« La lutte pour le droit ». L’expérience du berger sarde face à la justice

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Sommaire de l'article

Antonio Spampinato

Dans la communauté des bergers de la Barbagia en Sardaigne, la pratique de la vendetta, légitimée par la Carta de Logu au xive siècle, s’est imposée, pendant les époques des dominations étrangères, pour empêcher le développement du brigandage, principal facteur d’insécurité dans la région. Malgré l’attention portée par l’anthropologie sur les coutumes de la Sardaigne, cette fonction de prévention du brigandage exercée par la vendetta a été essentiellement découverte par le philosophe Antonio Pigliaru. En soulignant son rôle de régulation sociale consolidée et parallèle à celle de l’État italien qui venait de naître, Pigliaru a apporté sa contribution originale au débat sur le pluralisme juridique en Italie. Suivant la logique de codification moderne, il a réinterprété la coutume de la vendetta en tant qu’ordre juridique et a fini par dévoiler le rapport dialectique sous-jacent entre cette pratique et la loi de l’État. Bien qu’ouvertement en conflit, ces deux ordres juridiques se rapprochent sous certains aspects. Le procès des faits, dits de la disamistade, qui ont rendu célèbre le village d’Orgosolo constitue le symbole de la tension entre la loi et le droit coutumier de la vendetta. Le verdict de ce procès confirme l’hypothèse initiale de Pigliaru à propos de l’expérience juridique du berger sarde face à la justice.

Pour citer cet article : A. Spampinato, « “La lutte pour le droit”. L’expérience du berger sarde face à la justice », Droit & Philosophie, no 12 : La théorie de l’État au défi de l’anthropologie, 2020 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/la-lutte-pour-le-droit-l-experience-duberger-sarde-face-a-la-justice-272]

L

orsque l’on décide de retracer ne serait-ce que dans ses grandes lignes, l’histoire de la Sardaigne, on découvre soudain une expérience fondamentale, celle de la vendetta. Plus particulièrement dans la région de la Barbagia, le rituel de la vengeance apparaît du moins jusqu’au xxe siècle, comme un élément toujours actuel et constitutif de la vie de cette communauté sarde. Elle y a eu recours pendant des siècles sans qu’il soit affecté par la disparition de règles coutumières archaïques, lors des changements de régime politique. D’une part, la recherche anthropologique a étudié la question de son origine[1] ; d’autre part, la philosophie et la théorie du droit se sont interrogées sur son caractère de nécessité, qui a contraint les habitants de ses régions à le perpétuer[2].

D’un point de vue historique, l’origine de la vendetta est liée à l’expérience politique faite sous la Constitution de la Carta de Logu adoptée pendant la période d’indépendance de la Sardaigne au xive siècle. Dans le cadre de cette expérience politique, la vendetta assume le rôle de régulation sociale. En effet, pour freiner le plus vaste phénomène du banditisme existant sous les dominations étrangères, la vendetta s’offre à la communauté sarde comme une pratique qui assure le principe de sécurité juridique.

Ainsi définie historiquement, la pratique de la vendetta apparaît aux yeux du philosophe sarde Antonio Pigliaru comme une expérience juridique fondamentale qu’il pourra comparer à la logique de la codification moderne du droit pénal contemporain. Pour ce faire, Pigliaru, penseur éclectique, mobilise sa propre théorie du droit située au croisement de divers chemins de la philosophie italienne. Suivant une méthodologie inédite, à savoir une codification ex post d’un système de droit coutumier, Pigliaru, élève de Capograssi, définit le phénomène de la vendetta à partir de divers concepts clés qui, selon lui, sont à la base de toute expérience juridique. En termes philosophiques, pour Pigliaru et Capograssi, le droit est fondamentalement le « système objectif de l’action[3] » du sujet grâce auquel la persona se constitue. Partie prenante dans la construction de l’ordre juridique, le sujet est celui qui agit en fonction d’un devoir moral tout en se définissant en tant que persona responsable. Ce double processus est constitutif à la fois de la persona et de l’ordre juridique lui-même[4], et révèle la dimension éthique immanente au droit. En effet, d’après Capograssi, « le véritable principe du droit se trouve non dans la réalité du monde social déjà formé, détaché de l’agent, déjà objectif, mais précisément à l’intérieur de la volonté de l’agent, à l’intérieur de l’action, au point d’origine de toute cette réalité et de tout ce monde[5] ». La conception du droit chez Pigliaru et Capograssi ne se limite donc pas au droit en tant qu’ordre juridique étatique, produit de la volonté d’un législateur, ni à l’idée du droit en tant que « pure » norme[6], mais elle admet l’existence de plusieurs ordres juridiques, étatiques ou non, pouvant communiquer entre eux, et cela grâce notamment à l’action du sujet.

D’un côté, selon l’article 1er du « code » transcrit par Pigliaru, la vendetta est l’exécution d’un devoir moral (de virilité) : « L’offense doit être vengée » (règle déontique) ; « Celui qui se soustrait au devoir de la vengeance n’est pas un homme d’honneur » (règle constitutive de l’homme d’honneur). Elle est donc l’action du berger sarde encadrée par des devoirs et des limites d’où découle tout un système de responsabilité.

De l’autre, la vendetta en tant que phénomène juridique, virtuellement interférent avec l’ordre juridique de l’État italien, fait l’objet d’une réflexion qui s’inscrit dans le débat italien sur le pluralisme juridique.

L’origine de la vendetta dans l’histoire de la Sardaigne

La question de l’origine de ce phénomène a été posée principalement en relation avec la condition de la Sardaigne en tant que territoire occupé par des puissances étrangères tout au long de son histoire.

Des Carthaginois aux Italiens, les envahisseurs ont voulu imposer leurs lois à une population sarde qui s’y montrait réfractaire de par ses caractéristiques de peuple pastoral nomade. Les Romains n’avaient pas réussi à le « romaniser », et c’est à cette époque que remonte l’origine du terme Barbagia, déformation du mot « Barbarie », nom donné à cette région montagneuse du centre de la Sardaigne. Les chasseurs et les bergers sardes ont dû donc se confronter à la menace constante d’une invasion par des civilisations différentes qui soumettaient ces territoires à un état de siège permanent : les occupants ne réussissaient pas à assujettir les populations rebelles de ces régions et à contrôler complètement leurs montagnes souvent inaccessibles. C’est pourquoi, dans une de ses lois, Justinien ordonnait que ces terres soient entourées d’une ceinture militaire permanente[7].

C’est au cours de la période de l’indépendance de la Sardaigne sous la souveraineté des juges (Giudicati entre le ixe et le xve siècle) que la Barbagia a connu une forme d’organisation politique autonome. Régie par une constitution dérivée de celle de Byzance, nommée la Carta de Logu, la région de la Barbagia a connu ainsi, pour la première fois, l’expérience d’un droit autonome mettant en œuvre des principes nouveaux. Promulguée par Mariano IV d’Arborée et réformée par Éléonore d’Arborée à la fin du xive siècle, la Carta de Logu (Carte du territoire de l’État) comprenait à la fois les lois pénales et les lois civiles. L’esprit de ce corpus de règles écrites en langue sarde visait à fixer clairement les impératifs juridiques s’appliquant à chaque individu de la Barbagia. Pour lutter contre l’ampleur des comportements violents, la Carta de Logu recourait à un système répressif généralisé fondé sur le principe d’égalité. La sanction de l’infraction à une loi pénale devait s’appliquer également, quel que soit le statut social de l’auteur de l’infraction. Les nouvelles lois pénales inscrivaient la répression du phénomène du brigandage au cœur de ce système. D’une part, ces lois prévoyaient des peines sévères à l’encontre du contrevenant et, d’autre part, elles imposaient à la population locale l’obligation de capturer le bandit. En plus de peines comme la loi du talion, la décapitation, l’ablation de la main, la Carta de Logu généralisait l’obligation pour tous les habitants de traduire le bandit en justice, sous peine d’amende. Un principe de responsabilité collective était ainsi introduit pour combattre le brigandage. Le régime sarde des Giudicati transforma ainsi la physionomie des relations entre les individus, qui vivaient désormais grâce à ce code de lois écrites une première expérience de stabilité et de sécurité juridique.

Mais l’arrivée des Espagnols sur l’île en 1410 mit fin à l’expérience de la Carta de Logu qui, tout en restant formellement en vigueur jusqu’en 1827, cessa progressivement d’être appliquée. En effet, les Espagnols, qui venaient d’introduire pour la première fois en Sardaigne le système féodal, ne l’appliquèrent qu’à leur profit. En imposant un système de redevances sur la terre, le bétail et l’habitation, provoquant une paupérisation générale dans les montagnes de la Barbagia, la Couronne d’Espagne favorisa le retour du brigandage. Elle se désintéressa complètement de la province et des effets néfastes de sa politique. Les barons, les prélats et les mercenaires firent valoir leurs privilèges vis-à-vis des plus pauvres et des bergers eux-mêmes qui, réduits à la misère, se livraient à des formes de brigandage « populaire[8] ». Si divers édits espagnols condamnaient le brigandage et demandaient aux habitants de ramener les brigands morts ou vifs, l’application de ces lois ne relevait que du seul arbitraire des seigneurs dans les « curies », sorte de tribunaux institués dans les fiefs[9]. Un sentiment d’injustice se répandit alors chez les bergers de la Barbagia qui se voyaient tous traiter par l’envahisseur espagnol comme des complices des brigands. En incitant dans un climat de méfiance à la trahison et à la délation, le système féodal fit redoubler le niveau de criminalité chez les habitants. Dressés les uns contre les autres, ceux-ci vécurent, pendant toute la période de la domination espagnole, une situation d’insécurité sociale et juridique qui leur faisait regretter la Carta, seule expérience d’un droit non imposé qui se proposait de réglementer les rapports sociaux en appliquant un principe de responsabilité collective et de participation active de tous les habitants au maintien de la sécurité.

Une fois la domination espagnole terminée en 1720, cette situation d’insécurité ne s’améliora pas pour autant sous le règne des Piémontais. Avec l’instauration du système de propriété privée créée par les lois et les décrets des « clôtures » (chiudende)[10] (1820), en vertu desquels quiconque construisait des murs autour d’une terre en devenait le propriétaire, la communauté sarde de la Barbagia entra dans l’époque moderne au prix de lourdes conséquences. Les « clôtures » suscitèrent mécontentements et désordres parmi la population des bergers qui depuis des millénaires vivaient de leur droit de faire paître les troupeaux sur les terres ouvertes à la vaine pâture. La Carta de Logu fut formellement abrogée en 1827 par un acte du roi piémontais Charles-Félix, alors que la population de la Barbagia exprimait un besoin de justice dans un contexte d’insécurité permanente.

Prenant prétexte des émeutes, des soulèvements populaires contre l’application des lois sur les « concessions » des terres et la coupe des forêts, les proclamations de lois martiales se succédèrent, maintenant ces territoires en état de siège pendant tout le xixe siècle, sous l’autorité du royaume d’Italie. Les représentants sardes au parlement italien, totalement détachés de leurs origines, ignoraient de façon coupable la situation réelle de la Sardaigne. La bourgeoisie italienne présente sur l’île avec ses fonctionnaires, ses magistrats et les militaires envoyés pour « maintenir l’ordre » se rendait souvent coupable d’actes liés au brigandage. On constate que le brigandage était exercé directement par les classes dirigeantes et par les militaires[11]. Ce sont les propriétaires et les fonctionnaires qui dirigeaient souvent les bandes en ordonnant aux bergers d’exécuter leurs décisions à travers les actes de vols et de rapines qui servaient à la constitution de la grande propriété capitaliste. Toute une législation favorisant la mainmise des grands propriétaires sur les terres communales enlevées aux bergers marqua ce début de l’époque capitaliste italienne. Durant cette dernière période historique, qui mena à la naissance de l’État italien en 1861, les bergers n’avaient plus d’autre choix que de se livrer, encore une fois, au brigandage[12].

Plusieurs épisodes de brigandage se sont ainsi produits à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle ; ils sont documentés par les enquêtes anthropologiques[13] et par les recueils de témoignages directs des protagonistes, principalement des avocats[14], intervenant dans les procès qui suivirent les faits.

Riches en détails précieux sur la vie des bergers sardes, ces documents représentent tout un « matériau anthropologique » qui, au-delà du phénomène du brigandage, mettent en lumière deux éléments fondamentaux de l’expérience de ce peuple face à la justice : un besoin vital de justice et la vendetta qui en découle. De ce besoin indispensable de justice dérive le devoir de vendetta comme principe général de protection de la vie de cette communauté. Ce devoir, enraciné dans les coutumes de la région de la Barbagia à travers l’expérience de la Carta de Logu, devint le fondement d’un système de droit coutumier autonome qui, destiné à combattre le phénomène déstabilisant du brigandage, prévoit des règles précises.

La vendetta dans la réflexion du philosophe sarde Antonio Pigliaru

Système complexe de normes, ce droit coutumier de la vendetta se construit donc à partir du besoin de justice d’un peuple qui, en vertu de ses propres préceptes moraux et sur le modèle de la Carta, confère aux individus et à la communauté tout entière la responsabilité concrète de l’action et, par conséquent, le statut de sujet de droit. Il convient dans cette perspective de voir comment et pourquoi le berger sarde, agissant en tant que porteur du devoir de vengeance que la communauté entière lui confère, met en œuvre l’ordre juridique de la vendetta en la différenciant du reste des pratiques sociales et criminelles[15].

L’idée de la vendetta en tant qu’ordre juridique appartient au philosophe du droit Antonio Pigliaru. Intellectuel sarde disparu prématurément (1922-1969), Pigliaru a fourni une lecture originale de ce phénomène et a enrichi la culture juridique et anthropologique internationale[16] d’une réflexion sophistiquée.

Malgré sa brève existence, Antonio Pigliaru nous lègue une production scientifique très vaste. Sa recherche traverse différents champs philosophiques, comme l’idéalisme, l’existentialisme et le marxisme. Sa première œuvre, Persona umana e ordinamento giuridico (1953), appartient à la période idéaliste : Pigliaru débute sa carrière scientifique en suivant la doctrine idéaliste, dite de l’idéalisme actuel, inaugurée en Italie par Giovanni Gentile. Puis, sur les conseils d’Enrico Opocher[17], il s’émancipe de l’influence que Gentile exerce sur la culture italienne de l’époque. Son désaccord avec Gentile porte principalement sur la conception du droit de ce dernier, pour qui « [il n’y] pas de droit sans État[18] ». Il revient sur ses positions exprimées dans Persona umana e ordinamento giuridico[19] et, se rapprochant du philosophe Giuseppe Capograssi, il adhère à la théorie du pluralisme juridique, proposée initialement par Santi Romano en 1918, conception soutenue par Capograssi lui-même dans le cadre de sa philosophie réaliste de l’expérience juridique[20]. Il ne lui reste plus qu’à croiser Norberto Bobbio, rencontré lors d’un colloque sur le concept de folklore chez Antonio Gramsci organisé par Pigliaru lui-même[21], pour s’émanciper définitivement de l’idéalisme de Gentile. En effet, sur la manière de considérer le droit exclusivement comme le produit de la volonté d’un législateur, Capograssi ne s’éloigne pas suffisamment des convictions de Gentile. C’est pourquoi la lecture de La consuetudine come fatto normativo[22] permet à Pigliaru de considérer le droit comme un phénomène à la fois spontané et involontaire. Le droit est, selon Pigliaru, le phénomène spontané et objectif qui « se réalise à partir de la découverte de l’homme comme sujet, de l’homme comme individu, comme persona[23] ». En se découvrant en tant que sujet à travers son action, l’homme rentre en relation et en conflit avec le monde extérieur et les rapports sociaux et juridiques préexistants. D’après le philosophe sarde, « l’histoire du droit est la progressive libération de l’action[24] » des formes d’automatisme propres aux rapports sociaux. Dans cette logique de l’action, la vendetta rentre en conflit avec le droit étatique. Ce rapport conflictuel, que Pigliaru appelle « dialectique », permet à la vendetta de réclamer sa propre valeur juridique face à l’État.

Pigliaru applique cette idée à l’étude des coutumes de la Sardaigne, qui reste toujours sa préoccupation principale. Il porte une attention particulière au monde populaire sarde, véritable banc d’essai de toutes ses intuitions. À la fois témoin et protagoniste des événements historiques de l’île, il consacre plusieurs essais aux questions de l’autonomie et de la démocratie en Sardaigne. Il fonde la revue « Ichnusa » publiée à Sassari entre 1949 et 1964. Norberto Bobbio souligne la force de ses convictions dans un article de « La Nuova Sardegna[25] ». Pour Bobbio lui aussi, c’est particulièrement la réflexion de Pigliaru autour de la pratique de la vendetta qui témoigne de courage et d’originalité.

Parue pour la première fois en 1959[26], l’œuvre de Pigliaru qui jette une nouvelle lumière sur le phénomène de la vendetta est La vendetta barbaricina come ordinamento giuridico. Elle est dédiée expressément à Capograssi, ce philosophe trop souvent victime d’ostracisme dans le milieu universitaire et catholique italien[27]. A contrario de la pensée dominante dans ce milieu, Pigliaru reconnaît la puissance de la pensée de Capograssi et apporte une contribution importante à la théorie du droit en mettant en œuvre une analyse proprement juridique de la vendetta.

Mais si la réflexion de Pigliaru se situe dans une démarche de philosophe du droit inspirée par Capograssi, son ouvrage sur la vendetta rencontre surtout, dès sa publication, la faveur des anthropologues. Son succès est effectivement dû à l’attention que lui porte l’anthropologie, qui accueille favorablement les idées nouvelles de Pigliaru : ce n’est pas un hasard si les éditions de son ouvrage sont souvent accompagnées d’une introduction réalisée par des anthropologues[28]. Ce point confirme leur intérêt pour l’analyse juridique de Pigliaru : l’ouvrage sur la vendetta est à la fois la transcription des règles coutumières en voie de disparition et la recherche du sens que la communauté de la Barbagia a donné à ses propres pratiques tout au long de son histoire.

À la lumière de cette double exigence, Pigliaru divise son étude en deux parties : dans un premier temps, il catégorise en une série d’articles les règles coutumières de la vendetta suivant les exigences de la codification moderne ; dans l’étape suivante, il met en évidence la logique sous-jacente à l’ordre juridique de la vendetta, en analysant point par point les relations entre les normes.

Le « code » de la vengeance

Composé de vingt-trois articles, le « code » définit d’abord les principes généraux de la vengeance[29]. Dans une deuxième partie, il définit les offenses qui peuvent justifier le recours à la vengeance. Dans une troisième partie, il expose les critères qui rendent la vendetta légitime.

Découlant du « code d’honneur[30] » de la Barbagia, qui en pose les fondements, le premier article dispose que « l’offense doit être vengée ». Toutefois, l’exercice de la vendetta est soumis à une condition d’ordre général tout en prévoyant des exceptions. D’une part, seuls les membres de la communauté sont habilités à exercer la vendetta (art. 2) ; d’autre part, en vertu du deuxième alinéa de l’article 1er, le titulaire de l’action de vendetta pourrait se soustraire au devoir qui lui incombe au nom d’un motif moral supérieur s’il a donné « tout au long de sa vie la preuve de sa virilité[31] ». Le sujet offensé, en tant qu’individu ou en tant que groupe, auquel incombe le devoir de vengeance (art. 3), qui est donc le titulaire de l’action de vendetta, pourra y renoncer en raison d’une condition liée à son statut, par exemple celui d’instituteur ou de prêtre ou une autre catégorie spécifique, ou en vertu d’un principe éthique contraire à la vendetta. Ce dernier ferait obstacle à la vengeance lorsque, par exemple, la cible d’une vendetta se trouve être le père d’un enfant à naître[32], au nom du respect de l’intérêt sacré de l’enfant.

Ainsi précisé, le cadre d’exercice du devoir de vendetta et ses exemptions montrent ce que Pigliaru souhaite mettre principalement en évidence dans son essai : le devoir de se venger ne s’exerce pas de manière arbitraire, mais juridiquement encadré par le respect de certaines conditions. En effet, en prévoyant des exemptions, le code de la vengeance demande à ceux qui lui sont soumis de ne pas exercer la vendetta sous la pression d’un instinct primaire. Cela ferait considérer cette communauté comme primitive, ou « naturelle » selon la définition même de Pigliaru. Il prescrit, au contraire, qu’après examen des conditions requises et des motifs éthiques supérieurs d’exonération, la vengeance soit un acte réfléchi. La vendetta barbaricina n’est pas l’héritage d’une liturgie archaïque ou de « magie du sang », comme Cagnetta le laisserait supposer dans son étude[33], mais plutôt un système éthique structuré auquel la communauté n’a pas voulu renoncer, car il lui a servi à agir dans le but concret de se préserver. Les représentations littéraires du peuple sarde par les écrivains sardes[34] montrent que, malgré son pessimisme existentiel[35], il ne saurait se soustraire aux défis de la vie concrète. Le sentiment d’injustice et l’absence de sécurité le pousse à agir pour s’en sortir. C’est à partir de la découverte de cette condition existentielle du berger sarde que Pigliaru avance dans sa réflexion autour de la vendetta[36]. Il retrouve d’ailleurs cette idée de lutter pour s’en sortir dans les expressions proverbiales : « Pro viver goi, menzus in galera » (mieux vaut aller en prison que de vivre ainsi) ; même si la prison représente ce qu’il y a de pire pour le berger sarde : « menzus mortu che in galera » (mieux vaut être mort que d’être en prison)[37]. Puisqu’il doit vivre, le berger sarde cherche continuellement su connottu[38], le moyen d’assurer sa sécurité, et cette détermination individuelle se mue en effort en vue du surmonter à tout prix les problèmes qui se posent à lui. Il conçoit la vie comme une lutte, et sa vertu au sens de Machiavel correspondrait au bon usage de la force face à la fortuna[39]. Le bon usage de la force correspond à ce qui est demandé au berger sarde par le code de la vendetta. Limites et exemptions définissent le périmètre de son action et son usage de la force, en tant qu’instrument nécessaire à la protection de sa communauté.

Les articles du titre II consacrés aux « offenses » précisent ce que l’on doit juridiquement considérer comme une « offense » légitimant une vengeance. Le titre III, qui porte sur « la mesure de la vengeance », aborde les limites que la vendetta doit respecter pour être considérée par la communauté comme une réponse proportionnée.

Les titres II et III participent ainsi à la construction d’une notion de responsabilité[40] qui est le présupposé logique de l’expérience juridique. D’une part, en vertu du principe de responsabilité, les conséquences de l’action (de la vendetta) remontent à l’agent ; d’autre part, la responsabilité implique que « l’action n’est pas finie tant que demeurent des conséquences encore ouvertes et des variations en acte dans l’expérience concrète[41] ». L’action de la vendetta s’inscrit ainsi dans un système objectif de connexions et de conséquences prévisibles qui vise à assurer la sécurité juridique aux membres de la communauté.

De plus, Pigliaru pense que cette émergence du rapport de responsabilité est une manière pour le berger sarde de se penser humainement, selon la conception du philosophe Vico développée par Capograssi dans Il problema della scienza del diritto[42]. En effet, pour Capograssi, la construction du monde du droit commence au moment où l’homme se pense en tant que tel, en se découvrant le sujet de l’action et persona. Il s’attribue ainsi un droit d’agir et en conçoit, en même temps, les limites. « L’effort de l’homme pour construire le rapport de responsabilité qui le lie à son action et à son destin est sans aucun doute l’aspect le plus dramatique de la vie du droit[43]. » La vendetta, prise dans son contexte historique dynamique de construction d’un rapport de responsabilité, finit alors par représenter l’exigence humaine de s’inscrire dans un système de droit, ce qui constitue un progrès. Cette inscription de l’action dans le processus historique permet de distinguer la vendetta des autres pratiques primitives qui finissent par disparaître alors que le système de la vengeance prend le caractère d’une institution[44]. Si l’on considère par exemple, parmi les pratiques archaïques, le ius talionis, on observe que la réaction à l’offense est immédiate, automatique et laissée à l’initiative individuelle en application d’une loi purement morale. Au contraire, l’institution de la vendetta s’impose pour surmonter cet automatisme de loi morale et organiser point par point l’exercice de l’action de la vengeance qui répond à une offense.

À l’intérieur de la pratique de la vendetta, il y a donc l’action de la vendetta et la question annexe de la responsabilité des sujets qui agissent. Le rapport de l’action à la responsabilité est pensé en termes modernes, car à l’automatisme archaïque de la loi du talion s’est substituée la prise en compte de certains éléments subjectifs et objectifs dans la qualification de l’offense comme acte entraînant de droit une vengeance légitime.

Selon l’article 4 du « code », en effet, « nulle personne vivant et agissant dans le cadre de la communauté ne peut être frappée par la vengeance pour un fait non qualifié comme offensant [par le code] ». Il s’agit d’abord de l’élément de l’appartenance à la communauté, déjà prévu pour le titulaire du droit à la vengeance[45] à l’article 2. Il est ici repris pour la cible de la vengeance, dont la conduite devra être qualifiée en fonction des actes directement qualifiés d’offenses par le code (articles 14 et 16). Ce critère général de l’appartenance à la communauté, qu’il s’agisse du détenteur du droit à la vengeance ou de sa cible, est déterminé en fonction de la participation active de ce sujet à la vie de la communauté et sert pour distinguer la condition de l’hôte qui, ne participant pas à la vie sociale de la communauté, répondra de sa conduite en fonction des devoirs qu’implique ce statut. Ses actes seront alors considérés comme des offenses, soit en fonction de son statut soit en fonction de sa décision d’intégrer la communauté à titre définitif[46].

Un élément subjectif concerne l’intention. Pour qu’une personne puisse être sanctionnée par la vengeance, sa conduite offensante devra être intentionnelle. L’intention est le caractère constitutif de l’offense et cette intention doit être d’offenser moralement la communauté dans son entier ou un de ses membres dès lors tenu de se ou de la venger (art. 3). L’offense existe seulement si elle se produit avec l’intention d’offenser, une faute non intentionnelle ne pouvant pas légitimer la vendetta. Dans ce « code », seuls certains délits sont jugés comme des offenses. Au premier rang de ces délits figure l’atteinte à l’honneur et à la dignité (art. 11) des individus et de la communauté tout entière. Cette atteinte n’est pas tolérée par la tradition qui légitime la vendetta. En revanche, les délits ne portant pas atteinte à la dignité d’autrui peuvent être réparés par le recours à d’autres moyens que la vendetta. Ces autres moyens ne sont pas inclus dans le « code » et sont donc laissés à l’initiative de chacun. Ils sont considérés par le peuple de la Barbagia comme des moyens de régler des problèmes au quotidien dans un contexte de compétition. Le vol, par exemple, pourrait être considéré comme le moyen de redistribuer les ressources, s’il n’entraîne aucune une atteinte à l’honneur de de la victime du vol[47]. Une vendetta serait, dans ce cas-là, traitée par la communauté comme un abus de droit. Le simple vol de bétail (abigéat), par exemple, est une pratique légitime chez les bergers, relevant de leur capacité à s’en sortir : c’est la vertu fondamentale du berger[48].

Pourquoi alors seule l’atteinte à l’honneur doit-elle engendrer une vendetta ? L’honneur est à la fois un principe de régulation sociale[49] et le capital symbolique de cette communauté. Érigé pour protéger les biens soustraits à la « libre compétition » en vue de la redistribution des ressources en raison d’un intérêt supérieur, l’honneur est à la base du système sacré de confiance qui protège la famille et ses biens de tout acte intentionnel qui pourrait menacer son existence (art. 14 b/c). Le respect ou non de l’honneur est également la méthode générale utilisée pour définir les rapports d’amitié ou d’hostilité (disamistade) : le capital symbolique, en d’autres termes, du berger sarde, partie prenante du processus de construction de l’image de soi[50].

Mais l’honneur est un principe qui vaut même dans les rapports d’hostilité. Comme l’amitié, fondée directement sur l’honneur, l’hostilité (disamistade), elle aussi, est considérée par le berger sarde comme une condition juridique qui impose certains devoirs de loyauté. Si l’amitié, qui est le lien social de base, est rompue, cela n’implique pas que les familles et les groupes sociaux puissent se soustraire aux obligations prévues en cas de disamistade. À différents degrés, le code de la Barbagia impose la loyauté tant dans l’amitié que dans l’hostilité. Cela reste particulièrement vrai, et le devoir de loyauté demeure pareillement contraignant, dans une situation d’hostilité, pour ne pas exposer la sécurité interne à la communauté au risque externe provenant d’une intervention des autorités policières. C’est pourquoi, pour la communauté des bergers de la Barbagia, on ne doit pas recourir à la police pour régler des conflits, et la délation est toujours considérée comme une offense plus grave lorsqu’elle se fait auprès de la police plutôt que de l’autorité judiciaire (art. 16/f). En effet, pour les sardes, il est toujours possible de se défendre face au pouvoir de l’autorité judiciaire et des magistrats. Aux yeux du berger sarde, le pouvoir judiciaire est moins discrétionnaire que celui de la police : l’activité des magistrats est, par conséquent, moins mystérieuse[51].

Les principaux éléments objectifs qui qualifient les conduites attentatoires à l’honneur qui déterminent la peine de la vendetta sont répertoriées aux articles 14 et 16. L’article 14 définit les conditions objectives dans lesquelles un dommage patrimonial entraîne une offense au sens du code[52]. L’offense est reconnue en général lorsque l’acte est accompli en vue d’un enrichissement et non pas pour faire face à un besoin vital. De plus, il y a offense lorsque l’auteur de l’acte connaît bien la victime en raison d’une relation de disamistade, de voisinage ou entre compagnons de bergerie. L’offense est également admise quand on soustrait à la victime des biens nécessaires à la subsistance de sa famille. En lien direct avec le respect de l’honneur, l’article 16/e qualifie également comme offense « la rupture injustifiée ou le non-accomplissement d’un pacte établi en bonne et due forme quel qu’en soit le motif ». L’honneur reste toujours un principe concret de régulation sociale ce qui apparaît clairement en matière de témoignages. À cet égard, il est intéressant de souligner comment le « faux témoignage », selon l’article 16/g, « n’est pas considéré comme une offense quand la déclaration est faite par quelqu’un qui exerce la profession de faux témoin ou bien qui atteste en faveur de l’accusé indépendamment de sa culpabilité ». La déclaration mensongère, qui pourrait paraître contraire à l’honneur en tant que valeur abstraite, est ici autorisée car elle représente un moyen concret de légitime défense pour échapper aux sanctions et aux peines encourues. Dans ce même esprit, la reconnaissance de la « profession » de faux témoin résulte de la nécessité de créer tout un « savoir » pour former les individus à se défendre devant les tribunaux contre la loi et le système judiciaire de l’État italien. Ce sont des techniques procédurales acquises au cours des procès qui se sont déroulés en Italie[53] et qui se transmettent au sein de la communauté des bergers sardes. Ces pratiques ont pour but d’influencer les décisions des juges en vue d’obtenir l’acquittement ou de retourner la justice du roi ou de l’État pour exercer une vengeance contre un offenseur. Dans ce contexte, le recours à l’autorité judiciaire peut être perçu comme l’instrument de la vengeance comme le prévoit l’article 20, qui l’autorise quand on a acquis la certitude morale du caractère intentionnel de l’offense et une certitude raisonnable de culpabilité fondée sur des preuves suffisantes. D’un point de vue plus général, la transmission du savoir-faire en matière de procès pénal aux membres de la communauté correspond au besoin des bergers sardes d’avoir une certaine prise sur le système judiciaire de l’État pour jouer un rôle actif dans l’établissement des faits[54].

Quant aux autres éléments objectifs, le code de la vendetta admet également, à l’article 8, l’existence des motifs d’exonération de la responsabilité de l’auteur de l’acte. D’une part, l’offense s’éteint « quand le coupable a agi en état de nécessité ou bien par erreur ou fortuitement, ou sous la contrainte sans pouvoir s’y soustraire ». D’autre part, le coupable peut éviter la vengeance s’il admet loyalement sa propre responsabilité en prenant le dédommagement à sa charge. Il existe aussi la possibilité du recours à un serment libératoire qui suspend l’application de la vengeance, mais une fausse déclaration constitue une circonstance aggravante (art. 9 et 10).

Le titre III, intitulé « La mesure de la vengeance », conclut ce code. Il déclare que la vendetta doit être proportionnée à l’offense, exercée avec prudence et progressivité. Une vengeance sera qualifiée de proportionnée si elle entraîne un dommage analogue à celui causé par l’offense, exercée avec prudence quand elle suit une tentative d’arrangement à l’amiable du conflit. Pour être totalement légitime, la vendetta devra alors être aussi progressive, c’est-à-dire adaptée à l’existence de circonstances aggravantes ou atténuantes relatives à cette offense. Le code se termine avec le deuxième alinéa de l’article 23 selon lequel « la vengeance de sang constitue une offense grave même quand elle a été réalisée dans le but de venger une précédente offense de sang ».

Cela pourrait paraître en contradiction avec les points précédemment exposés, mais le fait est que pour Pigliaru la vengeance de sang constitue toujours une offense grave. En effet, d’après Pigliaru, une offense de sang ne peut jamais être vengée, au sens du « code », à travers une autre offense de sang, car cela minerait le principe de sécurité juridique[55]. La vendetta de sang n’est donc jamais légitime.

Toutefois, cela n’a pas empêché les bergers sardes appartenant à des familles différentes de se faire la guerre entre eux. L’histoire de la communauté des bergers sardes est en effet pleine de violences et de meurtres. Pour sortir du processus circulaire « du sang qui appelle le sang », les familles des bergers sardes ont dû recourir aux sas paches, à savoir des transactions conclues entre les familles pour interrompre le circuit mortel des offenses de sang. Dans ce but, les communautés de village ont également institué un Comité : « Comitato civile per il progresso del Paese[56] ».

Le « code » de la vendetta en tant qu’ordre juridique

Le processus de construction du rapport de responsabilité qui fonde le « code » de la vengeance est au cœur de l’expérience juridique de la communauté de la Barbagia[57]. D’après Pigliaru, ce processus est possible seulement lorsque la coutume de la vendetta entretient des rapports avec la loi[58].

Les berges sardes ne constituent pas une communauté refermée sur elle-même. En effet, cette communauté n’a jamais cessé d’être en contact avec des civilisations différentes et des sociétés qui avaient des formes d’organisations plus complexes que la sienne. De plus, dans son besoin de justice ancré dans sa culture[59], elle a expérimenté une forme d’ouverture et de reconnaissance de l’autre. Le besoin de justice correspond à ce que Capograssi décrit comme une « poussée sourde » quand il affirme que « l’expérience est pour ainsi dire le fruit et l’effet de cette poussée sourde, qui va se clarifiant au cours de l’action, de l’individu vers sa propre vie[60] ». Selon le réalisme de Capograssi, l’effort de l’individu en vue de réaliser son propre destin alimente, malgré les difficultés pratiques, l’action du sujet :

L’expérience juridique du berger sarde est pleine d’incertitude mais aussi de continuité. Pour faire face au besoin de certitude, elle s’appuie, d’une part, sur l’expérience de la Carta de Logu qui, depuis sa promulgation et malgré son abolition, a conservé le caractère de droit coutumier appliqué jusqu’au xxe siècle. D’autre part, elle se structure en se comparant avec l’ordre juridique de l’État. À partir de l’expérience de la Carta de Logu, le berger sarde a appris à se confronter à un ordre juridique positif. Il en a découvert les valeurs communes et les points de rupture avec la coutume de la vendetta pour en tirer, selon les mots de Pigliaru, une leçon[62]. La question de l’expérience juridique du berger sarde se pose alors en termes pédagogiques[63] car elle est caractérisée par ce besoin de connaissance du droit pénal positif. Selon Pigliaru, cette connaissance est devenue indispensable au berger sarde au moment des conflits avec l’État italien. Sur le terrain du procès pénal, le berger sarde a pu acquérir une compétence autour des règles de procédure qui lui a servi pour mettre en œuvre sa propre stratégie de défense et pour orienter les décisions des tribunaux italiens vers la reconnaissance de la valeur juridique des pratiques de la vendetta. La culture populaire sarde considère les lois du procès pénal comme un système de droit complexe et érudit[64] que le berger sarde doit connaître pour qu’il soit considéré comme un homme de vertu qui fait face à l’instabilité de la vie. Il ne s’agit pas bien évidemment des connaissances théoriques du droit pénal mais de tout un savoir autour de pratiques concrètes du procès qui fournit au berger sarde les repères pour agir dans l’affirmation de sa propre réalité et pour sauvegarder la possibilité de son action[65]. Le berger sarde exprime ainsi son besoin de certitude dans le processus de construction de l’expérience juridique. Au fond, l’expérience, affirme Capograssi, « au lieu d’être une durée informe, indistincte, est précisément une lutte contre cette indistinction, cette absence de forme[66] ». Dans ce sens-là, le berger sarde lutte pour la construction du phénomène juridique à travers la vendetta. C’est une lutte engagée par le berger sarde pour la survie de sa communauté. Toute l’expérience du berger sarde n’est que le développement de cette « lutte pour le droit[67] ». Une lutte qui vise à revendiquer la valeur juridique de la vendetta vis-à-vis du droit étatique.

Au cœur de cette « lutte pour le droit » il y a alors ce que Pigliaru appelle le rapport dialectique entre le droit coutumier de la vendetta et la loi[68]. Ce rapport se révèle lors de l’expérience procédurale[69] et démontre la pertinence des réflexions de Pigliaru qui se prévaut de la théorie du droit de Santi Romano pour mener sa thèse jusqu’au bout.

Si la pratique de la vendetta est un principe de régulation sociale, une obligation légitimée par une attente sociale réclamant justice, elle représente alors une véritable réalité sociale, une « entité distincte des individus qui en font partie, revêtue d’une personnalité propre ou, du moins, candidate à la personnification[70] ». La vendetta est la réponse au besoin d’un ubi consistam autour duquel la communauté des berges sardes se structure en tant que phénomène juridique. Émergence d’un phénomène juridique selon la consubstantialité du droit à la société : « ubi societas ibi jus » est l’un des éléments naturels que Romano utilise pour définir le droit[71].

Selon Romano, la seule manière pour éviter de fonder le droit sur un concept extra-juridique, c’est de le faire coïncider avec celui d’institution. Pris dans son sens propre et non dans le sens figuré, le concept d’institution a, chez Romano qui se détache de Hauriou[72], une valeur qui comprend toute existence objective et concrète d’un ordre social sans qu’un certain degré de développement ou de perfection soit nécessaire. Pour le juriste palermitain, l’idée d’institution se réfère plutôt à la manifestation de la nature sociale et non purement individuelle de l’homme[73] dans sa tentative de se rendre stable et permanente. Dans sa perspective, Romano insiste également sur le principe selon lequel le droit ne doit pas être réduit à des normes[74]. « Ces dernières ne sont plutôt qu’un aspect dérivé et secondaire[75] » et le droit est un concept préalable :

Les normes alors ne font pas le droit, celui-ci correspondant plutôt à l’ordre juridique qui est l’institution même : en effet, pour Romano, entre institution et ordre juridique, il y a une identité parfaite. L’institution est en réalité un ordre juridique objectif, le point de vue formel et extrinsèque des rapports entre les individus. De plus, « l’existence d’un ordre juridique ne dépend pas de sa licéité au regard de l’ordre étatique. Leur juridicité ne leur vient en effet de rien d’autre que de leur caractère institutionnel[77] ».

Romano critique également le risque de considérer le droit comme un système complet. Il affirme qu’il faut se libérer de l’opinion erronée selon laquelle un ordre juridique peut contempler tous les rapports de la vie sociale, toutes les actions humaines, pour les ordonner, les interdire ou les rendre licites[78]. Il reconnaît ainsi au droit coutumier la qualité de source qui pourrait compléter l’ordre juridique et prédispose la théorie qui l’a rendu célèbre au sein de la doctrine juridique internationale, celle de la pluralité des ordres juridiques et de leurs relations[79]. Au cœur de cette théorie, Romano inscrit la notion de rilevanza qui a été francisée par relevance et qui correspond à l’idée d’« importance » d’un ordre juridique pour un autre : un ordre juridique qui tient ou non en compte de l’existence d’un autre. En se concentrant initialement sur les relations entre droit national et droit international, Romano finit par établir une classification, qui toutefois demeure comme non-exhaustive, des relations possibles, quant aux effets et au contenu, entre ordres juridiques différents. La rilevanza indique différentes manières de relation qui vont de la supériorité ou la subordination jusqu’à l’incorporation d’un droit à un autre. Elle est également utile pour décrire la relation entre ordres différents qui, malgré leur distance ou incompatibilité, peuvent avoir un rapport de relevance sous certains aspects, comme dans le cas des ordres considérés comme étant illicites par l’État.

Cette pluralité de rapports potentiels entre ordres juridiques est également analysée dans la réflexion de Capograssi, qui soutient que l’on pourrait questionner ces relations selon deux interrogations différentes : du point de vue d’un ordre juridique précis pour rechercher ce que les autres ordres signifient pour lui ; du point de vue de l’expérience totale c’est-à-dire du point de vue de la pure multiplicité, de l’égalité de tous les ordres considérés en tant que tels[80].

Quant à Pigliaru lui-même, le concept utilisé est celui de ordinamento residuale appliqué à la vendetta dans son rapport au droit érudit de l’État[81]. Le philosophe sarde parvient ainsi à appliquer la réflexion théorique relative au pluralisme juridique à une expérience concrète de l’histoire de la Sardaigne et de l’Italie entière. Il répond ainsi à l’invitation de Romano qui indique que le lien entre ordres juridiques différents, qui ressort clairement de sa théorie du droit, est un lien « parfois aperçu mais jamais développé[82] ».

La spécificité du travail de Pigliaru est effectivement le développement de ce lien à travers la découverte de la rencontre entre le droit positif et le droit coutumier.

Pour procéder au développement de ce lien, Pigliaru doit d’abord reconnaître à la vendetta sa valeur juridique. À cet égard, d’une part, il épouse le concept de consuetudine adopté par Norberto Bobbio[83] dans les années 1940, selon lequel la question de la reconnaissance de la valeur juridique de la coutume est strictement liée à celle de la reconnaissance de l’égalité des ordres pris en compte[84]. D’autre part, il explique que le « code » de la vendetta est différent des formes d’organisations illicites et criminelles qu’il appelle società dei ladroni car celles-ci sont fondée sur un pacte qui implique un but criminel externe à l’organisation même alors que le but du code de la Barbagia est la survie de la communauté en tant que telle[85]. Puis, il se penche sur l’analyse de certaines expériences procédurales d’où se manifeste clairement la vitalité du dualisme droit positif – droit coutumier de la vendetta.

À cet égard, le procès célébré devant la Cour d’Assises de Sassari au début du xxe siècle est sûrement le plus emblématique[86]. Il s’agit du mystérieux procès à la Disamistade[87], entamé pour juger les familles impliquées dans les faits sanguinaires au village d’Orgosolo. Ce procès devient l’expérience concrète d’une authentique lutte entre deux ordres juridiques. La Disamistade est une vendetta qui sévit pendant quinze ans dans la région de la Barbagia. Initialement lié aux disputes pour l’héritage de Diego Moro, fils de porchers très pauvres qui avait réussi à faire sa fortune, le conflit s’étend à deux véritables factions, le « parti Corraine » et le « parti Cossu ». N’arrivant pas à mettre fin au conflit à travers l’antique usage du pays, soit un double mariage entre deux de leurs enfants correspondant à un accord pour la division de l’héritage en litige, ces deux familles continuèrent à se faire la guerre. Un procès devant la Cour d’Assises d’Oristano se conclut par l’acquittement de Egidio Podda, homme du groupe des Cossu responsable de l’assassinat de Carmine Corraine[88]. Podda devait, selon les témoignages, écoper d’une condamnation qui aurait pu mettre fin à la guerre entre les deux « partis ». Ce verdict injuste plongea la communauté dans le chaos et les homicides se multiplièrent sans que l’État, déjà responsable d’une décision inacceptable rendue sous la pression du clergé, puisse y mettre fin. Puis, seulement à la fin de l’année 1915, les deux « partis » entreprirent des pourparlers et parvinrent à un accord (sas paches) qui prévoyait, en premier lieu, un engagement formel à renoncer aux assassinats et aux massacres de bétail. Mais cet accord était conclu également sur tout un ensemble des règles concernant la posture à adopter au moment des témoignages de façon à ce que tous obtiennent l’acquittement et la liberté dans le procès qui aurait lieu peu de temps après.

En 1917, devant la Cours d’Assises de Sassari, un des avocats au procès à la Disamistade, est Mario Berlinguer[89]. Il raconte son expérience du procès dans son livre, et parle d’un véritable système des connaissances que les familles avaient prédisposé et recueilli sous forme de « mode d’emploi » pour la stratégie de défense des inculpés[90]. Il ajoute que le procès lui-même se déroulait dans une atmosphère pour le moins anormale. Dans un passage du livre, Berlinguer parle même de moments dramatiques et poétiques auxquels les juges ne surent se soustraire. Le Président de la Cour avait lui-même dit textuellement « je ne peux trop insister auprès de ces témoins qui prennent des risques pour leurs propres vies[91] ».

Le 27 juin 1917, les jurés déclaraient à l’unanimité les prévenus non coupables des faits qui leur étaient reprochés.

Ce précédent judiciaire permet d’inscrire le phénomène juridique de la vendetta dans le débat sur le pluralisme juridique, c’est-à-dire sur l’existence de plusieurs ordres juridiques, autres que celui de l’État, et de conclure que la théorie du droit de Pigliaru autorise à considérer la vendetta comme une institution au lieu d’un instinct[92].

Pigliaru apporte ainsi une contribution enrichissante au débat sur les sources du droit. Selon le philosophe sarde, à l’origine du droit se trouvent l’autonomie et la volonté de l’individu. La volonté le pousse à agir et lui permet de se découvrir sujet de droit en rapport au monde extérieur. Un phénomène juridique « authentique[93] » pourra, en conséquence, se produire à partir du rôle actif du sujet, rôle actif que l’on a préféré nommer ici « lutte pour le droit ». Pigliaru n’hésitera pas à appliquer cette même théorie du droit à d’autres expériences importantes de l’histoire sarde, comme celle des réformes agraires[94], en croisant enfin le chemin de la pensée d’Antonio Gramsci.

 

Antonio Spampinato


Antonio Spampinato est l’auteur d’une thèse intitulée Europe, Pouvoir, Vie. La généalogie de la biopolitique chez Michel Foucault dans le cadre du Doctorat en Philosophie du Droit de l’Université de Catane. Il enseigne le droit italien à l’Université Paris-Nanterre. Ses intérêts portent actuellement sur la culture juridique sicilienne et sarde. Parmi ses récentes publications : « L’esperienza letteraria del giudizio: convergenza di lingua, letteratura e diritto nell’opera di Salvatore Satta », L’Italiano lungo le vie della scienza e dell’arte, sous la direction d’A. Giannotti, L. Ricci, D. Troncarelli, Firenze, Franco Cesati Editore, 2020, p. 143-151. « L’“Inattuale” giudicare : Il giorno del giudizio di Salvatore Satta », Narrazioni del Diritto, Musica ed Arti tra Modernità e Postmodernità, VIIIe Colloque internationale de l’Italian Society for Law and Literature (issl), Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 2020, p. 227-235.

 

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