel. Sur ce problème, cela est su, Saint Thomas s’était exprimé avec quelques hésitations, tantôt acceptant (dans son commentaire de l’Éthique de Nicomaque), tantôt repoussant (dans la Summa theologiae) l’identification de jus naturale et de jus gentium[22]. La discussion fut reprise par Francisco de Vitoria, sans toutefois que, en raison de la nature composite de son enseignement, les incertitudes disparaissent complètement. En effet, si, dans ses Relectiones de 1539, sous le poids des exigences historiques, le Maître dominicain semble fonder ses argumentations sur un jus gentium strictement lié et presque identifié avec le jus naturale[23], dans ses commentaires de la Summa de 1535, il adopte une position plus nuancée, en rapprochant le jus gentium du droit positif[24]. Et quoique Vitoria n’attribue pas au problème une importance excessive[25], l’oscillation entre les deux positions dans son enseignement (la « Doppeldeutigkeit des vitorianischen jus gentium » analysée par J. Soder)[26] soulève le problème signalé par Villey[27].

Dans sa leçon De indis recenter inventis, Vitoria soutient que le jus gentium appartient au droit naturel : « vel est jus naturale vel derivatur ex jure naturali » :

Et circa hoc sit prima conclusio : Hispani habent jus peregrinandi in illas provincias et illic degendi, sine aliquo tamen nocumento barbarorum nec possunt ab illis prohiberi. Probatur primo ex jure gentium, quod vel est jus naturale, vel derivatur ex jure naturali. Institut. de jure naturali gentium : « Quod naturalis ratio inter omnes gentes constituit, vocatur jus gentium ». Apud omnes enim nationes habetur inhumanum sine aliqua speciali causa hospites et peregrinos male accipere. E contrario autem humanum et officiosum habere bene erga hospites ; quod non esset si peregrini male facerent, accedentes ad alienas nationes[28].

Mais précédemment, dans son commentaire de la Secunda Secundae, comme le souligne Simona Langella avec exactitude[29], Vitoria renfermait le jus gentium dans le droit positif. Dans cet ouvrage, en effet, après avoir affirmé que « omne aliud jus a jure naturali, est positivum. Dicitur enim positivum quia est ex aliquo beneplacito[30] », il soutenait que le jus gentium « potius debet reponi sub jure positivo quam sub jure naturali » :

Primo dubitatur hic : sub quo jure contineatur jus gentium, an sub jure positivo, vel sub jure naturali. [...] Respondeo ad hoc : et primo dico, quod disputatio est potius de nomine quam de re, nam parum refert hoc vel illud dicere. [...] Dicimus ergo cum sancto Thoma, quod jus naturale est bonum de se sine ordine ad aliud. Jus vero gentium de se non est bonum, id est jus gentium dicitur quod non habet in se aequitatem ex natura sua, sed ex condicto hominum sancitum est. Et sic ad dubium principale respondeo per hanc conclusionem : quod jus gentium potius debet reponi sub jure positivo quam sub jure naturali[31].

En arrêtant son attention sur les définitions de jus naturale et de jus gentium offertes par les juristes, Vitoria en remarque l’étendue excessive :

Dico quod jurisconsulti nimis extendunt jus gentium et nimis ample capiunt illud, quia [...] extendunt jus gentium ad omnia illa in quibus non communicant bruta animalia, ita quod extendunt illud ad omnia quae sunt communia solis hominibus. Jus vero naturale vocant solum illa quae ad omnia animantia extenduntur, ita quod jus naturale apud illos est commune omnibus animantibus rationabilibus et irrationabilibus. Et ideo, secundum illos, fornicatio non est prohibita de jure naturali, quia non est aliquid commune omnibus animantibus. Item, colere Deum, honorare parentes, etc., quae non conveniunt brutis, dicitur jus gentium et non naturale. Ex his inferunt quod jus gentium cadit sub jure naturali. Sed hoc, ut dico, est nimis extendere jus gentium, quia multa sunt de jure naturali quae non se extendunt ad omnia animantia. Patet, quia jus naturale est ignem ascendere et comburere ; sed hoc non est commune amnibus animantibus, quia non lapidi. Item, reddere depositum est de jure naturali, et colere Deum est de jure naturali, licet haec non sint communia omnibus animantibus nisi solum hominibus, quia de se sunt bona[32].

Vitoria veut délimiter une conception du jus gentium qui comprenne des préceptes qui, selon lui, appartiennent au droit naturel. Le jus naturale est strictement lié, pour le théologien espagnol, d’un côté, à la raison humaine et, de l’autre, à ce qui est bon en soi. Pour cette raison il affirme :

Dicimus ergo cum sancto Thoma, quod jus naturale est bonum de se sine ordine ad aliud. Jus vero gentium de se non est bonum, id est jus gentium dicitur quod non habet in se aequitatem ex natura sua, sed ex condicto hominum sancitum est[33].

En tant que commentateur de Saint Thomas, on peut peut-être expliquer son penchant initial pour une conception du jus gentium comme droit positif plutôt comme une réaction à la définition proposée par les juristes[34] que comme une position théoriquement bien assise. Il ne parviendra à celle-ci que dans sa leçon De indis, en plaçant le jus gentium sous le jus naturale. En effet, progressant dans son explication de cet article, Vitoria souligne le lien étroit entre jus naturale et jus gentium, en affirmant que ce dernier est nécessaire à la conservation du premier :

Sed dubitatur an jus gentium sequatur necessario ex jure naturali, vel an sit ita necessarium ad conservationem juris naturalis ut jus naturale non possit sine illo servari. Respondeo quod jus gentium non necessario sequitur ex jure naturali, nec est necessarium simpliciter ad conservationem juris naturalis, quia si necessario sequeretur ex jure naturali, jam esset jus naturale. Patet, quia si necessario sequatur ex jure naturali per bonam consequentiam, ut heri diximus, sequeretur quod sicut naturale jus est necessarium, ita et jus gentium, et per consequens esset jus naturale. [...] Et non est omnino necessarium, sed pene necessarium, quia male posset conservari jus naturale sine jure gentium[35].

Toutefois, dans ses Relectiones, Vitoria se réfèrera assurément plus au jus gentium qu’au droit naturel. Pour lui le jus gentium est une notion toujours plus importante, car il désire bâtir un système de règles pour le droit international naissant. Et comme ces règles ne peuvent pas être déduites directement de la nature, qui ne contient en soi aucune règle écrite – comme on le disait alors –, il en demandera souvent la formulation au jus gentium. En développant l’analyse de Saint Thomas, Vitoria suppose que les hommes sont universellement d’accord sur quelques principes juridiques, dictés par leur raison naturelle : de ce travail on peut tirer des règles universelles qui ne peuvent pas être abrogées, puisqu’elles sont dictées directement par la raison[36]. Villey se demande alors :

Ce n’est là qu’un détail, direz-vous ? Rien n’empêche de faire application de la méthode du droit naturel aristotélicienne thomiste aux rapports internationaux sans en altérer les principes ? Je n’en suis pas absolument sûr, et je pense que la construction d’un “droit” international est un signe de la corruption de la théorie authentique du droit naturel ; qu’elle suppose de larges différences entre la pensée de Vitoria et celle authentique de Saint Thomas. [...] J’observerai d’abord que Vitoria, tout en affectant de travailler sur la base du droit naturel, aboutit à poser des règles de droit international : comme cette règle que les États doivent mutuellement respecter leurs souverainetés intérieures, ou que les droits des ambassadeurs doivent toujours être sauvegardés. Ainsi le veut le pragmatisme du maître espagnol ; il n’est pas qu’un théoricien ; il veut arriver à des règles juridiques expresses ; dans ce domaine international où fait défaut le complément d’une législation positive, voilà ce qu’on veut faire produire au droit naturel. Une semblable prétention – nous y avons souvent insisté – faisait défaut dans la doctrine d’Aristote et de Saint Thomas. La philosophie authentique classique du droit naturel ne se voulait pas si ambitieuse ; elle connaît trop les limites de la raison humaine ; et surtout, elle a trop conscience de la mobilité essentielle des situations historiques, auxquelles le droit doit s’adapter[37].

Même si la réponse de l’illustre savant français paraît trop tranchée, il est vrai que l’attention des juristes commence lentement à se déplacer : progressivement ce n’est plus de la nature que l’on croit pouvoir déduire le droit, mais de l’initiative des hommes[38].

 

5. Les traités De legibus : Francisco Suárez

 

Deuxième catégorie : les traités De legibus. Villey choisit le Tractatus de legibus ac Deo legislatore de Francisco Suárez[39], qui a exercé une grande d’influence sur la pensée juridique européenne. La doctrine du Doctor Eximius a conclu la grande œuvre de Salamanque et a connu une fortune étonnante dans le monde des savants. Suárez était d’abord un théologien. Le sort politique de l’Europe dépendait encore pour une bonne part de la question de savoir qui gagnerait la course entre ceux qui essayaient de prouver que la nature de l’homme était bonne et ceux qui essayaient de démontrer qu’elle était radicalement pervertie. Et, non moins que théologien, Suárez se voulait philosophe métaphysicien. C’était par la raison naturelle, à force d’arguments logiques, en luttant à armes communes, que l’on pouvait convaincre les schismatiques et les libertins, ainsi que Saint Thomas dans sa Summa contra Gentiles. S’aidant d’Aristote et des autres philosophes païens, Suárez scrute le problème de « l’être » ; et son livre le plus célèbre est probablement les Disputationes metaphysicae[40].

Dans une situation historique – les débuts du xviie siècle – encore tourmentée et confuse, en face des contrastes persistants entre « intellectualisme » thomiste et « volontarisme » nominaliste, Suárez aborde à son tour les problèmes complexes de la loi et du droit[41]. L’importance et la difficulté du sujet, déjà accentuées par les circonstances historiques, qui appelaient le droit, et surtout le droit international, à de nouvelles tâches vraiment délicates, étaient en effet aiguisées par les risques connexes à l’acceptation acritique autant qu’au refus hâtif aussi bien des positions intellectualistes que des positions volontaristes. D’un côté il y avait le danger, pour échapper aux écueils du volontarisme, de développer en un sens rationaliste la doctrine juridique de Saint Thomas de façon telle que, une fois définie la loi comme ordinatio rationis et postulée l’existence d’une loi naturelle fondée essentiellement, par conséquent, sur la raison naturelle, il pouvait sembler possible de dissocier cette dernière de l’ordre objectif et transcendant, où la plaçait le Doctor Angelicus, jusqu’à affirmer la possibilité d’une construction de la règle morale indépendamment de toute considération théologique[42]. Et de l’autre côté, par réaction aux déviations rationalistes, il y avait le danger de placer toute la force de la règle dans un commandement, divin ou humain, en jetant les prémisses théoriques d’un concept absolutiste de la souveraineté de l’État, comme source du droit, intrinsèquement supérieure au droit même, dont une élaboration accomplie devait trouver dans la philosophie politique de Bodin et de Hobbes ses représentants le plus renommés[43]. La lecture de Suárez faite par Villey m’a suggéré trois réflexions.

 

6. Le « décalage » ontologique et anthropologique

 

Première réflexion : le « décalage » ontologique (et anthropologique) opéré par Suárez. Au cœur de la philosophie suárézienne se trouve tout d’abord son ontologie. Rien ne tient un rôle plus capital dans sa philosophie que la science de l’Être, objet de la métaphysique ancienne : c’est la véritable clé, et le Doctor Eximius est assez profond pour l’avoir senti. Saint Thomas s’était élevé à une intuition grandiose de l’Être et des degrés de l’Être : l’Être total est seulement en Dieu, l’homme ne l’a qu’analogiquement. Il y « participe », il y tend : conception du monde et de l’homme essentiellement dynamique et déjà presque dialectique. Dans la vision thomiste, le monde est en état de tension vers la plénitude de l’Être qui est aussi plénitude du Bien (ens et bonum convertuntur).

Mais tous les auteurs qu’on vient de citer[44] signalent un profond décalage entre l’ontologie de Suárez et celle de Saint Thomas. Nous retombons de haut. La notion suarézienne de l’être, qui paraît emprunter beaucoup à la scolastique franciscaine, est singulièrement plus plate. L’être, c’est seulement cela qui existe « réellement et actuellement » (ens reale et actuale) ; c’est le fait exsangue dont les savants constatent l’existence ; il n’y a plus imbriqué en lui une inclination dynamique qui le pousse à plus de plénitude, une « différence ontologique » qui le fait se dépasser lui-même […] L’être lui-même devient statique et neutre axiologiquement. Déjà, comme on le dira plus tard, le Sollen est séparé du Sein, et la « raison pratique » coupée de la « raison spéculative » ; donc la justice isolée de la loi positive, la raison de la volonté. Dans l’ontologie de Suárez, il y a déjà la renonciation à tirer le droit de la connaissance spéculative de la nature, les fondements philosophiques du positivisme[45].

Selon Villey de là dérive toute la pensée juridique contemporaine : une définition du droit qui cessera de désigner « le juste » (ce vers quoi tend l’art juridique ou législatif) et désignera le droit subjectif ou l’ensemble des lois expresses, ainsi qu’une transformation profonde de l’idée de droit naturel. Parallèlement je soulignerai, de mon côté, une sorte de « décalage », pour ainsi dire, « anthropologique ». Dans sa conception anthropologique, Saint Thomas avait repris la pensée de Saint Augustin : l’homme est poussé par un désir naturel du bonheur surnaturel. Selon la formule traditionnelle de la Scolastique, il s’agissait d’un « appetitus naturalis quoad appetitionem, supernaturalis vero quoad adsecutionem ». En ce sens, l’homme était un être paradoxal, parce que son désir dépassait ses capacités de réalisation. Mais au début du xvie siècle (comme le signale Henri de Lubac), le Cajetan, Maître Général de l’Ordre dominicain et considéré le plus grand interprète de la Summa theologiae de Saint Thomas, avait apporté sur ce point, presque insensiblement, un changement. Comme Aristote dans le De caelo avait soutenu que tous les êtres devaient avoir une fin proportionnée à leurs forces, le Cajetan aussi avait commencé à soutenir que sur le plan naturel l’homme devait avoir une fin proportionnée à ses forces. Dans cette direction, il avait distingué entre perspective philosophique et perspective théologique : pour la première, la fin dernière c’était Dieu, tel que pouvaient le connaître les philosophes ; pour la deuxième, la fin dernière c’était Dieu, tel qu'Il nous est révélé par les Saintes Écritures. Ainsi, on commença à exposer la distinction entre un finis ultimus naturalis et un finis ultimus supernaturalis. Parallèlement, pour le Cajetan, au désir naturel du surnaturel se substituait la potentia oboedientialis, c’est-à-dire une attitude semblable à celle d’une tablette de cire qui reçoit d’en haut l’impression du sceau. Bref, à l’attitude active envers le surnaturel exposée par Saint Augustin et Saint Thomas était substituée une attitude substantiellement plus passive. Et Suárez avait suivi dans ce chemin le Cajetan.

Dans le De ultimo fine hominis (1592), et davantage dans le De gratia (publié de manière posthume en 1621), Suárez développe organiquement la charpente d’un ordre « purement naturel[46] » ; le Doctor Eximius part de la problématique des status, développée par Molina, pour introduire de toute sa force la question, déjà ébauchée par Cajetan, de la fin dernière de l’homme. Suárez aussi part de l’homme constitué in puris naturalibus : le quatrième prolégomène au problème de la grâce commence en effet par quelques pages dédiées à la question « an possit homo in statu purae naturae creari in ordine ad finem supernaturalem[47] ». Ce problème, Suárez ne peut pas l’ignorer, est étranger à la spéculation de Saint Thomas ; il a engagé seulement le Cajetan « et moderniores Theologi ». Même s’il appartient à l’ordre du simplement possible, il ne cesse cependant de s’imposer à l’attention de ceux qui désirent approfondir l’étude des status historiques à travers lesquels l’humanité est passée : pour le théologien de Coïmbre, en effet, l’état de pure nature est « veluti aliorum fundamentum » ; de là s’ensuit l’urgence et presque la nécessité de définir son contenu conceptuel[48].

Il ne s’agit pas seulement de préciser le contenu de cet état dans son aspect positif, qui comprend beaucoup de facultés et de perfections, mais surtout de définir son aspect négatif (signifié justement par l’adjectif « pura »[49]), c’est-à-dire ce qui ne doit pas lui être attribué, ni comme avantage ni comme défaut, en vertu de sa logique intrinsèque. Ainsi Dieu doit avoir créé l’homme exempt du péché, sinon le péché pourrait Lui être imputé. Mais aurait-Il pu, sans manquer à Sa Providence, créer l’homme sans lui accorder les moyens requis pour atteindre sa fin surnaturelle ? À ce propos, le Doctor Eximius emploie une expression qui révèle avec une clarté suffisante la consolidation qui s’était produite de l’idée moderne de « pura natura ». La question qu’il se pose, en effet, « quoad carentiam donorum », « non est autem limitanda ad solum tempus creationis », mais « amplianda est quaestio ad totum tempus, seu statum huius vitae[50] ». Pourquoi ce qui est parfois possible, ne resterait-il pas possible à jamais ? Pourquoi le status purae naturae, qui est le status originel (même si abstrait) de la nature humaine, ne pourrait-il pas être tout à fait conçu de façon autonome, se prolongeant en un ordo « purement » naturel, doué d’une fin « purement » naturelle ? Pour le théologien de Coïmbre, il ne fait aucun doute qu’il en va ainsi. S’il ne s’agit que de durée, « plus vel minus temporis non mutat speciem » : un tel ordre serait possible non seulement ex potentia Dei absoluta (selon une thèse chère au volontarisme), mais aussi ex potentia ordinata[51].

En reprenant le principe d’Aristote, déjà accepté par Cajetan, selon lequel tous les êtres de la nature doivent avoir une fin proportionnée, il insiste sur l’idée que pour l’homme ne peut être naturel que le bien auquel il tend, avec le poids de sa nature, comme à sa fin dernière. Mais à un bien qu’il ne peut pas atteindre sans la grâce, l’homme ne peut pas, sans la grâce, tendre avec toutes les forces de son être. Suivant ce principe, Suárez conclut donc que l’homme, justement parce qu’il est un être de la nature, doit normalement avoir une fin dans les limites de la nature. Entre la fin et les moyens d’un être naturel il doit toujours y avoir une correspondance rigoureuse[52]. En vertu de la création, l’homme est donc constitué pour une beatitudo naturalis : si nous supposons que, de facto, il est appelé à une fin plus élevée, celle-ci, à la rigueur, ne peut être qu’ajoutée. La beatitudo naturalis en elle-même suffirait : elle seule est la fin naturellement connaissable, qui entre nécessairement dans une définition de l’homme[53]. Il serait contradictoire d’admettre l’existence d’une fin qui était, selon la formule chère à l’école fidèle à la tradition de Saint Thomas déjà mentionnée, « naturalis quoad appetitionem, supernaturalis vero quoad assecutionem[54] ». Dieu ne pouvait certainement pas créer l’homme comme être spirituel, sans être pour lui sa fin dernière. Mais il pouvait très bien, tout en complétant ses vertus naturelles, s’abstenir d’ajouter n’importe quoi à sa « capacité obédientielle » : dans ce cas la fin de l’homme ne serait pas l’achèvement surnaturel, mais l’achèvement naturel de son être[55]. D’ailleurs le Doctor Eximius est radical : « aut humana natura habet aliquem finem ultimum praeter visionem beatam ; atque ideo omnino naturalem, vel non habet illum[56] ». Et si l’homme a cette fin naturelle, certainement « in illo sistit appetitus naturae, quia natura non tendit ultra ultimum terminum suum ».

 

7. Volontarisme ou rationalisme ?

 

Deuxième réflexion : le « volontarisme » de Suárez.

Suárez se fait de la loi une notion plus spécialisée. Alors que Saint Thomas employait volontiers le terme de loi au sens d’ordre de la nature, mystérieux, inconnu de nous, et à découvrir, la loi pour Suárez est seulement cette réalité actuelle, le précepte clairement promulgué, sous une forme ou sous une autre « praeceptum … sufficienter promulgatum » (I. 12. 5), par l’intervention volontaire d’un législateur. La loi, dit-il, contrairement à l’enseignement de Saint Thomas, est principalement une œuvre de la volonté. Suárez n’a pas manqué de reprendre ces vieilles questions scolastiques de savoir si la loi était œuvre de raison, comme dit Saint Thomas, ou principalement de volonté, comme le soutenaient ses adversaires de l’école de Scott ou d’Occam (I. 4 et 5). Et encore de savoir si la loi était seulement « indicative » (nous procurant la connaissance du juste ou du bien), ou « impérative ». Il a longuement tergiversé pour aboutir à une formule qui a les apparences d’une synthèse ; en définitive, il est clair que Suárez penche vers la formule des volontaristes. La loi sans doute a besoin d’être rationnelle, mais seule la volonté possède la force de « mouvoir » la conduite des assujettis, de rendre un précepte obligatoire (I. 9. 7). Car le but de la loi est de « mouvoir » la conduite humaine, de contraindre, d’obliger moralement ; elle joue un rôle de cause « impulsive » : « lex non tantum est illuminativa, sed motiva et impulsiva » (I. 4. 7) [...] Et c’est à cette loi entendue de la manière la plus étroite, la plus positive, que Suárez entend réduire le droit[57].

Marquée par des oscillations continuelles et des menues rectifications, la discussion entre intellectualisme thomiste et volontarisme franciscain risquait de toute façon de se vider de son contenu et de se réduire à une simple différence verbale, ce qui est souligné par Suárez même : toutes explications faites, dit-il, « quaestio fere tota erit de modo loquendi[58] ». Esprit ouvert aux idéaux de réforme qui animaient vivement le monde catholique, bien conscient de la nécessité d’élaborer de nouveau les thèmes juridiques et politiques par l’approfondissement et l’enrichissement des solutions traditionnelles, comme réponse efficace aux objections du protestantisme, Suárez développe dans son Tractatus de legibus le problème de la loi en essayant un arrangement qui fût à même de combiner les vives exigences de religiosité, propres au volontarisme, et celles de défendre la responsabilité et la faculté de raisonner de l’homme, soutenues par l’intellectualisme thomiste[59]. On peut justement voir en le théologien de Coïmbre, sinon la figure récapitulative des deux courants, du moins l’interprète assurément le plus sensible d’une nouvelle définition anthropologique de la question même, qui pût aider à éviter les écueils d’une alternative désormais stérile[60].

Dans le domaine de la philosophie juridique, le Doctor Eximius manifeste toute sa forte personnalité ; il se meut ici dans un horizon qui ne peut pas être exclusivement ramené à la pensée de Saint Thomas. Tandis que celui-ci, en effet, avait surtout mis en lumière, s’agissant de la loi, son aspect illuminatif, Suárez en met au contraire en évidence les caractères, typiquement liés à l’expérience humaine, d’impulsion et de coaction. Il se montre donc insatisfait de la définition du Doctor Angelicus, parce que trop large et générique : la loi, dans l’acception thomiste de regula et mensura, trouverait place en effet non pas seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les créatures dépourvues de raison, car tous les êtres agissent selon une certaine règle. De plus, dans cette perspective, la loi concernerait non seulement les actions bonnes et honnêtes, mais aussi les actions mauvaises, car chaque activité, licite ou illicite, suit des règles déterminées. La définition de Saint Thomas devait donc être rétrécie et précisée : la loi est la mesure de l’action morale de l’homme, et dans la conformité à celle-ci un acte trouve sa droiture. Suárez élabore de la loi une notion plus spécialisée : pour le Doctor Eximius la loi est avant tout un donné positif, le précepte clairement promulgué, en bonne et due forme, par l’intervention volontaire du législateur : « lex est commune praeceptum, justum ac stabile, sufficienter promulgatum[61] ». Le concept de « positivité », absent chez Saint Thomas, borné chez Domingo de Soto et Bartolomé de Medina, émerge maintenant avec force. Suárez considère désormais l’être actuel de la loi, le précepte effectivement donné : la loi est la règle telle qu’elle prend sa source de la volonté du législateur.

Dans cette perspective, est-il correct alors parler de « volontarisme » à propos de Suárez ? Sur ce problème est née, comme chacun sait, une vive polémique, qui n’est pas encore tout à fait apaisée[62] : on a reproché au théologien de Coïmbre d’avoir bouleversé la définition thomiste, en faisant de la loi un acte de volonté, et ouvrant par conséquent la voie au subjectivisme et au positivisme juridique. Tandis que Vitoria avait défendu une conception objective, rationnelle et organique du droit et de l’État, Suárez aurait provoqué une cassure dans le développement de la tradition thomiste authentique, en proposant et en systématisant des principes individualistes et volontaristes, inspirés de la pensée d’Occam, qui aujourd’hui encore caractérisent et règlent les relations internationales.

Villey se concentre surtout sur les reflets de la conception suarézienne, confirmés par la préférence donnée, parmi les différentes opinions, aux thèses du volontarisme modéré, et par la prééminence donnée à la lex sur le jus, sinon tout bonnement la réduction du jus à la lex. Si l’on place, en dernier ressort, la source de la loi dans la volonté, la mise en avant du droit dans son aspect subjectif devient inévitable. C’était arrivé à Molina, cela arrive aussi à Suárez : la volonté en effet n’est et ne peut être que la volonté d’un sujet, individu ou corps politique. C’est donc un sujet qui est placé à la source de tous les actes du pouvoir politique : le pouvoir sera, en fait, le pouvoir d’une volonté qui commande, et le droit sera l’expression de cette volonté. De là à faire du pouvoir un droit subjectif, il n’y a qu’un pas : un pouvoir qui tire sa force de la volonté d’un sujet ne peut être qu’un pouvoir subjectif. Ainsi le droit, pour Suárez, est-il avant tout loi, expression de l’autorité d’une volonté supérieure ; mais il est aussi d’un autre côté moralis facultas, pouvoir individuel et subjectif par lequel l’homme s’insère dans l’ordre historique et social. Pour Saint Thomas le droit était surtout une res justa, donné essentiellement objectif ; pour le théologien de Coïmbre, au contraire, il est une facultas propre à l’homme. Suárez conserve comme piliers de son système le droit-loi et le droit-faculté. C’est là un changement de perspective qui ne peut pas être réduit à une simple transformation lexicale, mais qui exprime la nouveauté d’une position juridique et politique tout entière.

Ces accusations de « volontarisme », que l’on a portées aussi contre d’autres aspects de la pensée morale et juridique suarézienne, comme la coutume[63] ou le fondement même de l’éthique[64], exigent cependant un examen plus attentif et une critique plus approfondie. Si l’on examine en effet exclusivement le plan de la définition de la loi, l’accusation de volontarisme, du moins dans l’acception occamiste[65], ne se révèle pas, dans l’ensemble, décisive. En effet, il est vrai que pour Suárez la loi est essentiellement un acte de la volonté, mais ce serait injuste d'oublier qu’il s’agit d’un « actus voluntatis justae et rectae », et qu’une loi, donc, tient sa force non pas du fait qu’elle est acte de volonté d’un supérieur, mais en tant que cet acte est conforme à la justice et à la droiture, c’est-à-dire à un ordre axiologique objectif. Pour le Doctor Eximius en effet, le jugement pratique qui conditionne, en la qualifiant, cette volonté, n’est ni juste ni droit, sinon en tant qu’il traduit les exigences du bien commun, et le bien commun est une réalité ontologiquement objective, soustraite donc au bon plaisir du législateur[66].

Mais, à propos de la ratio recta, Villey observe :

De cette décision d’aligner le droit sur les lois, tout suit en effet : et d’abord la métamorphose du droit naturel en système de lois rationnelles. Le livre II du Traité de Suárez porte sur les « lois naturelles ». Car voici le changement décisif si mal reconnu d’ordinaire : le droit naturel est commué chez Suárez en lois naturelles, lois au sens suarézien du mot, normes expresses et « suffisamment promulguées », procédant de la volonté d’un législateur. De quel législateur s’agit-il en cette occasion ? Ce ne peut être que Dieu lui-même […] La pensée complète de Suárez est que les lois naturelles divines nous sont connues, non par le canal de la révélation, mais par le canal de la raison que Dieu a déposée en l’homme dès l’origine de sa création, qui fait partie de notre nature. C’est ainsi qu’elles sont « promulguées de façon suffisante » : dans la raison de l’homme ont été, comme le dit Saint Paul, inscrits les commandements de Dieu […] Nous retrouvons ici l’intention qu’a Suárez de donner au droit naturel la forme de règles : dans la nature on ne trouve pas de règles toutes faites, mais une certaine théologie, ou une certaine philosophie peut prétendre que notre raison en produirait de substantielles. Déjà Suárez nous apparaît, par contraste avec Saint Thomas, incliner au rationalisme. Avec Suárez le champ s’accroit des préceptes que nous pourrions trouver dans le trésor de notre raison. Et ces nouvelles prétentions du rationalisme vont complètement renouveler la doctrine du droit naturel. Suárez affecte d’imaginer que nous serions capables de déduire à partir des « principes » contenus dans notre raison des règles suffisamment précises et chargées de substance pour constituer des règles de droit. C’est là peut-être l’innovation la plus éclatante : que pour Suárez les « conclusions » tirées dans le domaine du droit des « premiers principes » rationnels participent à la vérité évidente et universelle, donc à l’immutabilité des premiers principes[67].

Ainsi la loi naturelle est la règle que la raison humaine contiendrait, à condition qu’elle soit droite, la ratio recta. Suárez a subi sur ce point l’influence du stoïcisme, que l’humanisme de son temps a remis à l’honneur. La différence entre le jusnaturalisme suarézien et le jusnaturalisme thomiste apparaît du reste ponctuellement confirmée par l’analyse du problème relatif à l’extension et à la flexibilité du droit naturel. À côté de certaines différences méthodologiques[68], la critique la plus récente a souligné que le droit naturel de Saint Thomas aurait subi, avec Suárez, cette interprétation pléthoriquement riche en préceptes, qui la rapproche sensiblement des formes engagées par le jusnaturalisme laïc du xviie et du xviiie siècles. Cependant il est permis de douter de ces attributions quelque peu hâtives au Doctor Eximius du rôle d’initiateur de ce processus : à l’inflation des préceptes portaient certainement, par exemple, soit la doctrine moliniste de la « natura rei », soit l’optimisme rationaliste de Gabriel Vázquez. Mais il reste incontestable que Suárez lui-même, par un chemin différent, consolide ce processus qui tend à exprimer et à enfermer dans des formules rigoureusement rationnelles et immuables les préceptes de la loi naturelle.

Alors, Suárez est-il volontariste ou bien rationaliste ? Je souhaite ici faire une considération préalable d’ordre général sur le volontarisme tout court. Il contient implicitement les germes du positivisme, du formalisme et du rationalisme : du positivisme, en tant qu’il tend à réduire le fondement de la loi à l’acte d’imposition de la volonté du législateur ; du formalisme, parce qu’il privilégie dans la loi l’acte formel qu’elle est sur son contenu ; enfin du rationalisme parce que le volontarisme, tout en se présentant apparemment comme l’antithèse du rationalisme en réduisant la raison au rôle de simple saisie, peut lui aussi devenir rationaliste si et lorsqu’il, dans le moment de la connaissance, prétend connaître exhaustivement la vérité, s’agirait-il de chaque fragment examiné, anéantissant la fonction cognitive du Mystère. Le volontarisme du Moyen Âge en particulier, qui naît au sein d’une Weltanschauung théocentrique, doit être mesuré par rapport à un contexte qui met en relation l’homme avec Dieu (l’Absolu, dans lequel raison et volonté coïncident). Mais, dans une situation historique et culturelle différente, dans la nouvelle Weltanschauung anthropocentrique de l’âge moderne, qui tend à absolutiser l’Individu en le substituant à Dieu, on retrouvera accentuées, en clair sécularisées, les mêmes conséquences.

Du reste, que le volontarisme contienne en soi les germes du rationalisme semble aussi confirmé par le fait que l’on trouve justement l’anticipation du célèbre etiamsi daremus de Grotius, le « père » du jusnaturalisme laïc et rationaliste moderne, chez quelques théologiens disciples du volontariste Occam. Ainsi le moine augustinien Grégoire de Rimini[69], en traitant un problème typiquement théologique, le problème du péché (que Saint Augustin définissait « aliquid dictum, vel factum, vel concupitum contra aeternam Dei legem »), après avoir posé des préliminaires volontaristes, opère tout à coup un saut logique et affirme :

Si l’on se demande pourquoi je dis inconditionnellement contre la droite raison et pas spécifiquement contre la raison divine, je réponds que l’on ne doit pas croire que le péché est simplement, à ce propos, contre la raison divine et non pas contre n’importe quelle raison, ou bien croire que quelque chose est un péché non parce qu’elle est contre la raison divine en tant que droite, mais parce qu’elle est contre elle en tant que divine. Car si par une hypothèse impossible la raison divine ou Dieu même n’existaient pas, ou si cette raison n’était pas droite, tout de même si quelqu’un agissait contre la droite raison des anges ou de l’homme ou une autre raison, si une autre existait, il pécherait. Et s’il n’existait pas du tout une raison droite, tout de même si quelqu’un agissait contre ce qu’une raison droite, s’il y en avait une, dicterait de devoir faire, il pécherait[70].

Voilà le saut logique : on passe d’une prémisse volontariste (la loi éternelle est « ratio divina vel volunts Dei ») à une conclusion rationaliste. Le péché devient essentiellement l’attitude contraire à une raison tellement absolutisée qu’elle se trouve au delà et au dessus de Dieu même. Guido Fassò note son grand étonnement :

La tesi di una morale valida per la sua razionalità « etiamsi daremus non esse Deum » è stata resa celebre da Grozio ; [ma] l’hanno enunciata ad altrettanto chiare lettere, assai prima di lui, il Biel e Gregorio da Rimini […] Ciò che ci interessa ora, però, è che Gregorio da Rimini e Gabriele Biel, citati dunque dal Suárez come antivolontaristi, ed effettivamente così radicali in tal senso da non esitare a trarre tutte le conseguenze dell’atteggiamento razionalistico, fino a precorrere l’empio Grozio nell’affermare che la legge naturale sussisterebbe, grazie alla ragione umana, anche se Dio non ci fosse, sono, come ho già detto a proposito del Biel, occamisti e… volontaristi. Occamisti e volontaristi che si avvedono a un certo punto dell’insostenibilità del volontarismo e dell’impossibilità di fondare un’etica su basi puramente volontaristiche[71].

Pourquoi ce basculement (apparemment) paradoxal du volontarisme en rationalisme ? Faut-il vraiment s’en étonner ? Je risque une hypothèse. En créant une coupure entre la foi et la raison, entre le fondement ontologique de la loi et ses déterminations positives, il arrive que lorsqu’il se présente un nouveau cas à régler, qui n’est pas compris dans la loi positive (divine ou humaine), il y a seulement deux possibilités : ou bien, en attendant, ne rien faire (parce qu’il n’y a pas encore la règle positive fondée sur la volonté du législateur), ce qui serait très dangereux ; ou bien s’adresser à l’autre grande puissance de l’homme, c’est-à-dire la raison. C’est dire que celui qui dispose seulement d’un attirail volontariste se trouve dans l’alternative entre nier l’existence du problème (parce qu’il n’est pas à même de donner une réponse) ou chercher une réponse sur la base de la raison. Voilà ce qui expliquerait, chez des auteurs volontaristes comme Grégoire de Rimini ou Gabriel Biel, ce « saut » vers la primauté de la raison.

Dans le cas de Suárez, cependant, je parlerais plutôt d’un volontarisme modéré, qui suit ses voies propres. Outre les efforts pour remonter à la souche métaphysique et gnoséologique[72] de cette conception, on doit tout d’abord observer que la persistance même, dans sa pensée si complexe et éclectique, d’une forte accentuation théonome (par réaction aux thèses de Vázquez), l’idée d’une nature comme manifestation (intégrale) du « decretum liberum voluntatis Dei », ont conduit paradoxalement, dans une certaine mesure, aux mêmes résultats. La présence indispensable de l’intervention, ponctuelle et volontaire, y compris dans la lex naturalis, d’un législateur, mène en effet Suárez à une perspective riche en préceptes (et en ce sens « positiviste ») assez éloignée de celle de Saint Thomas[73]. Ici entre en jeu la division suarézienne déjà mentionnée du jus entre lex et moralis facultas ; il faut également rappeler le caractère spécialisé que la loi a pris chez le théologien de Coïmbre : tandis que chez Saint Thomas la loi naturelle exprimait un ordo naturae jamais tout à fait compréhensible par la raison humaine, chez Suárez elle représente plutôt le précepte clairement promulgué par l’intervention de la volonté divine.

Comme le souligne Villey, cette réduction du jus à la lex marque le commencement de la transformation du droit naturel en un système de lois naturelles, lois au sens suarézien du terme, praecepta sufficienter promulgata, données par la volonté de Dieu législateur. Cela ne signifie cependant pas du tout une réduction du droit naturel au droit divin positif. Les lois naturelles sont connues non pas par la Révélation, mais par la ratio naturalis : elles sont pour ainsi dire codifiées dans la raison humaine. Par ce chemin se manifeste le penchant de Suárez pour le rationalisme[74] : la sphère du droit naturel s’agrandit d’un nombre très élevé de préceptes. Parce que, chose digne d’être remarquée, pour le Doctor Eximius les conclusiones tirées des premiers principes participent à l’évidence et à l’universalité de ceux-ci, ainsi qu’à la même immutabilité :

Omnia autem haec perpetuae veritatis sunt, quae veritas principiorum non subsistit sine veritate conclusionum : et principia ipsa ex terminis necessaria sunt, ergo in omnibus his praeceptis est perpetuitas ; non ergo possunt desidere per solum lapsum temporis[75].

De cette façon l’homme dispose d’un attirail de préceptes d’origine purement rationnelle, clairement formulables. Code de préceptes rationnels superposé au code des lois humaines d’origine positive : voilà le droit naturel moderne[76]. Tout en partant de prémisses différentes de celles de Molina ou de Vázquez, Suárez aboutit à une conception du droit naturel ferme et riche en préceptes. Le théologien de Coïmbre tâche certes de modérer cette rigidité qui menace désormais tout le système. Le recours à la distinction entre jus naturale praeceptivum et dominativum marque un premier effort : outre les actions qui doivent être considérées comme bonnes ou mauvaises, dont la réalisation est commandée ou défendue par la loi naturelle, il y en a d’autres, pour ainsi dire indifférentes, qui ne se présentent pas d’emblée comme obligatoires[77]. Leur objet a une certaine connexion avec la nature, mais la ratio considère ces rapports non comme une source d’obligation par rapport à la volonté, mais redevables d’une simple approbation. Le complexe des principes qui règle le premier type d’actions est le jus naturale praeceptivum, loi naturelle rigoureuse, tandis que les principes qui règlent les secondes sont le jus naturale dominativum, un droit qui relève justement « du domaine » de l’homme (par exemple la sphère du mariage). L’homme est libre de réaliser ou non ces actions parce que, quant à leur structure, elles entrent dans la sphère de l’éthique seulement lorsqu’il décide de les réaliser. Tandis que les premières donnent rigoureusement lieu à des rapports obligatoires, les secondes sont réalisées seulement après que l’homme les a librement voulues, et il y a ainsi une certaine souplesse dans leur actualisation.

Toutefois, la coloration volontariste persiste.

 

8. Le jus inter gentes et le jus intra gentes

 

Troisième réflexion : le jus gentium.

Voici donc l’aboutissement de cette doctrine du droit naturel : nous disposons d’un arsenal de préceptes de droit d’origine purement rationnelle, et formulables : contrairement à la tradition d’Aristote et de Saint Thomas, les lois naturelles ont cessé d’être « non écrites » (nomoi agraphoi). À quoi s’ajouteront encore et de même que chez Victoria les règles dites du « droit des gens », tirées encore de la raison, mais confirmées par le prétendu consentement universel ; on pense bien que Suárez n’en a pas fait fi ; elles étaient de trop d’utilité pour donner de la consistance au droit international dont pas plus que Vitoria, Suárez ne se désintéresse. Le Livre II joint à l’étude des règles du droit naturel celle des règles du jus gentium (II, chap. 17 et s.). C’est ainsi que Suárez a sauvé ou cru sauver le droit naturel qui pour lui ne pouvait consister (étant donné la conception qu’il s’en fait du droit) qu’en lois, qu’en règles toutes faites[78].

La disposition systématique du jus gentium mettait Suárez dans l’embarras, puisqu’il s’agissait de sauvegarder son autonomie sans contredire la vaste étendue qu’il avait attribuée aux préceptes du jus naturale[79]. Le théologien de Coïmbre n’accepte pas en effet la thèse de Soto, selon laquelle le droit naturel se distinguerait du jus gentium,

quia jus naturale sine discursu vel facillimo discursu innotescit ; jus autem gentium per plures illationes, et difficiliores colligitur ; [en effet le] jus gentium, nec circa prima principia moralia, nec circa conclusiones, quae ex illis necessario inferuntur, versari potest ; quia omnia illa sub proprio jure naturali comprehenduntur. [...] Nam discursus non excludit veram et naturalem necessitatem praecepti sic cogniti ; et quod discursus sit per plures vel pauciores illationes magis vel minus notas, valde accidentarium est[80].

D’ailleurs Suárez n’accepte même pas la thèse de Gabriel Vázquez, qui soutenait le caractère purement concessif, et non pas impératif, du jus gentium, et son rapport indissoluble avec les hommes réunis en société (« non convenire hominibus absolute spectatis, sed ut congregatis in aliqua societate humana ») ; soit parce que l’on ne peut pas du tout exclure l’existence d’un jus naturale concessivum, soit parce que

non semper jus gentium oritur ex illa suppositione, sed solum ex pura conditione naturali, qua homo est animal sociale [et de toute façon même si] in hujusmodi rebus aut juribus supponantur societates hominum, non tollit quin illud jus concessivum naturale sit ; quia illa suppositio solum praerequiritur, ut resultet materia talis juris. Regula autem ipsa rationis antea erat, et semper naturalis est[81].

Le Doctor Eximius achève ainsi la séparation entre jus gentium et jus naturale, initiée avec beaucoup d’incertitudes par Vitoria, et poursuivie avec plus de décision par Molina[82] : il soutient que « jus gentium proprie dictum non comprehendi sub naturali, sed essentialiter ab illo differre[83] ». Même s’il lui reconnaît beaucoup d’affinités avec le droit naturel, il en souligne les différences de contenu (« quia non infert necessitatem rei praeceptae ex sola rei natura per evidentem illationem ex principiis naturalibus, quia quidquid hujusmodi est, naturale est »), le différent degré de mutabilité (« quia immutabilitas ex necessitate oritur ») et d’universalité (« jus gentium non semper omnibus, sed regulariter et fere omnibus commune est[84] »). Encore une fois affleure donc, pour fonder cette distinction, un certain motif volontariste et « positiviste » : « unde tandem concludi videtur jus gentium simpliciter esse humanum, ac positivum[85] ». Voici trois conclusions possibles.

Premièrement – comme l’affirmait ci-dessus M. Villey –, « nous disposons d’un arsenal de préceptes de droit d’origine purement rationnelle, et formulables. Contrairement à la tradition d’Aristote et de Saint Thomas, les lois naturelles ont cessé d’être “non écrites” […] C’est ainsi que Suárez a sauvé ou cru sauver le droit naturel qui pour lui ne pouvait consister qu’en lois, qu’en règles toutes faites[86] ».

Deuxièmement, chez Suárez, le thème de la duplicité du jus gentium affleure bien trois fois. La première fois est lorsque le théologien de Coïmbre nous parle de la distinction (déjà mentionnée) avancée par quelques canonistes, en particulier par Diego de Covarrubias (mais on peut rappeler aussi le théologien G. Vázquez), à propos de la question de savoir si le jus gentium a une nature prescriptive (ou prohibitive) ou bien seulement concessive, s’il commande ou prohibe, ou bien plutôt s’il accorde ou permet seulement : « an jus gentium aliquid praecipiat vel prohibeat, aut potius solum concedat vel permittat ». À ce propos lesdits canonistes distinguent entre un jus naturale primarium et un jus naturale secundarium, qui est appelé jus gentium :

Responderi potest illud jus haberi ex vi solius rationis naturalis ; tamen non convenire hominibus absolute spectatis, sed ut congregatis in aliqua societate humana ; et ideo distingui a primario jure naturali tanquam secundarium vocarique jus gentium. [...] Secundo argumentor, quia quod hujusmodi rebus aut juribus supponantur societates hominum, non tollit quin illud jus concessivum naturale sit ; quia illa suppositio solum praerequiritur ut resultet materia talis juris. Regula autem ipsa rationis antea erat et semper naturalis est. Probatur, quia jus praeceptivum saepe etiam non habet materiam in qua actu obliget, nisi supposita vita hominum in communitate et societate ; et nihilominus talia praecepta semper sunt juris naturalis, ut supra probatum est et dicti auctores etiam concedunt. Ergo idem erit cum proportione in jure concessivo. Nulla enim verisimilis ratio differentiae assignari posse videtur[87].

Bref, le jus naturale primarium ne diffère pas du jus naturale secundarium et par cette voie le jus gentium semble coïncider avec la jus naturale.

La deuxième fois est lorsque le théologien de Coïmbre nous parle d’une distinction, avancée surtout par des civilistes, tels qu’Alberto Bolognetti[88] et Arias Piñel[89] (mais on peut rappeler aussi, cette fois, Fernando Vázquez de Menchaca), entre un jus gentium primarium et un jus gentium secundarium :

Neque ab hac sententia dissentiunt juristae qui jus gentium distinguunt in primarium et secundarium ; et prius dicunt includi in jure naturali, posterius vero esse positivum humanuM. [...] Haec enim divisio tantum differt in usu vocis, nam in re coincidit cum doctrina data. Quia illud jus gentium primaevum intrinsece naturale est solumque denominatur gentium quia illo gentes utuntur communiter. Hic vero proprie loquimur, quatenus ab origine et auctoritate ita denominatur, et hoc est illud secundarium quod illi fatentur esse positivum humanum[90].

Cette fois Suárez repousse la distinction, parce qu’elle est simplement nominale et surtout parce que, pour lui, seul le jus gentium secundarium est vraiment jus gentium. Alors, la duplicité disparaît-elle ?

Pas du tout, parce qu’il faut prendre en considération une troisième distinction : la distinction effectuée par le Doctor Eximius entre un jus inter gentes et un jus intra gentes, qui contribuera remarquablement à la fondation conceptuelle du nouveau droit international public et privé[91] :

Addo vero ad maiorem declarationem, duobus modis [...] dici aliquid de jure gentium, uno modo quia est jus, quod omnes populi, et gentes variae inter se servare debent, alio modo quia est jus, quod singulae civitates, vel regna intra se observant, per similitudinem autem, et convenientiam jus gentium appellatur[92].

Ratio autem hujus partis et iuris est quia humanum genus, quantumvis in varios populos et regna divisum, semper habet aliquam unitatem, non solum specificam, sed etiam quasi politicam et moralem, quam indicat naturale praeceptum mutui amoris et misericordiae quod ad omnes extenditur, etiam extraneos et cuiuscumque nationis. Quapropter, licet unaquaeque civitas perfecta, respublica aut regnum, sit in se communitas perfecta et suis membris constans, nihilominus quaelibet illarum est etiam membrum aliquo modo huius universi, prout ad genus humanum spectat. Numquam enim illae communitates adeo sunt sibi sufficientes sigillatim, quin indigeant aliquo mutuo iuvamine et societate ac communicatione, interdum ad melius esse maioremque utilitatem, interdum vero etiam ob moralem necessitatem et indigentiam, ut ex ipso usu constat. Hac ergo ratione indigent aliquo iure quo dirigantur et recte ordinentur in hoc genere communicationis et societatis. Et quamvis magna ex parte hoc fiat per rationem naturalem, non tamen sufficienter et immediate quoad omnia ; ideoque aliqua specialia iura potuerunt usu earumdem gentium introduci. Nam sicut in una civitate vel provincia consuetudo introducit ius, ita in universo humano genere potuerunt iura gentium moribus introduci. Eo vel maxime quod ea quae ad hoc ius pertinent, et pauca sunt, et iuri naturali valde propinqua ; et quae facillimam habent ab illo deductionem, adeoque utilem et consentaneam ipsi naturae, ut licet non sit evidens deductio tanquam de se omnino necessaria ad honestem morum, sit tamen valde conveniens naturae et de se acceptabilis ab omnibus[93].

Posterior modus iuris gentium continet quaedam praecepta vel ritus aut modos vivendi qui per se et directe non referuntur ad universos homines, neque habent veluti pro fine proximo convenientem societatem et communicationem omnium nationum inter se, sed in unaquaque republica, foro suo, conveniente regimine constituuntur. Et nihilominus tale sunt, ut in usu similium rituum aut legum fere omnes nationes inter se conveniant vel similitudinem habeant, interdum genericam, interdum veluti specificam[94].

Avec cette nouvelle distinction, le théologien jésuite annonce désormais franchement des notions qui seront largement employées par la dogmatique moderne du droit international[95]. Les règles de Vitoria, par exemple, pouvaient encore être jugées seulement selon le jus gentium de la respublica christiana du Moyen Âge, et non pas selon le droit international moderne, qui sépare nettement le domaine exclusif intra-étatique du droit international extra-étatique. Selon le droit international actuel, un rapport comme celui qui liait la couronne de Castille à l’Église de Rome ne pourrait au fond pas être instauré, puisque le droit international moderne – tout à fait sécularisé – se fonde sur la souveraineté territoriale des États, qui peuvent stipuler séparément des concordats, mais qui ne reconnaissent plus une autorité spirituelle commune. L’Empire et l’Église formaient au Moyen Âge une unité inséparable et leurs différends n’étaient donc pas un conflit entre deux grandeurs politiques ou la lutte entre deux sociétés différentes, mais seulement la tension entre deux hiérarchies qui relevaient de la même unité indiscutée. Ce jus gentium du Moyen Âge en est venu progressivement à disparaître avec l’avènement de l’État territorial, souverain, du jus publicum Europaeum, qui a mis fin à tous les concepts spécifiques du droit des gens médiéval[96].

Troisièmement, et en conclusion, on peut se demander si le « volontarisme » (et l’« individualisme ») qui affleure dans la théorie suárézienne du jus gentium ne finit pas par caractériser aussi sa doctrine de la communauté internationale. Des études situent sur ce point la manifestation de la séparation la plus évidente du théologien de Coïmbre des doctrines de l’École de Salamanque[97]. Même si l’affirmation de Delos selon laquelle « l’œuvre [de Suárez] offre de plus le cas topique que nous cherchions : elle permet de saisir [...] aux origines mêmes du monde moderne, la cause du mal dont souffre la science politique internationale : la substitution du point de vue volontariste au point de vue du Droit à fondement objectif[98] » paraît quelque peu exagérée, on ne peut pas méconnaître que la doctrine de Suárez a contribué à introduire une théorie de la souveraineté et de la société internationale qui a ensuite été accueillie et développée par l’École moderne du droit naturel, pour laquelle le droit international se fonde essentiellement sur le libre accord des volontés individuelles des États souverains.

En se fondant sur l’idée de loi comme ordinatio rationis et sur une conception organique de l’État, Vitoria s’était élevé à une vision pareillement organique de la communauté internationale[99]. Or, Suárez défend la nécessité des communications parmi les peuples pour le progrès économique et culturel, il comprend toute l’importance du bonum totius orbis, auquel il consacre des pages remarquables[100]. Cependant, comme il fait reposer, conformément à ses prémisses, le fondement du caractère obligatoire du jus gentium dans le consentement positif de chaque État, préoccupé peut-être de sauvegarder leur souveraineté, il ne reconnaît pas une communauté juridique antérieure au contrat social[101]. Dans l’ordre international aussi le « volontarisme » suarézien introduit quelques germes d’une théorie de la souveraineté qui sera développée par Pufendorf ou Thomasius, Wolff ou Vattel[102]. Pour le Doctor Eximius, les États ne sont pas d’abord les membres d’une société universelle dont la loi s’impose à leur volonté, bien que ce soit à eux de lui donner une expression juridique formelle. Il y a d'abord la volonté libre, autonome de chaque État indépendant. La société et le droit sont le fruit d’une manifestation de volonté, ils tirent leur force obligatoire de l’accord de leurs volontés. Par conséquent, le droit international tend lui aussi à s’enraciner dans les libres accords des volontés individuelles des États.

Cela dit, on ne peut toutefois oublier ni la présence de considérables résidus organicistes (lorsque le théologien de Coïmbre trace le contour d’une société des gens douée d’une « unitas non solum specifica, sed etiam quasi politica et moralis[103] »), ni le fréquent appel au droit naturel dans son imposante ébauche d’un système de jus gentium[104], tout spécialement par rapport au droit de guerre[105]. Mais encore une fois, répétons-le, il faut bien remarquer la caractéristique de la pensée suárézienne, qui marque le développement d’une trajectoire déjà présente dans la Scolastique espagnole du xvie siècle, et qui apparaît du reste parfaitement cohérente avec les prémisses métaphysiques et anthropologiques de sa philosophie, en particulier de sa philosophie juridique et politique.

 

9. Remarques finales

 

Bref, ce que la Seconde Scolastique a perdu, selon Villey, c’est la clé de la doctrine thomiste, ses prémisses métaphysiques, ce qui constituait les fondements authentiques du droit naturel et sa sève nourricière. Perte fatale que de substituer à un droit naturel vivant et constamment alimenté par l’observation de la nature de squelettiques lois naturelles échafaudées sur la fiction de principes pseudo-rationnels et figées dans l’immobilisme. La doctrine du droit naturel ainsi contrefaite et défigurée, ainsi coupée de sa source vive, n’était plus qu’un vestige inerte et voué à la disparition[106]. On ne peut ici commenter ce qui vient ensuite, décrire l’influence de cette modification opérée par les scolastiques espagnols sur notre droit ou notre pensée juridique modernes[107]. Il faudrait ici embrasser tout le jusnaturalisme moderne, l’École du droit naturel, parce que cette école tient largement de la Scolastique espagnole. Tous les systèmes axiomatiques du xviie siècle, de Grotius à Pufendorf, de Hobbes à Wolff, souvent construits dans la ligne même du nominalisme, ont pour principe une loi morale, morale au sens large, une règle de conduite rationnelle. Le positivisme juridique qui a finalement triomphé n’a pas d’autre source qu’une loi morale. Villey en a abordé la critique par la voie de l’histoire, car il croyait être en mesure d’affirmer que cette façon de penser le droit est le résultat du mélange qui s’est effectué dès le Haut Moyen Âge entre le jus et la torah ; c’est une importation dans le droit de la théologie chrétienne. Et l’instrument qui aurait fait passer dans le langage juridique moderne certains penchants augustinistes, l’agent de transmission majeur, fut la Seconde Scolastique[108].

 

Franco Todescan

Après avoir enseigné aux Universités de Teramo et de Trieste, Franco Todescan a été professeur titulaire de la chaire de Philosophie du droit et d’Histoire des doctrines politiques à l’Université de Padoue, dont il est aujourd’hui professeur émérite. Outre divers essais, il a publié Lex, natura, beatitudo. Il problema della legge nella Scolastica spagnola del sec. XVI, Padova, Cedam, 1973 ; Diritto e realtà. Storia e teoria della “fictio iuris”, Padova, Cedam, 1979 ; Itinerari critici dell’esperienza giuridica, Torino, Giappichelli, 1991 ; Le radici teologiche del giusnaturalismo laico, 3 vol., Milano, Giuffrè, 1983-2001 ; Etiamsi daremus. Studi sinfonici sul diritto naturale, Padova, Cedam, 2003 ; Il “caso serio” del diritto naturale. Il problema del fondamento ultimo del diritto nel pensiero giuridico del sec. XX, Padova, Cedam, 2011.

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