L’Europe et l’idée d’humanité éducable

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Sommaire de l'article

Lucien Jaume

La civilité peut être considérée à travers le projet européen d’une éducation à la liberté qui a été particulièrement développé par l’humanisme de la Renaissance. Dans le choix entre l’éducation et le dressage, entre la liberté par la règle et l’imitation par intimidation, on trouve un choix fondamental sur l’idée de société. Il ne suffit pas de dire que l’homme naît perfectible, l’opposition des finalités entre le projet de Kant et celui de Bonald, puis des saint-simoniens, montre la différence entre acceptation de la liberté ou recherche d’une intégration économique et « communautaire ». En fait, l’idée moderne d’une civilité raisonnable (conciliant l’autonomie individuelle et les obligations sociales) a été réactivée par Patocka dans sa formulation de l’Europe comme « souci de l’âme ». Il est temps de relayer ce message contre les idéologies actuelles de l’évaluation, du quantitatif et du pragmatisme qui s’institutionnalisent et anesthésient l’esprit européen.

 

 

 

 

 

Introduction :

 

Dans son traité sur l’éducation qui a inspiré aussi bien Rousseau que les pédagogues de la troisième République1, Locke montre qu’il faut préparer le jeune lord aux effets de la « loi d’opinion », soit l’une des trois grandes normes de la vie en société, outre la « loi naturelle » et la « loi civile »2. Il expose les raisons impérieuses de faire leur part aux exigences de la loi d’opinion, qui est une forme de la pression du collectif sur la liberté individuelle, afin de ne pas en être l’esclave de façon inconsciente. En fait, c’est dans ce lien en partie subi et en partie maîtrisé que se trouve la source de la civilité ; Locke, traducteur de Pierre Nicole3, sait que les conseils de ce dernier sur la nécessité de composer avec l’amour-propre touchent exactement à la question de la civilité : un nœud de sociabilité, de reconnaissance d’autrui, de connaissance de soi et d’illusion sur soi-même et sur les autres à l’âge du rationalisme classique (et ensuite des Lumières). En ressort le grand problème, posé par Locke et repris par Rousseau, celui d’une éducation à la liberté.

 

En réalité, la recherche d’une éducation à la liberté, liberté à la fois vis-à-vis de soi-même (passions et illusions) et vis-à-vis du collectif (croyances et pouvoirs), constitue une note profonde dans la polyphonie que nous fait entendre l’histoire de la culture européenne depuis l’antiquité. On peut considérer que Locke est un guide essentiel en la matière. Le thème de la loi d’opinion vaut à la fois en morale, en politique et en psychologie : « La mesure de ce qu’on appelle vertu et vice, et qui passe pour tel dans le monde, c’est cette approbation et ce mépris, cette estime ou ce blâme qui s’établit par un secret et tacite consentement en différentes sociétés et assemblées d’hommes »4. Toute la question de la liberté se pose dans ce consentement apporté à l’opinion majoritaire, qui, cependant, reste « secret » et « tacite ». Quelle part de nous-même consent ainsi au jugement des autres ? Comme dira ensuite Alain, « Quels sont ces jugements qui sont en moi mais que je n’ai pas formés ? ». Dans le même passage de son Essai sur l’entendement humain, Locke évoque les auteurs de l’antiquité et montre que, comme Virgile, ils confondaient volontiers laus (l’agrément social, la louange reçue de la collectivité) et la vertu.

 

En matière d’enseignement, le problème philosophique d’une éducation à la liberté peut s’énoncer ainsi : comment peut-on apprendre la liberté et n’est-ce pas paradoxal ? Comment apprendre d’un autre à être soi-même libre ? Et enfin, pourquoi cette vision d’une civilité – que Montaigne résume ainsi : se prêter à tous, ne se donner à personne – est-elle, finalement, politique – ou, plus clairement, quelle est la politique de cette visée éducative ?

 

Nous trouverons une réponse dans l’humanisme de la Renaissance, qui lui-même reprend très consciemment l’idée de l’humanitas chère à Cicéron. Il faut donc commencer par là. On verra ensuite en quoi l’éducation à la liberté développe un rapport avec l’Autorité et les règles qui est animé par la valeur de légitimité et lui donne en retour son plein sens. Mais, à l’occasion de ce rapport avec l’autorité, peuvent aussi s’exprimer les ambivalences de la liberté qu’il ne faudrait pas laisser dans l’ombre – cette part sombre de l’histoire européenne, particulièrement au XXe siècle. Soit la liberté s’accepte comme telle, dans sa fragilité et ses risques – un auteur comme Pic de La Mirandole l’exprime de façon imagée –, soit elle se nie dans les créations qu’elle a produites et qui viennent l’anesthésier et la paralyser par un effet en retour. Si l’Europe a cultivé une visée de l’éducation pour la liberté ainsi que de la civilité comme politesse des mœurs, elle a également donné naissance aux machines totalitaires, qui veillent non pas sur la civilité, mais sur une « sociabilité » communautaire bien spécifique. L’éducation de l’homme est d’ailleurs susceptible d’ambivalences, le goût de la liberté peut être séduit par le dressage, cet hommage que le vice rend à la vertu5. Il n’est pas sûr que le cauchemar totalitaire soit à jamais derrière nous, certaines violences ethniques aujourd’hui peuvent donner des craintes.

 

L’idée d’un apprentissage de (par) la liberté

 

L’homme est-il en fin de compte ce qu’il devient par ses efforts ? Selon une idée majeure de l’humanisme, l’être humain doit se considérer comme foncièrement éducable – par où l’on entendait qu’il était susceptible, ou portait la capacité, de cheminer et d’advenir à son humanitas, ce qui constitue le terme et non le commencement du cheminement. L’humanisme retrouvait en cela un concept, également fondamental pour l’antiquité, notamment chez Cicéron. Selon le dictionnaire Gaffiot, humanitas possède chez Cicéron quatre grands sens, qui s’appellent entre eux. En premier lieu, il s’agit de la nature propre de l’être humain distincte de celle des bêtes : grâce à la raison, il est capable de dialogue avec ses semblables ainsi que d’évolution personnelle. On remarque aussitôt que c’est un processus, une pratique, autant qu’un état. En deuxième lieu, synonyme de bonté et de philanthropie, l’humanitas est ce qui institue une communauté (dont on verra plus loin la place qu’y tient la règle). Le troisième sens désigne la culture générale de l’esprit, c’est-à-dire, d’après la métaphore agricole, le travail opéré sur l’esprit, la transformation laborieuse : cultura animi, dans la formule souvent reprise par les humanistes. Cicéron ne craint pas de développer la métaphore : dans le De Oratore, il parle de subactio animi, c’est-à-dire l’acte d’ameublir les qualités naturelles, comme on retourne le sol de bas en haut (subigere) pour briser les éléments grossiers et compacts6. Enfin, le dernier sens recensé est celui de la politesse des mœurs et de la civilisation. Nous dirons la civilité7.

 

Ainsi, dès le départ, dans la vision occidentale, l’esprit qu’il faut former chez l’enseigné ne peut être séparé d’une société à pacifier et embellir. Cela implique une capacité propre à l’esprit humain, aux talents à révéler chez l’élève, un fonds naturel que les humanistes continuent d’appeler avec Cicéron l’ingenium. Ce mot est à la source dans les langues européennes de notions comme « génie », « ingénieux », « ingéniosité », soit une capacité de création faisant preuve d’originalité8. Pour les humanistes, l’ingenium est bien ce qu’il faut savoir éveiller dans la relation interindividuelle qu’est l’enseignement, notamment de la part d’un maître en peinture ou en architecture. On trouve dans les traités de Léon Battista Alberti l’appel à la discipline et à l’attitude qui ont des vertus formatrices en la matière.

 

Si l’on résume donc en quoi, d’après notre formule de départ, l’homme serait un être foncièrement éducable, on constate deux idées principales. En premier lieu, son « humanité » est d’abord virtuelle, elle reste à « instituer », pour reprendre un autre terme capital de la langue de l’humanisme dérivée de l’antiquité. Érasme intitule l’un de ses traités Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis. Il s’agit donc de créer (instituere), certes pas à partir de rien9, mais en posant des règles de stabilité qu’il faut considérer de façon extérieure à l’enfant et apporter du dehors. La grande thèse énoncée par Érasme est : on ne naît pas homme, on se forge tel10. En second lieu, ce « visage » humain reste relativement indéterminé et, répétons-le, libre. Érasme dit à plusieurs reprises qu’il faut forger une apparence, une belle forme de l’être humain (« fingere in hominis speciem »), mais cela par un acte d’invention.

 

C’est surtout Pic de La Mirandole qui a superbement illustré, dans son traité sur la dignité de l’homme, l’idée d’une éducation à partir de la liberté, comme donnée anthropologique, et pour la liberté. Dans l’ouvrage, Dieu, parfait artisan (« optimus opifex »), parle à Adam et le considère comme son œuvre mais dotée d’une image encore indistincte (« opus indiscretae imaginis ») :

 

« Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même (…). Toi, qui n’es limité par aucunes bornes, tu définiras toi-même, par ton libre arbitre, ta nature »11.

 

Plastes et fictor : modeleur et sculpteur de soi-même ; de façon caractéristique, dans ce quinzième siècle italien, Pic a choisi pour modèle de l’action que l’homme peut et doit exercer sur lui-même le travail des artistes artisans.

 

 

Il nous reste à ajouter que cette éducation « libérale » est à finalité civique et sociable : en Italie, l’humanisme civique (étudié depuis Hans Baron, à la veille de la deuxième guerre, jusqu’à Q. Skinner et Pocock aujourd’hui) répond à l’exigence du service de la République de Florence, à partir d’une formation des dirigeants continuée au long de la vie. Certains, comme Coluccio Salutati ou Leonardo Bruni, ont illustré par leur exemple la légitimité de ceux qui sont gouvernants parce que érudits12. On rêve aujourd’hui d’une telle conjonction de talents, qui, de plus, soient mis au service de la collectivité. D’ailleurs Érasme prend toujours soin de préciser que l’éducation des enfants doit être considérée par les parents comme un service que l’on rend à la société, non comme une utilité pour la famille :

 

« Personne ne naît pour soi-même, personne ne naît pour être oisif. Tu as voulu être père, il te faut être un bon père13. C’est pour la respublica que tu as engendré et non pour toi seul, ou, pour parler en chrétien, tu as engendré pour Dieu et non pour toi »14.

 

 

Modèles et règles pour apprendre

 

La place que tient la société dans la mission d’enseignement (cet art d’advenir à soi-même par un Autre) retrouve l’un des points essentiels de la culture européenne : le rapport entre la liberté et la règle, ou la loi. En politique, on peut rappeler la formule de Locke, si caractéristique : « Là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté ». Chez Locke, le cheminement de la loi se situe entre le contrat originaire (compact) interindividuel et, au point d’arrivée, le consentement (consent) que l’individu-citoyen doit accorder à la loi pour qu’elle soit valide : la loi politique, issue de la liberté, se soumet au contrôle le plus individualisé.

 

Selon l’idée de liberté forgée en Europe, la règle que l’on se donne détient une fécondité pour les fins à donner à la liberté et pour sa pratique. Aussi, en matière d’enseignement, éduquer à la liberté requiert la légitimité de l’Autorité qui enseigne. Il s’agit finalement de la reconnaissance que l’on peut espérer chez l’enseigné : reconnaissance de la valeur et même du plaisir qu’il trouve dans cette relation inégalitaire qu’est l’enseignement15. Une fois de plus, les humanistes de la Renaissance ont bien défini la relation proprement enseignante, qui conjugue la personnalisation du rapport (le professeur comme modèle) et l’impersonnalité due à la règle ; il est important que ce caractère impersonnel et réglé se fasse sentir pour que l’enseigné se libère, se donne ses propres règles et, finalement, devienne son propre éducateur. Par exemple, Pierre de La Ramée expose un cursus d’études où l’idée de servir de modèle pour être dépassé par la montée en puissance des qualités créatrices propres de l’élève est soulignée : « …après avoir appris par l’exemple comment les maîtres se servent des règles de l’art, l’élève commence à exécuter lui-même, par imitation, quelque chose de semblable ; puis, sur sa seule initiative, il fait quelque chose d’original »16. Critiquant ceux qui exagèrent leur tâche au nom de la supériorité du savoir qu’ils détiennent, Pierre de La Ramée affirme : « Nous devons chercher à être et à paraître des guides en l’exercice des arts, plutôt que des docteurs ». Il faut entendre que le Maître et la règle dont il institue la présence reconnue sont les représentants d’une « bonne » autorité sociale : celle qui se laisse mettre à distance. Le maître n’est pas le prophète ou le gourou qui courbe à vie son élève sous sa tyrannie, il a fait sentir la liberté possible au milieu des rigueurs et des plaisirs de l’apprentissage. Il est aussi, en cela, maître en civilité, car celui qui a rencontré la règle de l’autorité légitime peut ensuite respecter la règle qui engendre des rapports sociaux empreints du respect d’autrui.

 

En fait, là se trouve la portée politique de l’idée européenne d’enseignement ; on peut en effet apprendre la liberté – comme capacité de distance envers soi-même et envers le collectif – mais on peut également subir un dressage à la conformité. Il y a un risque inhérent à l’expérience même de la relation inégalitaire qui lie les deux pôles et les deux générations en présence – et cette ambivalence a produit ses effets dans l’histoire européenne, comme on va brièvement le rappeler.

 

 

 

 

 

 

L’ambivalence politique de l’éducation: civilité ou conformisme ?

 

Pour prendre deux exemples fameux, on observera l’intérêt passionné que le saint-simonisme, d’un côté, et Bonald, de l’autre, portent à l’éducation, laquelle est présentée par ces deux courants comme l’enjeu de l’époque moderne.

 

Pour Bazard, disciple de Saint-Simon, « l’éducation générale ou morale », par différence avec l’éducation « spéciale ou professionnelle », se trouve négligée parce que la société moderne, ou époque « critique », est incapable de formuler son « but » ou la « destination sociale » de l’homme. « Tout système d’idées morales suppose que le but de la société est aimé, connu et nettement défini ; or, ce but aujourd’hui est un mystère »17. Pour Bazard, le but vrai sera « d’inculquer dans chacun (…) le sentiment, l’amour de tous ; de réunir toutes les volontés en une seule volonté, tous les efforts vers un même but, le but social ». Cette étiquette de « social » a une puissance très grande dans le vocabulaire politique du XIXe siècle (ainsi les « vérités sociales » qui, selon les saint-simoniens, seraient les seules vérités concevables) ; mais en cela les disciples savent qu’ils puisent pour une part chez Bonald, qui est souvent cité par eux et qui représente un véritable fondateur de la sociologie18. Ce dernier considère qu’il y a deux éducations, publique et privée, le but poursuivi étant de « former l’homme pour la société avec Dieu et pour la société avec les hommes »19. On n’entrera pas ici dans le détail, mais il faut relever que les aptitudes à développer sont triples : « connaître, aimer, agir, voilà tout l’homme et toute la société », ce qui répond ensuite chez les saint-simoniens aux trois groupes sociaux de l’avenir, les savants, les artistes et les industriels20. Par ailleurs, Bonald critique le rêve des philosophes, comme Kant, qui croient au « grand nombre de talents enfouis » que l’instruction aurait pour mission d’éveiller. Cette vision des choses est une utopie. De plus, le peuple n’a pas besoin de lire et écrire, les lois et le gouvernement suffisent à diriger sa conduite. On assiste en fait ici à une inflexion très importante du message européen et particulièrement humaniste sur l’homme comme être éducable. Si Bonald écrit comme Kant que « l’homme naît perfectible, l’animal naît parfait »21, c’est cependant dans une visée complètement opposée. Pour Kant, il s’agit de l’éducation à la liberté et donc à l’autonomie (se donner sa propre règle par la raison), pour Bazard, disciple de Bonald en la matière, il s’agit d’« approprier les individus » à leur état social existant. Kant écrivait que le « but de l’éducation est de développer dans chaque individu toute la perfection dont il est susceptible », la perspective adaptatrice répond à une autre visée. Pour elle, il s’agit d’« approprier » les individus à une fonction sociale prédéfinie22.

 

L’idée humaniste, amplement développée par Kant, était que seul le relais de la nature par la culture conférait à l’homme son humanité véritable. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant montre que la culture des talents, et non pas le bonheur, est la seule fin dernière que l’homme peut reconnaître à son être, du fait de l’aptitude humaine essentielle, « l’aptitude à se proposer des fins » : « Produire dans un être raisonnable l’aptitude générale aux fins qui lui plaisent (par conséquent dans sa liberté) est la culture »23. À cela s’oppose la perspective éducative qui se propose exclusivement l’efficacité de la compétence, l’utilité immédiate, l’évaluation fonctionnelle. Kant en a d’ailleurs fait la critique, notamment dans ce passage : « Les parents élèvent communément leurs enfants dans le seul dessein qu’ils s’adaptent au monde présent, fût-il corrompu. Or ils devraient les éduquer pour que naisse un meilleur état futur »24.

 

Dans cette vision, soit située à droite comme chez Bonald, soit à gauche et dans le « progressisme » démocratique-capitaliste, l’individualisme est le danger redouté, tandis que le collectif ou les formes d’incorporation au collectif représentent le salut. On pourrait montrer que cette dernière vision chemine jusqu’à Durkheim et l’inspiration qu’il apporte, avant la guerre de 1914, à l’éducation des républicains25.

 

Pour revenir à ce qui a constitué la tradition de l’Europe, dans le débat entre éducation libérale et éducation intégratrice au « social », on peut suivre les inspirations du courant qui, de Mme de Staël à Patocka, a considéré que la finalité de la cultura animi ou de la Bildung, est d’aider à prendre de la distance vis-à-vis de ce que Locke a appelé « loi d’opinion » et qui manifeste la présence du collectif hors de nous et en nous. En prologue à De l’Allemagne, Mme de Staël lance un avertissement :

 

« Les opinions qui diffèrent de l’esprit dominant, quel qu’il soit, scandalisent toujours le vulgaire : l’étude et l’examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d’acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même celles qu’on a ; car on se soumet à de certaines idées reçues non comme à des vérités, mais comme au pouvoir »26.

 

La « libéralité » (appliquée au jugement) est une belle notion, malheureusement oubliée, que Littré avait analysée : a) Disposition d’esprit digne d’un homme libre ; b) « L’émancipation de l’esprit hors de ses préjugés ». Le mot libéralité en français aurait donné selon certains, et pour une fois, un terme anglais comme liberality27. On peut dire, dans cette perspective, que l’éducation à la liberté est une éducation au jugement, ce jugement que Hannah Arendt appelle « la plus politique des aptitudes mentales de l’homme »28, en distinguant ce qu’est « penser » (être deux en un, dans le dialogue avec soi) et ce qu’est « juger » (appliquer une règle à des cas particuliers). Juger nous fait participer à la communauté et échanger avec la communauté, dans l’accord ou le désaccord des opinions.

 

 

C’est dans la même veine de pensée que Patocka écrit : « C’est le souci de l’âme qui a créé l’Europe »29. En effet, le philosophe entend par souci de l’âme ce que Mme de Staël appelait libéralité de jugement :

 

« Le souci de l’âme signifie : la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus l’affaire d’un simple acte de l’intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue d’examen, de contrôle et d’unification de soi-même, qui engage et la vie et la pensée »30.

 

Bien entendu, Patocka ne manque pas de signaler que cette Europe qui s’est trouvée dans le souci de la raison se jugeant elle-même, dans ce que Kant avait appelé « penser par soi-même »31, a connu aussi un grand tournant à partir du XVIe siècle : « le souci d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination » commence à l’emporter sur le souci d’être, et donc sur le soin de l’âme. Aujourd'hui, nous sommes encore des participants de ce dialogue et de cette polémique digne du Moyen-Âge entre l’être et l’avoir, entre l’éducation à la liberté et l’adaptation à la réussite sociale, c’est-à-dire à l’économie.

 

Il reste, pour en revenir à la question de la civilité, que la leçon de Kant, Staël, Arendt et Patocka demeure bien vivante : apprendre à se juger et à s’unifier autant que faire se peut, apprendre la vie intérieure, est une norme aussi pour la vie commune, mais dans la conscience de la liberté. On peut par là faire écho à la notion de l'« honnête », et de l'honnête homme, dont parlait Pierre Nicole au XVIIe siècle, lorsqu’il évoquait « un amour-propre plus intelligent et plus adroit que celui du commun du monde »32.

 

On peut conclure brièvement sur ce qui n’a été qu’un aperçu, mais dont on espère avoir souligné le noyau théorique : des auteurs comme Montaigne, Érasme, Nicole, Locke ou Mme de Staël s’accordent sur un double point. D’une part, instituer l’humanité de l’homme, conformément au message cicéronien, est un processus patient et réglé, qui, en fin de compte, vise à façonner une intériorité, au contraire de l’esprit de dressage qui engendre des « conduites mécaniques » (selon une formule de Kant). D'autre part, nulle civilité ne peut faire l’économie de cette intériorité, faute de quoi la comédie sociale n’est qu’un artifice qui devient insupportable ; mais, en même temps, nulle civilité ne peut donner pleine satisfaction à l’intériorité libre33 ; car, osons l’affirmer, la liberté de tous dépend de mille petites dissidences individuelles.

 

À travers ces deux aspects de notre existence – l’exigence d’une vie intérieure et l’incomplétude reconnue du monde social –, la civilité peut être productrice d’une civilisation ; elle permet alors de tenir à distance la « parfaite fourmilière » dont Paul Valéry redoutait la venue34.

 

 

 

 

 

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