Invariant et variations des relations extérieures entre sociétés politiques. Étude croisée entre la théorie générale de l’État et l’anthropologie

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Sommaire de l'article

Thibaud Mulier

L’étude des relations extérieures des sociétés à État et des sociétés sans État met en évidence un invariant anthropologique. Dans toutes les sociétés politiques, les activités liées aux champs des relations extérieures sont institutionnalisées pour satisfaire un besoin ontologique de conservation. Chaque société envisage une institution qui remplit une même fonction élémentaire inspirée du pouvoir fédératif lockéen, la fonction d’integer. Derrière cet invariant indispensable pour préserver l’altérité entre les sociétés, celles non étatiques agencent le pouvoir institué de multiples façons pour faire la guerre, contracter des alliances ou échanger des biens et techniques ; bien loin d’une concentration du pouvoir au profit d’un organe étatique, présentée comme naturelle. Cette approche croisée entre la théorie générale de l’État et l’anthropologie contribue à desserrer la focale sur l’État. Elle permet ainsi de relativiser la dimension paradigmatique de ce modèle d’organisation politique au sein de la science et la culture juridiques, étape indispensable pour le revisiter.

Pour citer cet article : Th. Mulier, « Invariant et variations des relations extérieures entre sociétés politiques. Étude croisée entre la théorie générale de l’État et l’anthropologie », Droit & Philosophie, no 12 : La théorie de l’État au défi de l’anthropologie, 2020 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/invariant-et-variations-des-relations-exterieures-entre-societes-politiques-etude-croisee-entre-la-theorie-generale-de-l-etat-et-l-anthropologie-279]

 

D

ans son Second traité du gouvernement, Locke estime que toute société politique est caractérisée par l’existence en son sein d’un « pouvoir fédératif[2] ». Celui-ci se retrouverait donc aussi bien dans les sociétés à État que dans les sociétés non étatiques (ou primitives[3]) organisées en politie[4], telles une royauté ou une tribu[5]. Toute société politique est à même d’établir par le truchement de ce pouvoir des relations avec des unités politiques indépendantes et localisées[6], selon un rapport extérieur de coopération (échanges de techniques, de femmes ou de biens, alliances…) ou de conflictualité (guerre, vengeance[7]…) pour répondre aux besoins des membres qui les composent.

Cette étude propose de prendre au sérieux la proposition lockéenne. Elle est d’autant plus stimulante que le philosophe écrit à un moment où l’institutionnalisation de l’État s’achève[8]. Il s’agit en effet de la période où les centralisations militaire et fiscale[9] et les processus de différenciation et spécialisation[10] amènent à le distinguer des autres formes d’organisation politique, et où il finit par se rendre indispensable à la société pour qu’elle puisse agir collectivement[11]. D’ailleurs, à cette époque, l’espace international[12] est essentiellement régi par des lois naturelles plutôt que positives[13]. Il se pourrait donc que le pouvoir fédératif soit antérieur à l’institutionnalisation du pouvoir dans l’État, ce qui expliquerait son originalité par rapport aux pouvoirs législatif et exécutif[14]. Toute société politique serait alors caractérisée par un invariant en matière de relations extérieures. La prise en compte de cet invariant contribuerait à relativiser la place de l’État – jusqu’ici considéré comme « modèle paradigmatique d’organisation et d’exercice du pouvoir[15] » dans la science et la culture juridiques. Elle permettrait même de discuter le modèle de distribution du pouvoir à l’intérieur de l’État, concentré autour de l’un de ses organes, le plus souvent gouvernemental[16]. En somme, il s’agit de rappeler la contingence historique de l’État, étape indispensable pour le revisiter. Pour ce faire, ce propos introductif précisera d’abord l’intérêt d’une approche croisée entre théorie de l’État et anthropologie, puis présentera les défis spécifiques que l’anthropologie pose à cette théorie et, enfin, identifiera les limites de l’étude proposée.

En premier lieu, l’anthropologie est une discipline de choix pour revoir l’appréhension qu’ont les juristes de l’État en ce qu’elle permet de jeter un pont entre deux rives, les sociétés à État et les sociétés non étatiques[17]. Elle s’intéresse en effet à l’individu en société, et spécialement à ses rapports sociaux avec d’autres individus, situations ou sociétés – celles-ci pouvant être de culture non étatique. L’altérité est ainsi au cœur de la réflexion anthropologique. Or l’étude de la « caractéristique de ce qui est autre, de ce qui est extérieur à un “soi”, à une réalité de référence : individu et par extension, groupe, société, chose, lieu[18] » intéresse à triple raison ce travail. Premièrement, étudier les activités liées au champ des relations extérieures revient à s’intéresser aux rapports entre polities, « à la nécessité d’opposer son Soi aux Autres, en vue de réaffirmer son autonomie[19] ». Deuxièmement, confronter l’État à d’autres formes d’organisation politique conduit à envisager des références autres que lui-même. Troisièmement, s’intéresser à des activités comme la guerre ou l’alliance permet de déterminer la dimension naturelle ou culturelle[20] des modalités d’organisation du pouvoir retenues à l’intérieur de la société pour les mettre en œuvre. Dans cette perspective, cette science des Autres paraît la plus à même d’inaugurer un « dialogue avec la pensée primitive » et « acheminer notre propre culture vers une pensée nouvelle[21] » de l’État.

À cet égard, l’enjeu de l’altérité se retrouve dans la proposition lockéenne. Avant d’entrer en société, chaque individu dispose d’un pouvoir naturel[22] qui le conduit à établir une relation avec un autre, sans qu’aucune règle positive ait à le prévoir ni le régir. Cela suppose que tout rapport de Soi à l’Autre est potentiel à partir du moment où deux individus échangent sur un même espace. Cette altérité inhérente s’explique par la grégarité humaine[23] qui permet aux individus de se mouvoir et former des groupes. L’altérité n’est pas pour autant un frein puisque chaque dissemblance est une « cause d’attrait mutuel[24] » à l’origine d’un partage de fonctions (conseiller, protéger, consoler, exécuter…) et d’un sentiment de solidarité entre individus[25] qui, peu à peu, les réunissent en société puis les allient entre elles ou les opposent. Dans cet « espace entre-les-hommes[26] », ces derniers agissent[27], se mettent en rapport, gèrent en quelque sorte l’altérité. Cela révèle le politique[28] qui « s’établit en tant que rapport[29] » entre chaque individu ou société, et duquel émerge le pouvoir[30]. Dans ce cadre, toute relation sociale est bien politique[31] et l’altérité lui est intrinsèquement rattachée. C’est en ce sens que Schmitt caractérise le moteur du politique par l’hostilité et fonde son concept selon la dialectique ami-ennemi[32]. Certes, la coexistence entre deux ou plusieurs polities rend toute relation potentiellement belliqueuse[33], ce qui suggère un état d’hostilité dans tout rapport entre polities[34], état qui est parfois nécessaire[35], et ce pour des raisons très diverses[36]. Toutefois, les rapports intrasociétaux sont moins traversés par une telle hostilité[37] alors que l’espace intérieur pacifié demeure politique. Dans ce cadre, la position d’Arendt, qui ne disqualifie pas celle de Schmitt[38], semble plus acceptable. Selon elle, « la politique repose sur le fait de la pluralité des hommes[39] », c’est-à-dire l’altérité des points de vue singuliers qui coexistent sur un même espace. Partant, « la politique traite de l’existence commune et mutuelle d’êtres différents[40] », elle organise la différence[41]. Ainsi entendu, le moteur du politique repose sur l’altérité avant, ensuite, d’être caractérisé par un état d’hostilité. Dans une certaine mesure, on retrouve ici l’« insociable sociabilité »[42] des individus dans leurs rapports extérieurs à la sphère domestique[43]. Toutes les sociétés se confrontent donc au problème élémentaire de l’altérité : elles s’organisent de multiples façons pour le résoudre et interagissent entre elles grâce à leur « pouvoir fédératif ».

Si l’anthropologie a pour objet privilégié l’altérité et que celle-ci constitue l’une des raisons à l’existence du pouvoir fédératif, elle peut dans ce cas contribuer à éclairer la pensée formalisée au sein de la théorie générale de l’État. En effet, dans sa branche sociale, l’anthropologie est « une discipline dont le but premier, sinon le seul, est d’analyser et d’interpréter les différences[44] » des sociétés ; dans sa branche politique, son champ de réflexion est le pouvoir politique[45]. La théorie de l’État, pour sa part, s’intéresse à « sa naissance, sa disparition, ses structures, ses modes d’organisation et d’action, ainsi [que la] coopération interétatique[46] ». Si l’on remonte en deçà de l’autonomisation de la science juridique puis de la domination du positivisme juridique formaliste qui ont écarté la théorie de l’État de leur champ d’études[47], cette dernière s’intéresse à « ce qu’il devrait être[48] », son « essence, la réalité et l’unité de l’État, le problème du but et de sa justification de l’État, l’étude de la relation entre droit et pouvoir et avec eux, le problème de l’État en tant que tel ainsi que son rapport à la notion de société[49] ». Dans ce cadre, l’anthropologie est susceptible de remettre en cause certaines certitudes sur l’État, comme sa singularité en matière de relations extérieures, la connaissance de son pouvoir, voire la justification de son statut de politie de référence. En ce sens, elle nous invite à revisiter l’État alors que toute étude de droit public « engage et présuppose [s]a notion[50] ». L’anthropologie contribue en somme à renouveler l’intérêt pour la théorie générale de l’État[51].

En second lieu, l’anthropologie pose à cette dernière deux séries de défis. Le premier concerne le biais ethnocentriste, forcément statocentré, de cette branche de la théorie du droit public. L’anthropologie contribue à relativiser l’État qui, après tout, n’est qu’une « institution exclusivement humaine et en particulier une manifestation sociale et collective[52] » parmi (tant) d’autres. C’est un des traits caractéristiques de la doctrine française qui, « paralysée par la tradition de pensée étatiste[53] », considère l’État comme un référentiel pour analyser les autres polities. Or ce n’est sans doute pas « la forme la plus achevée[54] » d’institutionnalisation du pouvoir vers laquelle toutes les sociétés non étatiques tendraient. Selon nous, l’étude des sociétés primitives a une portée épistémique pour notre connaissance de l’État en ce que l’image de l’Autre semble en dire plus sur Nous que l’inverse[55]. À ce titre, si la contingence historique de l’État paraît évidente en sciences sociales, le rappeler paraît utile pour le juriste. Ainsi, il est envisageable de desserrer l’étau étatiste sur le discours et la culture juridiques et de proposer un autre regard sur la gestion de l’altérité entre les sociétés politiques.

Le second défi que pose l’anthropologie à la théorie de l’État est la double relativisation qu’elle engage à l’égard de deux notions statocentrées de la doctrine publiciste : le pouvoir et le droit. Le plus souvent, celui-là s’entend comme domination (Herrschaft)[56], fondé sur un rapport de commandement-obéissance[57]. Dans ce cadre, le pouvoir institutionnalisé dans l’État est séparé du reste de la société, ce dernier agissant au travers de ses organes, responsables de la pérennisation de l’activité étatique[58]. Pourtant, l’exemple la chefferie indienne démontre que le pouvoir ne se réduit pas à un tel sens[59] : il peut être non coercitif et sans division entre maîtres et sujets[60]. Par ailleurs, le droit, comme moyen de rationalisation du pouvoir, figure dans toute définition de l’État[61]. La doctrine positiviste l’appréhende en effet comme un ordre juridique hiérarchisé et sanctionné pour régler les rapports en(tre) société(s)[62] : il incarne l’unité du pouvoir au travers de sa personnification de l’ordre juridique[63]. Or l’étude de sociétés non étatiques conduit à discuter le préjugé selon lequel toute société primitive dispose d’un « ordre juridique pré-étatique » portant en lui les germes de l’État. En somme, il convient de rappeler que celui-ci n’est pas le seul horizon, une sorte de fin de l’Histoire. Une socialité en dehors de l’État existe. Chaque politie symbolisant une réflexion sur la façon d’instituer le social[64], l’anthropologie participe à élargir la focale par rapport à l’État.

En dernier lieu, cette étude présente certaines limites. Comparer l’État à une politie primitive peut être discutable : le premier présente une organisation plus complexe[65], accueille une population (souvent) plus importante et s’établit sur un territoire plus stable. Ces éléments ont des conséquences sociopolitiques – pensons à la solidarité organique dans l’État[66] – qui rendent la comparaison parfois limitée. De plus, le territoire étatique est mieux identifiable que celui d’une politie primitive, souvent fragmentée en de multiples groupes (maisons, villages, réseau…)[67]. Plusieurs espaces amazoniens sont par exemple caractérisés par une dimension réticulaire, induite par la mobilité des individus et la fluidité des limites territoriales en fonction de la dispersion des ressources et des saisons[68]. À côté de cela, des limites méthodologiques sont susceptibles d’apparaître. Si la sociologie est indispensable pour envisager une théorie générale de l’État[69] et compléter l’analyse anthropologique des phénomènes sociaux étudiés, le croisement disciplinaire expose à des approches contradictoires. Il est admis que certaines activités liées aux relations extérieures, tout comme les choix d’organisation du pouvoir institué, peuvent se fonder sur des structures qui fixent un cadre à leur expression. L’approche structuraliste est donc utile, tout comme le fonctionnalisme[70], susceptible de vérifier la proposition d’un pouvoir fédératif qui ne serait pas propre à l’État. Enfin, toutes les sociétés ne seront évidemment pas abordées selon chaque aire géographique et à toutes les périodes.

En tout état de cause, l’intérêt porté au champ des relations extérieures met en évidence l’existence d’un invariant anthropologique qui relativise l’État. En effet, toute politie répond à un même besoin de conservation lorsqu’elle établit des rapports avec les sociétés politiques extérieures à son espace territorial (I). En la matière, la satisfaction de ce besoin met en évidence l’existence d’une fonction politico-sociale, dite d’integer, commune à toutes les polities (II).

I. Le besoin de toute politie : la conservation

Tout État en relation avec son dehors « est subsistant par soi face aux autres[71] ». Cette subsistance ne lui est toutefois pas propre puisque « les membres du groupe [primitif] supposent, pour se maintenir et se fortifier, l’hostilité à l’égard de l’extérieur[72] ». Toutes les polities ont donc un point commun : établir des relations extérieures leur permet de satisfaire leur besoin de conservation. À cet égard, l’entreprise guerrière, en tant que « relation qui sépare[73] », paraît l’activité politique[74] la mieux révélatrice de ce besoin. Dans son acceptation générale, c’est « une lutte sanglante et armée entre groupes organisés[75] ». Il s’agit d’une activité collective réglée par des normes sociales et (ou) juridiques qui conditionnent des « attitudes prises à cette occasion[76] ». La guerre est en ce sens un « fait social[77] » fondé sur la (re)production de rites, de codes et de règles. Derrière cet universel[78], la diversité sociale et culturelle des sociétés explique que l’expression guerrière, et plus largement toute activité extérieure[79], présente des variations dans le temps et l’espace[80], à commencer par des modalités et fins hétérogènes selon la politie en cause[81]. Néanmoins, il reste que la guerre préserve « la consistance propre[82] » de toute société, qu’elle soit primitive (A) ou étatique (B).

A. L’indispensable guerre pour la société primitive

Dans la société non étatique, l’état de guerre est permanent[83], mais il est souvent interprété comme la résultante du caractère primitif de la société, lié à sa persistance dans un état de nature compris comme forcément violent. En réalité, la guerre est une activité sociale indispensable à cette politie pour satisfaire son besoin de conservation.

À la différence des États jusqu’au milieu du xxe siècle, chez les sociétés primitives, la guerre ne poursuit aucun but visant à la conquête ou à la domination, ni à l’extension du territoire ou à la maximisation de la puissance. Dans la conscience sociale de certaines tribus, comme celle des Tupinamba, l’activité guerrière est subordonnée au magico-religieux[84] : elle consiste à ramener des prisonniers[85] dès qu’un danger survient de la part de « groupes hostiles responsables de profanations réelles ou supposées du caractère sacré du Nous collectif[86] ». Le recours à la violence est le moyen de la tribu pour consommer la vengeance[87]. Pour ce faire, des membres d’une autre politie sont faits prisonniers et la tribu instaure des « rituels de destruction des victimes et de purification [des] bourreaux[88] », avec par exemple des cérémonies ritualisées d’anthropophagie des détenus. Ce procédé permet à la fois de récupérer « la “substance” du compagnon ou du parent mort [lors de la guerre menée contre l’ennemi] », mais aussi de s’assurer de « la propre incorporation de l’un ou de l’autre au courant de l’existence sociale[89] ». En ce sens, la guerre préserve l’équilibre des relations sociales au sein de la tribu alors que la mort d’un compagnon ou d’un parent provoque son déséquilibre. En plus de défendre la société d’un danger et de la protéger pour l’avenir[90], bref de la préserver dans sa totalité vis-à-vis de l’extérieur, la vengeance a un caractère expiatoire au travers du sacrifice sanglant, en réponse à l’atteinte proférée contre la tribu. En somme, chez les Tupinamba, la guerre participe autant à la défense de la politie qu’à la garantie de son équilibre social, lequel est au besoin régénéré par des affrontements violents. Ils dépendent donc de l’Autre pour subsister en tant que société. Dans une certaine mesure, la guerre revêt une double dimension : une face négative où elle participe à préserver l’intégrité de la tribu ; une face positive où elle contribue à conserver son unité en tant que telle[91].

Étudiant le rapport à la violence de sociétés primitives sud-américaines, Clastres confirme cette approche. En effet, « les communautés locales maintiennent par les guerres leur identité sociale[,] leur autonomie politique[92] » et leur morcellement[93]. C’est la raison pour laquelle la guerre est un « fait massif inscrit [en leur] cœur[94] ». Cette conservation par la guerre s’observe tout autant dans plusieurs sociétés africaines, comme la tribu lignagère des Lobi du sud-ouest du Burkina Faso[95], le peuple des Mursi du sud-ouest de l’Éthiopie[96] ou les Moundang de Léré. Ces derniers étaient organisés autour d’une royauté sacrée, dépositaire de la sécurité collective[97], elle-même garante du lien social des clans qui composent le royaume[98]. Les guerres menées par les rois de Léré, dont certaines auraient pu conduire à la disparition de la politie primitive, n’eurent pas pour dessein de « vaincre » et « soumettre », comme pour les guerres étatiques de conquête, mais de « résister », de « montrer une combativité suffisante » pour se perpétuer dans son être[99]. À ce titre, Clastres affirme que la guerre est un mode de fonctionnement de la société primitive en ce qu’elle constitue « une politique extérieure [qui] se rapporte à sa politique intérieure, […] [à son] conservatisme intransigeant » afin de « se conserver dans son être même, […] [de] persévérer dans son être[100] ». La guerre, si caractéristique de l’état de nature en théorie de l’État, révèle que celui-là est déjà un état social[101] puisque l’activité guerrière régénère la politie pour garantir son unicité.

En somme, la guerre participe à conserver la société sans État. Il convient de préciser le sens que revêt ici « conservation ». Sur un espace intersociétal, des conflits violents apparaissent en raison de luttes pour un territoire, pour l’accès à des ressources ou encore pour se venger. Il apparaît cohérent que toute société se défende contre son agresseur pour protéger son intégrité physique. Ce n’est donc pas propre à l’État. Lorsque Carré de Malberg évoque la défense de l’État sous toutes ses formes[102] comme l’une de ses « tâches essentielles[103] », cette raison d’être se retrouve dans les autres unités politiques. Olivier Beaud, par exemple, identifie un tel dessein avec le telos fédératif, qui garantit la sûreté extérieure des membres de la Fédération[104]. On retrouve une dimension exogène à la conservation consistant à préserver sa totalité vis-à-vis de l’Autre. Derrière cette « défense naturelle[105] » presque évidente, une autre dimension plus endogène peut être identifiée. Dans les sociétés primitives, la guerre répond aussi, si ce n’est davantage[106], au besoin de la société de se régénérer dans son être. Si elle paraît inéluctable[107], la guerre n’est pas seulement un moyen déterminé « par le besoin dans l’état de nature […] de soutenir son droit par la violence[108] » contre l’Autre, elle se révèle également être un besoin dans son rapport à Soi. En d’autres termes, la guerre présente une réflexivité pour la société primitive : elle permet l’« autoconservation[109] » de son être. C’est la raison pour laquelle Clastres qualifie la société primitive d’« être-pour-la guerre[110] » car celle-ci lui assure son unité. En ce sens, l’entreprise guerrière est une activité indispensable pour garantir sa pérennité.

La théorie de l’État estime que cette double dimension ne peut se retrouver dans le cas de l’État. Certes, il préserve aussi son intégrité au moyen de la guerre, mais étant donné qu’il est un « être-contre-la-guerre[111] », cette dernière ne pourrait contribuer à garantir son unicité.

B. L’intérêt de la guerre pour l’État

L’État est une entreprise réussie de pacification d’un territoire au travers de son monopole de la contrainte (physique) légitime[112]. Il n’est pas pour autant question pour cette politie de refuser ou nier la guerre. L’entreprise guerrière présente pour lui un intérêt, au même titre que la société primitive, à savoir celui de contribuer à sa propre conservation.

Il est vrai que la relative pacification du système international[113] pouvait induire en erreur. La raréfaction des guerres offensives de conquête[114], jusqu’alors synonyme de « maintien et [d’]accroissement du prestige international[115] » de l’État, a laissé place aux seules guerres défensives assignées à l’État[116], entendues pour « parer un coup » face à une agression, résister et se conserver[117]. La guerre n’est (plus) que « protection » vis-à-vis de l’extérieur[118], en aucun cas elle ne contribuerait à préserver l’unité de l’État. Dans ce cadre, les ordres juridiques international et étatiques ont globalement interdit l’entreprise guerrière. Désormais, il existe même un principe fondamental ou essentiel du droit international de prohibition du recours à la force armée[119]. Ce rapport négatif à la guerre, dans lequel s’identifie son rôle de « perpétuation de la politie[120] » contre les conquêtes, ne doit pas laisser penser que les États minimisent (le risque de) la guerre. Au contraire, la contingence historique et occidentale de la raréfaction des guerres n’a pas conduit à la disparition des conflits armés internationaux ou non internationaux, souvent asymétriques. La préférence actuelle donnée à la diplomatie pour régler un différend[121] suggère seulement que l’État s’inscrit dans une tendance à la pacification, précisément afin de l’éviter. D’autant plus que l’application d’une règle prohibitive de la guerre étant une manifestation culturelle[122], elle dépend des évolutions rencontrées par « le système à l’intérieur duquel elle naît[123] » : rien n’indique que demain ne revienne pas à la situation d’hier[124]. Partant, si, à la différence de la société primitive, l’État ne recourt pas à l’activité guerrière pour se régénérer, il dépend de sa potentialité pour justifier son rôle, et perdurer en tant que tel. En tout état de cause, que la politie étatique ait un intérêt à faire la guerre ou cherche à l’éviter ne change pas grand-chose : l’État est intrinsèquement lié à la guerre, il en a besoin pour garantir son unicité par rapport à l’Autre.

Ce « lien profond[125] » fut identifié par Hobbes[126] et met en évidence que la guerre révèle à la fois cette idée de préservation de l’intégrité de la société et celle de son unité en tant que telle. Selon lui, État et guerre ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre en raison de l’égalité naturelle des individus. Cette dernière engendre une défiance si grande entre eux qu’ils sont amenés à tout mettre en œuvre pour garantir leur sécurité, « ce que [leur] propre conservation requiert[127] », jusqu’à ce qu’une personne les tienne « en respect[128] ». Pour se mettre en société (civile), chaque individu s’impose une restriction en instaurant un pouvoir commun au nom de sa « propre préservation[129] ». Ils réunissent alors leurs puissance, force et volonté sous un pouvoir distinct et séparé du corps de la société. Cette « unité réelle de tous en une seule et même personne » est appelée État[130]. Puisque « la guerre empêche l’État, [et] l’État empêche la guerre[131] », la potentialité permanente de la guerre[132] justifie l’existence pérenne de l’État pour préserver la société qui le compose : celui-là garantit l’unité de celle-ci « contre la guerre[133] ».

Néanmoins, il serait hâtif d’en conclure que la relation entre l’État, à présent institutionnalisé, et la guerre est désormais rompue : l’État n’annihile pas la guerre, il l’entretient[134]. Certes, à l’intérieur de son territoire, les rapports intrasociétaux sont pacifiés, normés, voire sanctionnés (l’ennemi n’est plus, seul l’adversaire subsiste), évacuant la guerre au-dehors de l’État. Révélé jadis dans le rapport intrasociétal, le lien entre État et guerre n’est plus visible qu’à l’échelle interétatique, en tant que manifestation de la souveraineté de l’État qui l’autorise à se défendre et à conquérir[135]. À cet égard, Charles Tilly a démontré combien l’institutionnalisation étatique n’est pas corrélée à la raréfaction des conflits armés. Au contraire, le recours à la force a été le principal vecteur pour modeler et renforcer l’État[136]. Le succès de sa revendication du monopole de la violence légitime[137], véritable « lieu commun[138] » de la théorie de l’État, a eu deux conséquences principales sur le lien entre État et guerre. D’une part, celle-ci a façonné la genèse interne de celui-là. À mesure que l’État parvenait à prohiber l’usage des moyens de contrainte par les populations et par toute institution concurrente[139], il bouleversait l’ordre établi : sans annihiler la possibilité de la guerre, il devenait le seul compétent[140] pour la préparer et la prendre en charge[141] au-dehors de ses frontières. C’est la raison pour laquelle l’ensemble des ordres juridiques étatiques prévoit des règles de prohibition, ou à tout le moins un encadrement important de l’usage de la force publique par des personnes privées. D’autre part, l’État n’a eu de cesse d’engendrer la guerre. À mesure que sa monopolisation réussissait, la compétition entre les individus se déplaçait à l’extérieur du territoire étatique pour se porter entre deux ou plusieurs polities. En ce sens, « la formation de l’État (au sens restreint d’élimination ou de neutralisation des rivaux locaux […])[142] » s’est inscrite dans une « logique internationale[143] ». Avec la guerre, la politie étatique a gagné du terrain sur les autres formes d’organisations politiques ; avec la diplomatie, sa lutte contre les conflits armés par la conclusion de traités et la création d’organisations internationales contribuait à pérenniser son rôle puisque tout rapport extérieur devenait exclusivement étatique, l’État étant le principal sujet de droit international[144]. Partant, si l’État est contre la guerre, c’est à l’intérieur de son territoire, une fois son pouvoir institutionnalisé, il l’est bien moins au-dehors de ses frontières.

L’État a donc un intérêt envers la guerre pour se conserver en lui-même, en tant qu’unité politique à part entière. En ce sens, il ne faut pas lire trop rapidement l’affirmation selon laquelle l’État est un « être-contre-la-guerre » : si celui-ci développe un rapport exclusif à la guerre, sa virtualité (en l’absence de guerres offensives licites) préserve l’unicité de l’État par rapport aux autres formes d’organisation politique. La politie primitive, elle, développe un rapport inclusif à la guerre car sa réalité est vitale pour se régénérer. La guerre est bien un « mode d’être[145] », que l’État soit en faveur ou contre elle, parce qu’il est toujours en lien avec elle.

Si la théorie générale de l’État estime que les relations extérieures renvoient à des activités récurrentes qui, en premier lieu, répondent au besoin de garantir l’« existence » de l’État[146], cette théorie néglige que la potentialité de la guerre préserve autant l’unité de l’État que sa réalité ne conserve celle de la société primitive. Ainsi, ces deux polities si radicalement opposées satisfont un même besoin ontologique : à côté de sa conservation vis-à-vis des Autres (intégrité-totalité), il y a, en même temps, celle de la politie en tant que forme d’organisation politique à part entière (unité-unicité). Ce n’est qu’ensuite que les buts assignés à la guerre (politique, économique ou autre) divergent entre l’État et la société primitive.

En définitive, toute politie cherche à se préserver dans son rapport à l’Autre à travers ses activités liées aux relations extérieures, spécialement la guerre. Dans ce cadre, on constate une irréductibilité de l’altérité dans la satisfaction de ce besoin de conservation. Cette dernière figure d’ailleurs chez Locke[147]. Elle est liée au pouvoir fédératif qui, mal-nommé, doit être réévalué pour identifier la fonction commune à toutes les polities en la matière.

II. La satisfaction de ce besoin : la fonction d’integer de toute politie

La satisfaction du besoin de conservation de toute politie est rendue possible parce que chacune d’elle remplit une fonction en matière de relations extérieures. À partir d’un parallèle entre la vie organique et la vie sociale[148], le concept de fonction permet de déterminer en quoi consistent certains phénomènes ou faits sociaux récurrents pour comprendre « à quoi sert » telle ou telle institution chargée de telle activité. En théorie générale de l’État, Carré de Malberg, Kelsen ou Eisenmann se sont interrogés sur les fonctions que remplissait l’État[149]. Nous-même avons défendu qu’à côté des fonctions politico-sociales de police et de prestation, l’État assurait une fonction dédiée aux relations extérieures, la fonction d’integer (terme latin signifiant intact, irréprochable). Celle-ci se révèle au travers de trois activités principales : l’intégration de la société au système international par la négociation diplomatique ou l’exécution des obligations internationales ; la garantie de son intégrité par le recours à la force ; et l’expression de sa position dans son intégralité au travers de la représentation diplomatique[150]. Or, grâce à l’anthropologie, il apparaît que cette fonction n’est pas propre à l’État : elle est bien plus élémentaire puisque commune à toutes les polities (A). La mise en œuvre de cet invariant anthropologique passe par l’institutionnalisation des activités liées aux relations extérieures, sans quoi la société ne pourrait « agir[151] ». Cela pose la question de l’agencement du pouvoir qui connaît de multiples variations selon la politie en cause (B).

A. L’élémentarité de la fonction

D’après Durkheim, le terme « fonction » peut revêtir deux sens : « tantôt [le concept] désigne un système de mouvements vitaux, abstraction faite de leurs conséquences », comme la fonction de respirer ; « tantôt il exprime le rapport de correspondance qui existe entre ces mouvements et quelques besoins de l’organisme », dans ce cas, la respiration a pour fonction de permettre l’incorporation de l’oxygène dans le sang afin que l’organisme subsiste[152]. Dans les sociétés humaines, le premier sens de fonction est synonyme d’« activité »[153]. Appliqué à notre objet d’étude, le mouvement vital (ou « activité récurrente[154] ») pour la vie sociale correspond aux différentes activités liées au champ des relations extérieures (guerre, échange de biens ou de techniques, alliances…) mises en œuvre par la société, tandis que le besoin renverrait à la conservation de la politie correspondante. Quant au second sens de fonction, il évoque le « rôle propre et caractéristique joué » par une institution[155] au sein d’un « ensemble dont les parties sont interdépendantes[156] ». Partant, les activités sociopolitiques sont institutionnalisées[157] par la société pour remplir un certain nombre de fonctions. En l’espèce, les activités liées au champ des relations extérieures ont pour cause l’altérité inhérente à tout rapport politique et répondent au besoin de conservation. Déterminer la fonction de ce qui est le produit de l’institutionnalisation de ces activités – l’État, la chefferie africaine[158] ou un groupe de guerriers sud-américains[159] – revient à s’intéresser au « rapport de correspondance » entre ces activités et ce besoin ontologique. En somme, il s’agit de déterminer la fonction (ou le rôle) de ces institutions qui s’avère essentielle pour contribuer au « système social total[160] », sans quoi la préservation de l’altérité, dont les relations extérieures dérivent en tant que phénomènes sociaux[161], serait en péril.

Fort de cette clarification, il convient de s’intéresser aux fonctions en théorie générale de l’État, où deux courants s’opposent. En effet, la majorité de la doctrine positiviste comprend les fonctions de l’État comme les « produits de l’activité des organes étatiques », c’est-à-dire au travers des actes matériels et juridiques de l’État qui reflètent le comportement et la production normative de ses organes[162] auxquels son comportement est imputé[163]. Selon d’éminents juristes[164], l’étude de ces fonctions doit se limiter à « ce qu[e les actes] sont en eux-mêmes[165] » en ce qu’ils sont les moyens juridiques à disposition de l’État pour remplir ses attributions. Si les polities non étatiques respectent aussi des règles sociales et juridiques[166], ce qui nous intéresse ici renvoie plutôt aux fins[167], au rôle de l’(ou des) institution(s) spécialisée(s) dans le domaine des relations extérieures. Eisenmann formalisa cette distinction entre les fonctions-moyens de l’État, qui concernent ses fonctions de législation, administration et juridiction pour produire des actes matériels et juridiques, et ses fonctions-fins, qui renvoient à ses fonctions politico-sociales de police, prestation et, selon nous, d’integer. Sur ce point, l’anthropologie permet de desserrer la focale du juriste sur l’État dans la mesure où de telles fonctions-fins se retrouvent dans toutes les polities.

Le « pouvoir fédératif » de Locke est un point d’entrée pour le démontrer. Selon lui, ce pouvoir permet à toute société de garantir « la sécurité et [l]es intérêts extérieurs de la communauté vis-à-vis de tous ceux qui peuvent lui être utiles ou nuisibles[168] ». Toutefois, son originalité[169] ne peut conduire à le qualifier de pouvoir, aussi bien en raison de la nécessité de distinguer organe, fonction et pouvoir[170] que de son ambivalence[171].

En effet, les « pouvoirs » exécutifs et législatifs renvoient à des fonctions et pouvoirs qui permettent, dans l’ordre juridique interne, la production d’actes juridiques (fonction) au travers de leur délibération et leur exécution (pouvoir). En revanche, le « pouvoir fédératif » évoque une qualité, à savoir l’allié[172], où nulle indication sur l’acte produit ou le mode d’action qui le caractérise n’est faite. Cela semble cohérent puisque les actes produits par l’État en matière de relations extérieures mobilisent les deux fonctions-moyens de législation et d’exécution (décret de déclaration de guerre, loi autorisant la ratification d’un traité international…). Si, pour certains, ce « pouvoir fédératif » constitue le prolongement des pouvoirs législatif et exécutif au-dehors des frontières[173], cette lecture permet seulement de soutenir que toute activité étatique est encadrée par le droit, comme en témoignent les normes constitutionnelles relatives aux relations extérieures depuis l’État, et celles de droit international portant sur les rapports interétatiques. Elle n’informe donc en rien sur sa spécificité.

Il semble que la réflexion lockéenne fasse davantage écho à un constat empirique empreint de pragmatisme[174] selon lequel un corps politique autonome et indépendant ne peut vivre en autarcie car « la pluralité des corps politiques » empêcherait de « s’ignorer mutuellement[175] ». De ce point de vue, ce constat peut s’étendre à toutes les unités politiques. Ce n’est que par la suite que l’action extérieure d’une politie se distingue des autres pour dévoiler sa particularité. Concernant l’État, à la différence des sociétés primitives, le droit a conduit à rationaliser l’exercice du pouvoir de la société civile au travers de son institutionnalisation dans l’État. Son « pouvoir fédératif » est caractérisé par un principe de juridicité sans équivalent dans les autres formes d’organisation politique[176]. Le droit vient en effet encadrer les trois principales activités politiques des relations extérieures : garantir l’intégrité de la société par un « droit de faire la guerre » ; assurer son association voire son intégration au système international au travers d’un « droit de conclure des traités ou alliances » ; et permettre sa représentation intégrale par un « droit d’entretenir et de recevoir des ambassades[177] ». Partant, le « pouvoir fédératif » est à la charnière entre droit et politique. C’est la raison pour laquelle sa conceptualisation n’a guère eu les faveurs des philosophes qui ont suivi Locke[178], ni celles des juristes[179] : son intuition fut sans doute la bonne, mais bien moins sa lecture. Le « pouvoir fédératif » ne renvoie en réalité ni à un organe particulier[180], ni à un acte juridique produit (fonction-moyen), ni à la volonté d’un organe de l’État (pouvoir). C’est selon nous autre chose : une fonction-fin dont le statocentrisme doit être relativisé.

Puisque les activités du champ des relations extérieures sont institutionnalisées par la société au travers d’une politie[181], les institutions dévolues agissent tel un intermédiaire, bien qu’elles soient variées d’une société à l’autre. Il peut ainsi s’agir de l’État[182], qui entre en relation grâce à l’un de ses organes (le plus souvent gouvernemental), ou de la tribu indienne, qui interagit avec le dehors par sa chefferie[183]. Il peut aussi être question d’un royaume, comme avec le roi bandia, responsable des échanges et des conquêtes[184], ou le chef de guerre chez les Moundang de Léré, là où le roi s’astreint à garantir la paix[185]. En somme, ces institutions permettent à la société à laquelle elles sont liées d’échanger des biens ou des techniques, de faire la guerre ou de nouer des alliances. Dès lors, l’affirmation de Rousseau selon laquelle « la guerre n’est […] point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État[186] » pourrait être élargie à toute politie. Chacune établit une institution qui remplit une fonction caractérisant le rapport de correspondance entre les activités liées aux relations extérieures et le besoin de conservation. Autrement dit, cette institution joue, entre autres, le rôle d’intermédiaire entre les sociétés. Elle fait pour ainsi dire le lien entre elles[187], telle une interface pour établir, entretenir et mettre fin à leurs relations. La fonction assurée par cet intermédiaire permet donc à la société politique de se mettre en rapport avec l’Autre.

À la lumière de ces développements, si l’État remplit bien une fonction propre aux relations extérieures, elle n’est pas statocentrée[188]. Certes, elle marque la singularité de l’État par rapport aux unités politiques susceptibles de le concurrencer (collectivités fédérées ou territoriales, organisations internationales) mais, dans le même temps, cette fonction concerne des polities (très) différentes. Cela amène ainsi à nuancer l’État comme modèle paradigmatique : la fonction d’integer est bien plus élémentaire qu’elle ne paraissait l’être.

Lorsque Locke défend l’idée que, dans « toute république[189] », il existe un « pouvoir fédératif », il songe sans nul doute à l’État, mais, à l’époque, celui-ci n’est pas clairement identifié en tant que forme d’organisation politique, ce qui autorise à élargir son propos à toute politie. Chacune remplit une fonction d’integer qui assure le rapport de correspondance nécessaire à la satisfaction du besoin de conservation. Sans elle, le système social total de la société ne saurait fonctionner puisque sans institution médiatrice avec le dehors, la confrontation à l’Autre, et donc sa propre conservation pour que l’altérité perdure, ne serait pas possible. À cet égard, le latin integer demeure satisfaisant. Il avait été retenu en raison de son étymologie commune aux trois activités extérieures principales de l’État[190]. Si celles de sauvegarde de l’intégrité et de représentation intégrale se retrouvent dans les sociétés non étatiques, celle d’intégration fait débat puisque prima facie, elle ne semble pas avoir d’équivalent hors l’État[191]. Toutefois, l’intégration paraît bien prise en compte, au moins de manière négative, en ce que l’État s’intègre pour éviter sa dislocation, tandis que la société primitive l’évite pour empêcher toute absorption. Surtout, la racine indo-européenne du mot integer, *tag– (pour dire toucher) et sa base élargie *tagr (pour dire intact) sont éclairantes : elles permettent de comprendre que la fonction d’integer est une fonction de mise en contact entre deux ou plusieurs polities sans connaître d’altération ou, pour le dire autrement, être en relation tout en se conservant.

L’anthropologie contribue ainsi à relativiser la thèse étatique de la mise en œuvre de la fonction d’integer en matière de relations extérieures. Si cette fonction le caractérise, elle est bien plus élémentaire car elle est commune à chaque politie. Néanmoins, cet invariant ne préjuge en rien de la manière dont chaque société s’organise puisque la fonction identifiée n’apporte aucune indication sur son influence à l’égard des rapports dans l’unité politique[192].

B. La multiplicité de l’agencement du pouvoir

Si la respiration remplit la même fonction pour tous les êtres vivants, sa mise en œuvre varie d’une espèce à l’autre selon l’appareil respiratoire en cause. Dans une certaine mesure, si les activités des relations extérieures remplissent la même fonction pour toutes les polities, l’agencement du pouvoir pour agir connaît de multiples variations d’une société à l’autre.

Détenteur du pouvoir, l’État détermine ce qu’est le bien commun de la société[193]. Lorsqu’il établit des rapports au-dehors de ses frontières, elle admet[194] que lui seul peut déterminer le caractère hostile, amical ou neutre des relations établies. Au besoin, l’État impose son point de vue : la déclaration de guerre le conduit par exemple à mobiliser sa population et l’envoyer au front, sanctionnant ceux qui s’y refusent[195]. Il agit tel un « super-individu[196] » qui exerce une contrainte sur les personnes pour organiser leurs rapports sociaux. Dans le même temps, l’ordre juridique étatique organise le partage du pouvoir de l’État[197] entre quelques organes disposant de « l’activité dirigeante[198] ». En ce sens, la société étatique est à la fois sujet et objet de pouvoir tandis que la société primitive est seulement un sujet de celui-ci. Pour cette dernière, le corps social « ne possède pas d’organe séparé du pouvoir politique[199] » : elle agit comme une multiplicité de singularités afin de se prémunir de la tendance unitaire du pouvoir[200]. Dans ce cadre, la théorie générale de l’État trouve absurde, à tout le moins paradoxal[201] qu’une institution ne détienne pas le pouvoir ou ne puisse le mettre en œuvre de manière autonome.

Si l’agencement du pouvoir peut connaître de multiples variations, la théorie de l’État ne cesse de promouvoir une concentration des compétences d’élaboration et de conduite des relations extérieures, bref du pouvoir de direction, selon une appréhension moderne[202] voire anté-moderne[203] de l’État. Elle défend l’idée que ce dernier doit être personnifié par un chef en ce que le pouvoir de direction serait naturellement concentré par un organe[204]. Depuis, la théorie de l’État a développé un double universalisme abstrait en la matière. D’une part, à l’unité du pouvoir de l’État vu depuis l’intérieur doit répondre celle de sa personnification projetée vers l’extérieur. C’est au tournant du xviie siècle, au moment où l’institutionnalisation de l’État arrive à son terme[205], qu’une telle lecture fut intériorisée. À cette époque, les marchands londoniens ne virent plus l’interlocuteur du Royaume d’Espagne dans l’ambassadeur Sarmiento de Acuña, comte de Gondemar, mais dans le chef d’État espagnol Philippe III[206]. D’autre part, à l’unité de représentation de l’État doit répondre une unité de direction[207], d’abord sous forme d’un monopole monarchique, ensuite d’une concentration gouvernementale du pouvoir de direction : il en irait de la nature même des relations extérieures[208]. Même chez des positivistes radicaux, cet argument fut repris[209]. Cette lecture est d’ailleurs tellement partagée qu’elle a été conceptualisée au travers du « pouvoir externe » (auswärtige Gewalt puis auswärtige Verwaltung[210]) de l’État, dont le lien avec le pouvoir fédératif est établi[211].

Cette concentration tirée de la nature des choses est une « évidence ethnocentriste[212] » dont l’anthropologie peut conduire la théorie de l’État à sortir. En effet, si le pouvoir est présent dans toutes les sociétés[213], son institutionnalisation n’existe pas en raison d’un fondement naturel mais culturel[214]. Les Indiens Guayaki l’illustrent concernant l’accès à la dignité de chef, fondée sur la capacité à discourir et non à combattre[215]. C’est la preuve que par « l’innovation sociale », les individus peuvent structurer, stabiliser, voire restructurer des sociétés selon de multiples formes d’agencement du pouvoir[216]. Le pouvoir et la façon de l’organiser ne sont jamais imposés par la nature en ce sens que « le pouvoir est exactement ce que [l]es sociétés ont voulu qu’il soit[217] ». Preuve en est des Wa installés dans la Zomia, qui retiennent une organisation du pouvoir acéphale, où chaque décision est prise de façon égalitaire[218]. Dans la région de la rivière Vaupés (Brésil et Colombie), chez les Cubeo, différentes strates de chefs se répartissent les affaires politiques, dont la politique extérieure. Ainsi, les chefs locaux, qui officient auprès des groupes sociaux, ont une faible autorité et peu de pouvoir, sans dimension coercitive, alors que l’ensemble du corps social est dirigé par deux chefferies, l’híbükü, leader phratrique[219], et l’habókü, chef d’une communauté fraternelle[220] : l’unité de direction est bien absente. Chez les tribus de l’Orénoque (Colombie et Venezuela), une telle unité dépend de la période : en temps de paix, un pouvoir civil officie sans être coercitif. Il ne cède sa place qu’en période de guerre, au profit d’un chef puissant. Le « modèle du pouvoir coercitif n’est donc accepté qu’en des occasions exceptionnelles, lorsque le groupe est confronté à une menace extérieure[221] ». Enfin, chez les Jivaros (Équateur et Pérou), la figure du chef n’apparaît qu’en temps de guerre ; une fois la paix revenue et les alliances conclues, l’acéphalie réapparaît[222].

Souvent, la politie primitive institutionnalise une chefferie pour personnifier la société dans ses relations extérieures, mais aussi parler en son nom, « lorsque les circonstances et évènements la mettent en relation avec les autres[223] ». La différence avec les sociétés étatiques se trouve dans le fait qu’à la différence d’un chef d’État, le leader primitif n’a aucune autonomie : il ne décide pas pour la société, il est seulement son porte-voix. Cela ne l’empêche pas d’exercer une autorité sur le reste du corps social, comme chez les Nuer (Soudan du Sud), à défaut de pouvoir décider à sa place[224]. Ce phénomène illustre bien qu’à rebours de la pensée occidentale dominante depuis l’Antiquité[225], et dans son sillage la théorie de l’État, le pouvoir n’a pas forcément à être séparé du corps social pour que le politique puisse se déployer, et l’altérité préservée. En effet, les décisions prises ne sont pas celles du leader primitif mais « répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu[226] ». La raison s’explique par la conservation de la multiplicité où chaque individu est « un ambassadeur de sa propre monade[227] ». Partant, la chefferie dépend du groupe social qui l’institue[228] alors que l’État s’autonomise par rapport à la société. Elle reste cependant un rouage essentiel, au même titre que l’État, puisqu’elle est une figure de l’altérité, l’incarnation de l’extérieur[229].

En ce sens, si l’unité de représentation recherchée par les sociétés primitives se retrouve aussi pour l’État, les conceptions diffèrent. Concernant la politie étatique, l’unité de direction doit découler de l’unité de représentation tandis que s’agissant de la politie primitive, le leader est uniquement un vecteur admis pour formaliser sa décision. C’est la preuve qu’il n’y a aucune relation de cause à effet entre unité de représentation et unité de direction. De plus, une confusion de la théorie de l’État entre différenciation et division (du pouvoir) semble à l’œuvre. La première est une structure élémentaire du pouvoir[230] et non la seconde. Dans ses rapports intersociétaux, la politie primitive dépourvue de chef ou de gouvernement identifiable recourt à un porte-parole afin de remplir une fonction spécialisée lui permettant de dire à l’Autre ce que veut la société. Cette différenciation – minimale – ne conduit pas nécessairement à ce dont le pouvoir est séparé du corps social au sein d’une institution surplombante. Néanmoins, cette différenciation n’est pas sans risque dans la mesure où elle peut constituer le socle d’une spécialisation accrue d’un des membres de la société[231], première étape vers l’émergence d’un chef, voire l’émancipation du pouvoir en dehors de la société[232]. En effet, les échanges de biens ou les conflits entre sociétés non étatiques ont pu être l’occasion de pérenniser un mode d’agencement circonstanciel du pouvoir, comme l’obéissance au chef exigée par la guerre. Ce fut le cas à Madagascar, lorsque les Mérinas se sont emparés des moyens de coercition pour contraindre la société à lutter contre l’État colonial, menant à la division du pouvoir entre maîtres et sujets[233].

En définitive, il ne relève pas de la nature des choses que le pouvoir de direction des relations extérieures soit, dans l’État, concentré dans les mains d’un seul ou de quelques-uns. L’anthropologie démontre que les polities primitives envisagent une multiplicité de manières d’agencer le pouvoir pour remplir la fonction d’integer qui lui incombe.

Au terme de cette étude, il apparaît qu’au travers des activités du champ des relations extérieures, toutes les polities cherchent à satisfaire un besoin ontologique de conservation. Pour y parvenir, elles remplissent une fonction d’integer, dont l’analyse anthropologique démontre qu’elle caractérise chacune d’entre elles. L’anthropologie contribue ainsi à relativiser l’État puisqu’elle remet en cause le point de départ de « tout discours sur le droit [qui] part ou postule[234] » la politie étatique comme l’unité politique paradigmatique de toute société.

À cet égard, « nous sommes [tellement] étatisés[235] » que la majorité des juristes voit dans l’État l’archétype du pouvoir de faire la guerre, nouer des alliances ou échanger des biens ou des techniques. Loin d’être monolithiques, la science et la culture juridiques doivent envisager l’État comme « idée d’œuvre ou d’entreprise » cristallisée par le droit en un corps distinct de la société[236]. C’est un fait social, une institution vivante qui agit, décide, produit, évolue et disparaît au même titre que les individus ou les sociétés[237]. Il apparaît donc envisageable de penser autrement l’État et pourquoi pas un jour de le dépasser. En ce sens, les sociétés non étatiques constituent une précieuse source de réflexion.

 

Thibaud Mulier


Thibaud Mulier est maître de conférences en droit public à l’Université Paris Nanterre. Membre du Centre de Théorie et Analyse du Droit (CTAD – UMR 7074), ses recherches portent principalement sur le droit constitutionnel, la théorie générale de l’État et le champ des relations extérieures dans plusieurs branches du droit public (droit international, droit administratif, droit des finances publiques). Il est l’auteur d’une thèse portant sur Les relations extérieures de l’État en droit constitutionnel français, honorée du Prix Delmas-Marty ISJPS et récemment publiée aux éditions Mare & Martin.

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