L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et le principe de la légalité criminelle

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Sommaire de l'article

Philippe Conte

Alors que la loi de 1881 assure une protection renforcée de la liberté de la presse, l’article 10 de la Convention peut-il accentuer encore ce trait ? 

À certains égards, la réponse est négative. Si l’article 10 a certes incité le législateur à abroger ou à réécrire des incriminations excessives, si son incompatibilité avec la loi a conduit la jurisprudence à neutraliser certaines qualifications ou à en modifier son interprétation, la Convention a pu, aussi, conduire à un affaiblissement de la liberté d’expression.

D’une part, la jurisprudence de la Cour européenne concernant les infractions en matière religieuse est de ce point de vue très inquiétante. D’autre part, et surtout, les raisonnements mis en œuvre par la Cour ne respectent pas le principe de la légalité criminelle, en jouant de l’opposition légalité matérielle / légalité formelle.

 

 

 

 

 

1. La protection de la liberté d’expression est une préoccupation très ancienne, que symbolise la célèbre loi du 29 juillet 1881. Mais ce monument législatif peut faire figure, aujourd’hui, de texte quelque peu vieillot, à la portée d’ailleurs apparemment limitée puisque son intitulé ne vise que la liberté de la presse et que son article 1er se borne à consacrer la seule liberté de l’imprimerie et de la librairie. En regard, l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales serait une proclamation ayant tous les atours de la modernité, en affirmant non pas une simple liberté poussiéreuse, mais un véritable et noble droit de l’homme – ou, comme il faudrait dire aujourd’hui, un « droit humain »1. Bref, ici comme ailleurs, un passé de grisaille s’opposerait à un présent radieux et à un avenir prometteur.

 

2. Il y aurait sans doute dans cette présentation quelque excès. Il est vrai que la loi de 1881 se réfère encore au myriamètre2, mais de telles dispositions assurément surannées ne doivent pas autoriser un dénigrement facile, pourtant habituel en matière de protection des libertés fondamentales : on finirait par avoir l’impression, à la lecture de certains écrits, qu’avant la ratification, par la France, de la Convention de 1950, ce pays ignorait tout des droits de l’homme et qu’il n’est sorti de l’obscurantisme qu’en 1974, au point qu’il faudrait, en la matière, déclarer la guerre des Anciens et des Modernes. C’est ainsi que la convention européenne peut compter sur des sectateurs ardents, pourfendant à coups d’anathèmes ceux qui ont l’audace d’émettre, ici ou là, des réserves, ou, pire encore, des critiques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme et de sa jurisprudence forcément progressiste3.

On devrait, pourtant, avoir le droit d’évaluer concrètement le progrès prétendu, en ayant une démarche scientifique, et non pas apologétique. L’examen de l’article 10 de la convention européenne et de la légalité criminelle en donne une occasion opportune, dans le domaine particulier du droit pénal qui, en matière de liberté, a évidemment valeur d’exemple. On n’aura pas, toutefois, la prétention de dresser un tableau exhaustif de la situation : il s’agira, plus modestement, d’attirer l’attention sur certains de ses aspects particuliers, permettant mieux que d’autres d’apprécier la progression, réelle ou supposée, que l’on doit à l’article 10.

 

 

I

 

3. Le point de départ de la réflexion doit nécessairement être l’état du droit positif au regard du respect de la liberté d’expression avant le décret du 3 mai 1974 qui a porté publication de la convention européenne : pour savoir si l’on a avancé, il faut au préalable se souvenir d’où l’on vient.

 

4. En limitant l’entreprise au cas de la loi du 29 juillet 1881, on observe que celle-ci manifeste de la façon la plus claire une hostilité à l’intervention du droit pénal en la matière. Sans doute l’affirmation peut-elle de prime abord sonner comme une provocation, puisque l’essentiel de la loi est consacré à des dispositions de nature répressive, qu’il s’agisse de droit pénal de fond, avec l’incrimination de plusieurs comportements4, ou de règles de procédure pénale. Pourtant il s’est agi avant tout de proclamer la liberté d’expression, qui est un principe, au regard duquel les infractions font figure d’exceptions nécessaires ; mais, comme souvent, la reconnaissance du principe, parce qu’elle est simple et peut se limiter à sa proclamation, paraît – mais paraît seulement – de peu de poids devant la liste des dérogations qu’il supporte, quantitativement impressionnante, mais qualitativement secondaire, du moins sous ce rapport.

 

D’ailleurs, tout le régime procédural des infractions de presse illustre la force de cette liberté. La loi tend ainsi, systématiquement, à limiter les poursuites, en les rendant difficiles, et à en réduire les chances de succès5 : la durée du délai de prescription de l’action publique est, comme on le sait, fort court6, et il le demeure même en cas d’interruption7, tandis que les chausse-trappes procédurales sont multipliées à l’envi pour augmenter les nullités8, avec le secours d’une jurisprudence qui les favorise9, et pour tenir ainsi en échec les droits des victimes – au point qu’elles sont parfois privées de la possibilité de déclencher les poursuites10. Ce parti pris en faveur des auteurs d’infraction est d’autant plus important que la dénomination de la loi est trompeuse puisque, loin de se limiter à la presse, elle concerne tous ceux qui s’expriment publiquement : l’article 23, auquel renvoient les articles d’incrimination suivants, vise les « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics », « les écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics », « les placards ou des affiches exposés au regard du public », ainsi que « tout moyen de communication au public par voie électronique ». À ce titre, la loi de 1881 est en réalité une loi sur la liberté d’expression, non sur la seule liberté de la presse11, et elle vise à en assurer un exercice connaissant peu de limites : l’épouvantail du droit pénal n’effraie guère que les moineaux.

 

5. Il est vrai que, s’agissant du fond, on ne retrouve pas forcément la même retenue. C’est ainsi que le diffamateur peut être condamné pour avoir dit la vérité, dès lors que l’exceptio veritatis, d’ailleurs soumise à son tour à des exigences procédurales restrictives12, n’est pas toujours admise13. De même, l’infraction de diffusion de fausses nouvelles est une incrimination potentiellement liberticide, tant par son contenu, qui laisse place à bien des interprétations extensives, que par sa nature formelle14. Mais la faveur pour les délinquants se manifeste à d’autres égards, et plus souvent : hormis exceptions15, les peines prévues se bornent à des amendes, à l’exclusion de la peine privative de liberté16, la récidive, par principe, n’entraîne pas une aggravation de la sanction17 et, dans la plupart des cas, il est précisé que les provocations incriminées doivent être « directes », ce qui assure l’impunité dans toutes les autres hypothèses18.

 

La jurisprudence, elle-même, a collaboré à ce régime de bienveillance pour les personnes poursuivies. En matière de diffamation, spécialement, elle a instauré une cause d’exonération pourtant non prévue par les textes, celle tenant à la bonne foi du diffamateur19, ou encore elle a considéré que la mise en cause d’un tiers contenue dans une correspondance confidentielle échangée entre deux personnes ne peut tomber sous le coup de la loi pénale, solution ancienne et jamais véritablement motivée20, mais qui ne peut en réalité s’expliquer que par la volonté des juges de ne pas brider la liberté d’expression21.

 

 

 

 

 

 

II 

 

6. Il ne fait donc aucun doute que la loi de 1881 a toujours assuré une protection renforcée de cette liberté, au point d’ailleurs d’étendre son emprise en dehors du droit pénal, pour venir limiter les possibilités d’engager la responsabilité civile de celui qui en a abusé22. Mais la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a incontestablement apporté des garanties supplémentaires. Son article 10 a eu en effet une profonde influence en ce sens.

 

En premier lieu, les condamnations de la France prononcées par la Cour européenne des droits de l’homme ont conduit à l’abrogation de plusieurs incriminations : ainsi l’offense à un chef d’État étranger a disparu de notre arsenal répressif23, de même que le législateur, en suivant une décision de la Cour de cassation qui avait conclu à une incompatibilité avec l’article 1024, a supprimé le texte qui réprimait l’interdiction de publier, avant décision judiciaire, toute information relative à des constitutions de partie civile25.

 

En deuxième lieu, il a fallu, parfois, modifier une incrimination pour tenter d’assurer un meilleur respect de l’article 10, à la suite, là encore, d’un arrêt d’incompatibilité prononcé par la Cour de cassation : ce fut le cas pour l’interdiction de recourir à des sondages d’opinion avant une élection26, pour l’interdiction de diffuser la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit27.

 

En troisième lieu, l’article 10 peut avoir un effet neutralisant sur une incrimination demeurée par ailleurs en vigueur : le juge répressif, tenu de faire respecter la primauté de la norme d’origine internationale, refuse de faire application d’un texte lorsqu’une condamnation serait incompatible avec la liberté d’expression, telle qu’elle doit être conçue selon la jurisprudence de la Cour européenne dont les interprétations font corps avec le texte interprété28. L’hypothèse est fréquente en matière de diffamation, quand la Cour de cassation, en accord avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, s’oppose à l’application des articles 29 et suivants de la loi de 1881, au motif que les imputations diffamatoires en cause se rattachaient à un débat d’intérêt général ou d’intérêt public29. De même, en matière de provocation à la discrimination, à la violence ou à la haine, la chambre criminelle se réfère-t-elle à l’article 10 pour distinguer, semble-t-il, les propos qui tombent sous le coup de l’article 24, alinéas 8 et 9 de la loi de 1881 de ceux qui n’en relèvent pas30, et elle procède semblablement pour les outrages31. Potentiellement, en effet, l’article 10 peut être invoqué à l’occasion de toute infraction ayant un rapport, même lointain, avec la liberté d’expression32, et, plus largement, il peut l’être en matière de peines, par exemple à l’occasion de certaines obligations ou interdictions limitant cette liberté, comme celles d’un sursis avec mise à l’épreuve33. L’article 10 peut encore provoquer l’annulation d’actes de procédure34, à la façon dont il a pu justifier la condamnation de la France en raison de règles procédurales considérées comme excessives, telle l’interdiction de rapporter la preuve de faits vieux de plus de dix ans en matière de diffamation (art. 35, al. 5)35.

 

 

III 

 

7. Devant pareil bilan, au surplus loin d’être exhaustif, comment pourrait-on combattre l’idée que l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a eu un effet bénéfique sur la protection de la liberté d’expression ? Mais tout dépend, en réalité, de la manière dont on procède au moment de porter pareil jugement : suffit-il de se déterminer par rapport aux résultats obtenus ou doit-on tenir compte, aussi, des moyens d’y parvenir ? Là où, pour beaucoup, la première méthode pourrait être légitime, s’agissant d’un juriste, c’est la seconde qui, évidemment, doit conduire ses conclusions : le droit, tout entier, est la réfutation de la conception selon laquelle la fin justifie les moyens.

 

8. Si l’on considère, pour commencer, les résultats que l’article 10 a permis d’atteindre, il est possible de trouver des exemples dans lesquels le progrès obtenu n’est guère apparent. Dans le cas, notamment, des infractions en rapport avec la religion (blasphème, injure et diffamation pour motif religieux, incitation à la violence ou à la haine pour ce même motif, par exemple), les positions de la Cour européenne des droits de l’homme ont pu être critiquées, dès lors que sa jurisprudence en la matière donne l’impression de tolérer de la part de personnalités religieuses des propos qu’elle condamne lorsqu’ils sont tenus par des laïcs36 – avec, à une époque, et quant au moyen d’y parvenir, une articulation de l’article 9 sur l’article 10 pouvant susciter elle aussi bien des réserves37. Si l’athéisme est victime d’une discrimination38, on peut évidemment s’interroger sur le réel progrès de la liberté d’expression39, spécialement pour des pays qui, comme le nôtre, ont construit sur la laïcité toute une partie de leur « identité nationale », pour reprendre une expression de l’article 4, § 2 du Traité sur l’Union européenne40. Mais en outre, au regard de la légalité criminelle, cette neutralisation à géométrie variable d’une incrimination est injustifiable : si la liberté d’expression peut rendre licites certains comportements ordinairement incriminés, y compris l’incitation à la violence ou à la haine41 – solution par elle-même inadmissible42 –, elle doit le faire dans les mêmes conditions pour tous, religieux ou laïcs, car la légalité criminelle, c’est, aussi, l’égalité de tous devant la loi pénale43.

 

9. Lorsque l’on examine, ensuite, les moyens qui ont permis d’atteindre des résultats quant à eux positifs, le jugement, ici encore, doit être réservé au regard du principe de la légalité criminelle : les raisonnements mis en œuvre par la Cour européenne des droits de l’homme sont radicalement incompatibles avec le respect de celui-ci.

 

10. Pour le comprendre, il faut souligner qu’au regard de la convention européenne, les libertés affirmées, comme la liberté d’expression, constituent des principes, par rapport auxquels les éventuelles dérogations, lorsqu’elles sont admises, se présentent donc comme des exceptions. En conséquence, les incriminations qui répriment les abus de ces libertés sont a priori suspectes d’être des immixtions injustifiées de l’État, si bien que neutraliser l’une d’elles en raison de son incompatibilité avec l’article 10 est faire retour à la situation souhaitée. La logique des droits répressifs des États signataires de la convention ne peut être qu’à l’opposé : au sein du droit pénal et de son système (au sens fort du mot), une incrimination définit la norme, de telle sorte que sa neutralisation constitue une situation anormale. Sans doute, le principe de la légalité criminelle peut-il se résumer plaisamment par l’affirmation selon laquelle « tout ce qui n’est pas interdit est permis », avec cette conséquence que l’existence d’une incrimination se présente, sous ce rapport, comme une dérogation à un principe de liberté44 ; mais ce principe, fort abstrait, demeure quelque peu éthéré au regard de l’interdiction pénalement sanctionnée d’un comportement quant à lui concrètement défini, si bien qu’il n’a guère de sens lorsqu’on prétend l’intégrer au sein d’un système pénal clos sur lui-même et fait tout entier, quant à lui, d’interdictions. Bref, le droit de la convention européenne et le droit pénal constituent deux systèmes juridiques aux « polarités » opposées.

 

Aussi, et en application même du principe de la légalité criminelle, lorsqu’une personne poursuivie invoque un fait justificatif, comme l’ordre de la loi, elle ne peut se contenter de prétendre que, ce faisant, elle se place sous la protection de la règle selon laquelle « tout ce qui n’est pas interdit est permis » et du principe de liberté, pour en déduire qu’il appartiendrait au ministère public de prouver que les conditions pour que cet ordre légal produise son effet sont absentes : de jurisprudence constante, et nonobstant d’ailleurs la présomption d’innocence, c’est à elle de prouver le fait justificatif qu’elle invoque, parce que la justification d’un acte ordinairement interdit constitue, dans la logique d’un système pénal, une exception45. En conséquence, lorsque, par exemple, une condamnation pour diffamation est écartée par le juge national au motif qu’elle serait incompatible avec l’article 10 de la convention européenne, l’explication de cette impunité par une autorisation de la convention internationale, sur le modèle de l’article 122-4 du Code pénal évoquant l’autorisation de la loi, ne convainc peut-être pas entièrement46 ; la norme pénale tenue en échec et l’article 10 appartiennent en effet à deux systèmes différents au sens où l’impunité qui apparaît comme une exception pour l’un (le droit pénal) est le principe pour l’autre (la convention européenne) : à Strasbourg, l’accusé est l’État, suspect d’ingérence illégitime, non la personne poursuivie. On comprend, dans ces conditions, qu’il soit si difficile de concilier les positions de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme s’agissant, par exemple, de l’exception de bonne foi en matière de diffamation : fait justificatif propre à cette infraction pour la première, la bonne foi n’est, pour la seconde, qu’une donnée parmi d’autres lui permettant d’apprécier l’immixtion que s’autorise un État dans l’exercice de la liberté d’expression lorsqu’il édicte des incriminations pénales, la diffamation n’étant que l’une d’entre elles47. Les contorsions de la chambre criminelle pour rendre compatible son analyse de la bonne foi avec la façon dont les juges européens la conçoivent sont donc vouées à l’échec : la bonne foi n’a pas la même « charge » au sein des deux systèmes juridiques48. Cette opposition prend même parfois des aspects caricaturaux qui montrent à quel point deux logiques irréconciliables s’affrontent. Conséquents avec le principe de liberté que consacre la convention européenne, les juges de Strasbourg condamnent en effet les États dont les juridictions prononcent une condamnation pénale en raison de la commission d’une infraction dont tous les éléments constitutifs sont pourtant réunis, au motif que pareille sanction leur paraît disproportionnée par rapport à l’acte commis et à sa gravité appréciée à l’aune non pas du droit pénal, mais du principe de liberté : ils reprochent au juge national de n’avoir pas su se contenter d’une réponse civile49. Or, dans une conception systémique du droit pénal, la condamnation de celui dont le comportement correspond exactement à la description du texte d’incrimination est une nécessité qu’impose le principe de la légalité criminelle lui-même : refuser de déclarer l’infraction commise au motif que le droit civil serait plus adapté constituerait pour le juge pénal un déni de justice et une violation de la loi.

 

11. S’il le fait pourtant, c’est parce qu’il s’érige en juge de la légitimité de l’incrimination dans le cas qui lui est soumis. Plus précisément, et parce qu’elles sont contraintes de suivre les méthodes de la Cour européenne des droits de l’homme, les juridictions nationales sont conduites, à leur tour, à apprécier la proportionnalité d’une incrimination, pour arriver, le cas échéant, à la conclusion qu’une condamnation n’est pas nécessaire50. On rend compte souvent de cette solution par la distinction de deux types de légalité : à la légalité formelle, en rapport uniquement avec les sources du droit pénal, s’ajouterait désormais une légalité matérielle, prenant en compte les qualités desdites sources, notamment celles de clarté, d’intelligibilité, de proportionnalité et de nécessité, si bien que lorsque le juge pénal écarte un texte en raison de son caractère non nécessaire, il se livrerait bien à un contrôle de légalité – matérielle –, à la façon dont, à l’issue d’un contrôle de légalité formelle, il peut refuser d’appliquer un texte réglementaire en raison d’une exception d’illégalité51. Mais c’est occulter que, sous couvert de la légalité matérielle, le contrôle exercé est de pure opportunité : refuser d’appliquer un texte pénal au motif qu’il n’est pas nécessaire, c’est en réalité le juger inopportun dans l’affaire considérée52. Il en résulte une disparition pure et simple du principe de la légalité criminelle, inséparable d’une certaine conception de la légitimité politique : si le législateur a incriminé un comportement, c’est par hypothèse qu’il l’a jugé nécessaire – sinon, il ne l’aurait tout simplement pas voté – et il n’appartient pas à un juge, élu par personne, d’y substituer sa propre appréciation – qu’il siège à la Motte-Servolex, à Paris ou à Strasbourg.

 

Sans doute pourrait-on tenter de réconcilier les deux légalités : le juge s’érige en ministre d’équité parce que les textes l’y autorisent, si bien que les exigences de la légalité matérielle tireraient leur légitimité de la légalité formelle elle-même. Par exemple, si le juge refuse d’appliquer un texte d’incrimination en raison de sa contradiction avec une convention internationale, c’est en raison de l’article 55 de la Constitution. Mais, il s’agit là, pour le coup, d’une analyse purement formelle53, tirée de la seule hiérarchie des textes, indépendamment de leur contenu (une analyse que les tenants de la légalité matérielle d’ordinaire récusent…) ; or, en présence d’un article qui affirmerait : « le juge décide comme il le veut », les partisans de la distinction des deux légalités seraient les premiers à devoir concéder qu’un pareil texte ne présenterait pas les qualités requises de proportionnalité et de nécessité. Mais en quoi la situation est-elle différente, lorsque l’appréciation de la proportionnalité et de la nécessité autorise une juridiction à se prononcer en opportunité, bref comme elle le veut ? L’article 10, lorsqu’il fait réserve de la nécessité, légalise l’opportunité. Inventée pour interdire l’arbitraire du juge, la légalité ainsi conçue le restaure, en lui donnant de prétendues lettres de noblesse sous le couvert d’une pseudo légalité matérielle, le tout en sacrifiant la sécurité juridique puisque, par définition, les conclusions d’une appréciation conduite en opportunité sont imprévisibles54.

 

 

12. C’est dire que l’introduction en douceur de la convention européenne dans notre système pénal est un leurre : les deux cultures juridiques qui les sous-tendent sont irréconciliables – et la primauté juridique de la première se soldera par la mort du second –, comme en témoigne l’échec des tentatives pour les harmoniser. Il a été relevé, précédemment, que le législateur avait cru devoir modifier certaines incriminations afin de les rendre compatibles avec la convention européenne, mais ses efforts sont voués à être dérisoires : il ne peut proposer, par définition, que des textes généraux et abstraits, alors que la méthode de la Cour européenne, relevant de la casuistique, consiste à ne prendre en compte que le cas concret qui lui est soumis. Ainsi, lorsqu’une loi modifie l’article 35 quater de la loi du 29 juillet 1881, pour interdire la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit uniquement « lorsque cette reproduction porte gravement atteinte à la dignité d’une victime », si cet ajout a le mérite de clarifier le texte, il ne met nullement la France à l’abri d’une condamnation, puisque les juges de Strasbourg ne se prononcent pas sur un texte, mais sur l’application qui en est faite dans un cas particulier : la référence à la dignité de la victime n’exclut en rien que, dans une affaire donnée, la condamnation – et non l’incrimination – soit jugée par les juges européens comme produisant une atteinte disproportionnée et donc non nécessaire à la liberté d’expression (par exemple parce que la reproduction se rattacherait à un débat d’intérêt général). Par son caractère inadapté, cette réponse législative achève de prouver l’incompatibilité radicale entre la légalité formelle, à laquelle le législateur ne peut que rester fidèle – fonction oblige –, et la légalité matérielle qu’il s’efforce de respecter par ailleurs, sans se rendre compte qu’il tente de marier l’eau et le feu.

 

Pendant longtemps, la Cour de cassation a d’ailleurs procédé selon une méthode comparable, en vérifiant que telle ou telle incrimination était bien nécessaire dans une société démocratique au regard de la liberté d’expression, et en lui délivrant un brevet de conventionnalité à la suite de cet examen abstrait, sans s’interroger sur son application dans le litige en cause55 – à supposer d’ailleurs que cela soit dans les pouvoirs d’un juge du droit56, difficulté qui accentue le divorce entre le droit de la convention et nos principes juridiques traditionnels. Sans doute la pratique des juges du fond tend-elle sans cesse davantage à fonder l’examen de la proportionnalité et de la nécessité sur les données concrètes de l’affaire qui leur est soumise, mais il n’est pas certain que, pour autant, ils parviennent à être toujours fidèles au modèle européen, puisqu’ils ont tendance à apprécier cette proportionnalité en fonction des buts définis à l’article 10, § 2 de la convention (protection des droits d’autrui, par exemple) qu’ils posent de manière inconditionnée, alors que, selon la Cour européenne, cette évaluation doit être contingente57. À leur manière, ces difficultés confirment qu’en admettant même que l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ait permis d’améliorer la protection de la liberté d’expression, c’est au prix du sacrifice de la légalité criminelle, dont il ne restera plus rien lorsque, des juges nationaux, on pourra dire également : « ils font ce qu’ils veulent ».

 

 

 

 

 

 

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