Georges Gurvitch (1894-1965), le droit social et la sociologie juridique dans l’entre-deux-guerres

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Sommaire de l'article

Christian Papilloud et Cécile Rol

« Gurvitch n’a pas laissé grand’chose dans son sillage », lançait T. Parsons dix ans après la mort de son collègue[1]. Si, en sociologie, ce verdict était quelque peu hardi, le constat du rapide oubli de Gurvitch fut plus radical encore en droit. Malgré l’œuvre pionnière d’un « profond visionnaire » dont nul n’a cessé de louer l’originalité, l’aveu fit durablement l’unanimité : « Gurvitch n’a manifestement pas exercé d’influence significative sur la pensée juridique de son époque et sur l’orientation ultérieure de la sociologie du droit[2] ».

Depuis une vingtaine d’années, les rééditions que connaissent ses œuvres témoignent pourtant d’une révision[3]. À la négligence d’une sociologie juridique « à première vue retardataire et surannée » a succédé la clarification des « faux prétextes d’un rejet viscéral[4] ». Au-delà d’une personnalité querelleuse qui n’eut pas d’héritiers immédiats, on a rappelé l’ancrage idéologique d’une sociologie juridique qui se voulait ambitieuse, et plus encore les ruptures conceptuelles qu’elle dessinait. Pour la sociologie du droit contemporaine, l’apport de Gurvitch n’est plus seulement l’une de ces « plaques commémoratives en forme de note de bas de page » ornant les manuels spécialisés : il sert de levier pour renouveler la recherche socio-juridique, assurément sous corrections[5].

Cette réévaluation invite d’autant plus à revisiter l’influence de Gurvitch sur la sociologie du droit de l’entre-deux-guerres que le rôle qu’il y a joué en corrobore les raisons. Malgré les lacunes d’un parcours bio-bibliographique que Gurvitch ne relatera jamais qu’à demi-mot[6], il ressort nettement que la spécificité première de la contribution de ce déçu de la Révolution russe, quittant sa patrie pour l’Allemagne en 1920 avant de gagner cinq ans plus tard la France[7], est la synthèse. En traversant les frontières, Gurvitch s’est imposé comme l’artisan d’une systématisation de tentatives minoritaires mais convergentes et nouvelles, que pour faire écho à H. Arendt on pourrait nommer la « tradition cachée » du droit social. À cette position de synthèse – celle de son propre parcours étant indissociable de celle du champ disciplinaire –, Gurvitch rattachait trois ambitions majeures. La volonté de proposer une théorie dépassant le cadre du droit étatique et adaptée au processus de démocratisation des sociétés européennes servait de socle à chacune d’elles : l’une, politique, de défense d’un socialisme syndicaliste ; la seconde, plus personnelle, d’insertion académique ; l’autre enfin, d’institutionnalisation de la sociologie juridique. Peu après qu’il arrive à Paris, Gurvitch contribue de manière déterminante à la fondation de l’Institut International de Philosophie du Droit et de Sociologie juridique ainsi que de deux revues, les Archives de Philosophie du Droit et de Sociologie juridique puis le Journal of Legal and Political Sociology. Au vu des contraintes financières et politiques, les seize années que dura cet effort sont à mettre au compte de la révision de son héritage.

Les origines de la sociologie juridique de Gurvitch

S’il n’est pas allé au front, Gurvitch est un enfant de la Grande Guerre qui voit s’affirmer, par les mouvements sociaux, les migrations, les revendications dont elle s’accompagne, le besoin de constituer un système nouveau de droit social. Dès ses années de formation en Russie auprès de Th. Taranovsky et de L. Petrasizky, Gurvitch se passionne pour cette idée encore polysémique qu’il s’agit de stabiliser, certain que la philosophie du droit russe avait sa part à jouer dans ce travail de précision[8].

De Taranovsky, Gurvitch tire son intérêt pour la question de la démocratie en tant que question des fondements collectifs du pouvoir dans la société. Il l’aborde dans ce qui peut être considéré comme son premier manuscrit sur le droit social à propos de l’ecclésiaste ukrainien T. Prokopovitch[9]. Pour Gurvitch, l’idée de démocratie devait débarrasser la philosophie du droit d’un État pensé comme personne morale autoritaire. Quant à Petrasizky, dont le rôle pour le développement de la sociologie en Russie a pu être comparé à celui de Durkheim[10], Gurvitch pressent tôt que sa théorie sociale contient les germes d’une conception pluraliste du droit. On en retrouve les premières traces dans le mémoire qu’il consacre en 1918 à J.-J. Rousseau. Gurvitch y reprend à son compte la manière dont Petrasizky tentait de dépolitiser le Contrat social afin d’insister sur le lien entre un État garantissant les droits des individus et des individus participant au gouvernement de la société[11]. Malgré les axiomes individualistes dont Rousseau ne s’était pas libéré, l’autonomie morale et juridique, à la fois égalitaire et plurielle, était posée. Plus profondément, Gurvitch resta longuement fidèle à la liste proposée par son maître des sources formelles du droit ou techniques de constatation des « faits normatifs » qui les précèdent et dont la valeur est saisie de façon intuitive[12]. Il s’inspirait ici de l’idée d’un droit comme ordre positif permettant de réaliser la justice dans un milieu donné. Or si Gurvitch est certain que cette vision pluraliste permet de prévenir les abus d’une définition prématurée du droit social, il est d’avis que la formulation de son maître reste sujette à caution. À cet égard, l’influence de Petrasizky fut sur lui comme sur ses élèves les plus connus, N. Timasheff et P. Sorokin, celle d’un « modèle par la négative[13] ». Car tandis que le chef de l’école de Petrograd fait des phénomènes psychiques la source première de légitimation du droit, Gurvitch la voit dans les totalités sociales, dont il fait dès lors sa bannière. D’où son intérêt à jeter un pont entre juristes russes et philosophes allemands, surtout Fichte et son projet de « totalité concrète à caractère axiologique » pour lequel, tout au long de l’entre-deux-guerres, il ne manqua jamais de superlatifs[14]. Il n’en fallait pas plus pour l’encourager à lui consacrer un travail de thèse dont il emportait les brouillons dans son exil.

La rédaction de sa thèse, Le système de l’éthique concrète de Fichte[15], marque un moment crucial dans l’ambition que nourrissait Gurvitch de consolider les soubassements théoriques hérités de Petrasizky. Il souhaitait préciser les rapports entre la Justice, la Morale et le Droit par le biais de la « Société », pôle irréductible à celui de l’État. Malgré les difficiles conditions de survie à Berlin qui le mettent dans une course aux honoraires ou aux charges de cours, Gurvitch y consacre tout son temps et peut compter sur un réseau de sociabilité russe important. Sergius Hessen, notamment, lui sera d’un grand secours lorsque Gurvitch, arrivé au terme de son manuscrit, désire le publier dans l’une des maisons d’édition les plus prestigieuses d’Allemagne, Mohr & Siebeck. La « contribution exceptionnelle dans le domaine de la recherche fichtéenne » de Gurvitch paraît en octobre 1924 à 1540 exemplaires[16]. Gurvitch y défend qu’après avoir dénié toute valeur morale au droit, Fichte débouche sur l’idée d’un « infini moral positif » comme présupposé de la vie sociale et de sa valeur, que médie et réalise l’activité transpersonnelle. En schématisant l’aperçu technique et rétrospectif qu’il brossa en 1932[17], on en donnera le résumé suivant. L’idéal moral positif, irrationnel et accessible par l’action transpersonnelle, est un idéal essentiellement social ; c’est l’idéal d’une communauté parfaitement égalitaire et anti-hiérarchique entre de purs esprits – d’une « communion ». Cet idéal, principe suprême de la morale, se cristallise dans l’idée-action de justice, qui marque l’étape intellectualisée du passage de la totalité sociale à un système dynamique entre l’un et le multiple. Partant, la justice met en forme la réalité empirique comme faits normatifs, id est comme faits où se déploient une co-génération du droit et de la communauté.

Gurvitch avait certes éclairé la dialectique entre Morale et Société en proposant une gradation en paliers allant d’une totalité sociale transpersonnelle, à ceux de systèmes concrets puis de communautés. Mais comme Fichte, qui n’avait pas eu le temps de synthétiser jusqu’au bout les conséquences de son système pour la sphère juridique, Gurvitch s’arrêtait au seuil de la question du droit, pressé par l’espoir d’un poste rémunéré que lui offrirait une thèse. Fichtes System der konkreten Ethik ne rencontre pas l’écho attendu. Les philosophes allemands qu’il connaît et qui attirent l’attention sur l’expérience vécue du droit se taisent. Les rares recensions dont il bénéficie sont en demi-teintes. M. Geiger éreinte un ouvrage « démodé et poussiéreux » tandis qu’en France É. Bréhier évoque une « construction dialectique plus qu’un fidèle exposé[18] ». Les intellectuels du Berlin russe, pourtant nombreux à publier sur les enjeux socio-politiques de l’éthique du dernier Fichte, sont à peine plus accueillants. Même son ami Hessen restait distant : « L’originalité de ce livre est que l’idée principale de Fichte qui y est développée n’appartient pas à Fichte, mais à Gurvitch lui-même ![19] ».

Fin 1925, avec 73 exemplaires écoulés, Gurvitch est un homme endetté qui doit constater que les portes de l’académie, allemande ou russe, ne s’ouvrent pas à lui[20]. Patronné par le président tchécoslovaque Th. Masaryk, l’Institut d’Études Slaves, rattaché à la Sorbonne, est sa seule planche de salut. Gurvitch y décroche un poste de chargé de cours de philosophie du droit russe et s’exile à Paris. Bien qu’au départ il n’envisage pas d’y rester plus d’un an[21], il jette son dévolu sur la scène académique française germanophile, à commencer par Xavier Léon qui l’aidera à mettre son Fichte en publicité puis à s’inscrire dans les cercles intellectuels parisiens. Comme sa thèse n’est pas reconnue, Gurvitch n’obtenant une équivalence de licence ès-lettres que quatre ans plus tard, en 1929, il se diversifie, notamment en direction de la phénoménologie[22]. Mais son projet initial reste prioritaire. Dès 1924 il prévoyait en effet de consacrer un troisième et ultime « livre dédié tout spécialement à la philosophie du droit et à la philosophie sociale de Fichte[23] ». Sous cette forme, ce livre ne vit jamais le jour. Tout porte à croire cependant que Gurvitch en fit l’ossature théorique de ses deux thèses françaises sur le droit social, que l’on a pu considérer à juste titre comme « l’œuvre de sa vie[24] ».

Un programme : l’Idée du droit social

Dès son arrivée en France, Gurvitch se met à relire « le Descartes et le Pascal des sciences sociales[25] » : Proudhon. Il en tire un article programmatique qu’il publie en 1927 dans une revue parisienne en vogue au sein de l’émigration russe et qu’il traduit dans la foulée en allemand[26]. Deux enjeux peuvent être rattachés à cette double parution dans laquelle Gurvitch affirmait que Fichte et l’école néo-fichtéenne de Karl Krause représentaient le chaînon manquant entre Proudhon, précurseur emblématique d’une approche politique du droit social en France, et l’école française de l’objectivisme juridique. Tout en maintenant qu’une révolution du droit et de sa philosophie ne pouvait réussir qu’à condition d’être internationale, Gurvitch francisait d’une part son pedigree intellectuel : en se revendiquant de Proudhon, mais encore de Duguit et Hauriou, ce sont ses « éminents collègues et [s]es maîtres Maxime Leroy, Em. Lévy, Lambert, Morin » qu’il espérait à terme toucher[27]. D’autre part, cette publication servait de tremplin pour ses trois prochains ouvrages qui, formant un « ensemble indivisible[28] », annonçaient une sociologie juridique nouvelle et conforme aux enjeux contemporains du droit ouvrier et du droit international : Le Temps présent et l’Idée du droit social (1931), L’Idée du droit social : Notion et système du droit social (1932), puis L’Expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit (1935).

Saluées comme un opus magistral et incontournable, ses deux thèses visaient à battre en brèche le droit individualiste et le droit universaliste pour l’unilatéralité de leur perspective, pour leur déconnexion de l’actualité, enfin pour séparer ou confondre abusivement droit et morale. Gurvitch leur opposait un droit « social » comme « manifestation juridique la plus immédiate » des totalités concrètes transpersonnelles et des idéaux moraux dont elles étaient porteuses[29]. Né de ces totalités qu’en retour il régit et intègre, le droit social correspond à des associations de communion (Nous) et se distingue du droit individuel des associations de subordination et de coordination (État ; Moi-Toi-Lui). Le droit social, qui ne vaut que dans les limites du groupe qu’il intègre, tire ainsi sa validité et sa force obligatoire des faits de sociabilité intégrative, tandis que le droit individuel repose sur une sociabilité relationnelle. Ces « deux espèces nécessaires de la sociabilité », à travers lesquelles le droit social devenait la base de l’opposition chère à Fichte entre Société et État, ne permettaient pas seulement à Gurvitch de refuser le monopole étatique du droit au profit d’une socialisation sans étatisation[30]. Elles le conduisaient encore à poser une pluralité d’ordres juridiques de « faits normatifs » définis comme « idées et valeurs extra-temporelles matérialisées dans des réalités sociales » et qui, « dans un seul et même acte, engendrent le droit et fondent leur existence sur lui[31] ». Qu’ils soient faits normatifs de communion (droit social) ou de rapport à autrui (droit individuel), ces faits, en tant qu’ils garantissent l’autorité et l’efficience du droit, en constituent les sources primaires. Combinant ici à l’influence de Fichte celle de Petrasizky, Gurvitch leur adjoignait des sources secondaires ne remplissant pas cette double exigence. La loi, étatique ou non, les coutumes, conventions ou pratiques juridiques représentaient à cet égard des « procédés techniques » permettant de constater les faits normatifs de façon immédiate (droit positif intuitif) ou indirecte (droit positif formel).

La duplicité des faits normatifs – à la fois comme sens produit par les réalités sociales d’une part, et comme justification de ces valeurs d’autre part – appelait donc une intime connexion entre sociologie juridique et philosophie du droit. Mais en 1932, la part sociologique restait sinon modeste, du moins ambivalente. Certes, faisant sienne cette conception de la sociologie que, de Weber à Durkheim en passant par Scheler, Gurvitch nommait interprétative, il identifiait trois domaines de la sociologie. À la sociologie systématique comme « compréhension descriptive de l’être social et de ses formes essentielles, présentant une interprétation du sens des faits et des actes sociaux en tant que réalisation des valeurs », s’ajoutait une sociologie génétique comme « recherche des facteurs causals déterminant les manifestations de ces formes[32] ». Or, même si ces deux premiers domaines servaient de base à sa philosophie du droit social – cet « objet de théorie pure[33] » –, il n’était pas ici question de sociologie juridique. En effet, celle-ci ne relevait stricto sensu que du troisième domaine de la sociologie, la sociologie appliquée, qui, en tant que « recherche des incarnations réelles des structures aprioriques », englobait autant la sociologie de la connaissance que celle de la religion ou du droit[34]. Cette limitation formelle de la sociologie juridique comme l’une des multiples branches de la sociologie appliquée, laissant penser que Gurvitch privilégiait son inscription dans les facultés de droit plutôt que celles de lettres, se combinait toutefois à une maximalisation. Car la sociologie juridique couronnait la philosophie du droit par une orientation pratique en faveur du droit au travail ou au syndicalisme que ses amis juristes allemands, G. Radbruch et H. Sinzheimer notamment, tentaient d’imposer par une revue viennoise fraîchement fondée en 1928, la Zeitschrift für soziales Recht.

Si L’Idée du droit social aurait dû, comme sa thèse sur Fichte, connaître un troisième tome sur Les doctrines socialistes, syndicalistes et coopératives et l’idée de droit social, confirmant l’orientation pratique de la sociologie juridique, le fait qu’il ne vit pas le jour sous ce titre est révélateur des controverses suscitées par le statut ambivalent que Gurvitch prêtait à la discipline[35]. Par-delà les nuances d’appréciation, trois reproches étaient récurrents[36]. Le premier pointait les couleurs ontologiques et mystiques de l’idée de totalité concrète, matrice et justification de l’essence du droit social. Tandis que les juristes disciples d’Hauriou en accentueront les contours pour rattacher Gurvitch au thomisme, tels G. Renard, d’autres au contraire en limiteront la scientificité : au positivisme que combat Gurvitch succède un dogmatisme métaphysique, une supposition arbitraire détachée de tout ancrage historique[37]. Le second grief fut celui d’un « impérialisme » méthodologique, trait propre aux théories nouvelles, et qui éclate en particulier au sujet de la domination et de l’État. Gurvitch a certes le grand mérite d’avoir constaté et théorisé la réduction de la sphère d’intervention de l’État dans la genèse, la mise-en-forme et l’application du droit. Mais on lui reproche une peine à penser le moment politique, une négation hâtive des phénomènes de la domination et un déni des fonctions positives de coordination étatique[38]. Enfin, même si l’idéal-réalisme put être loué comme « une acquisition définitive de la philosophie du droit moderne » du fait de sa « forte unité méthodologique », il fut globalement considéré comme peu convaincant : il s’agit bien d’un compromis « artificiel » entre factualité et normativité, entre Sein et Sollen, non de la troisième voie qu’il prétend être[39].

Compte tenu des polémiques, Gurvitch ne put d’emblée réunir sous un même cuir ses articles et conférences sur la démocratie future, le socialisme, les syndicats ou l’autorité « bourgeoise ». « [M]oralement obligé » de se justifier, il devait d’abord riposter en 1935 avec L’Expérience juridique dans l’espoir de « combler une lacune[40] » : la méthodologie. Ce livre composite[41] peut se lire comme un droit de réponse qui semble a priori en complet accord avec ses thèses de 1931. Partant d’un « spirituel » à la fois un, pluriel et infini qui consiste dans la participation à un flux d’activité créatrice et transpersonnelle, Gurvitch persiste et signe. Il pose à nouveau, à la base de son édifice, l’existence d’une éternité vivante de la totalité concrète fichtéenne[42]. Celle-ci suscite une expérience immédiate et « intégrale » qui, et Gurvitch se rattache ici notamment à Petrasizky[43], se distingue de l’expérience scientifique et de la connaissance, formes réelles mais appauvries de la première. Il existe plusieurs espèces de cette expérience spontanée du tout concret : religieuse, morale, intellectuelle, enfin l’expérience juridique qui est un intermédiaire des deux précédentes. Conflictuelle, complexe et inconsciente, cette expérience juridique comprend l’ensemble des actes de reconnaissance collective de la « réalité spécifique » et primordiale du droit qu’elle détermine en retour : les faits normatifs de communion (droit social) ou de rapport à autrui (droit individuel)[44]. Il en découle un pluralisme méthodologique trinitaire entre philosophie du droit, sociologie juridique et science du droit, disciplines qui se confortent et se complètent car elles ont « une seule et même base commune : l’expérience juridique spécifique permettant seule de saisir la réalité du droit[45] ». On peut pourtant identifier deux glissements importants par rapport à ses thèses et aux griefs qu’elles avaient inspirées.

Premièrement, la partie théorique de L’Expérience juridique répond à ses critiques par allusion, sans en nommer les auteurs[46]. En termes de méthode, Gurvitch ne se défend ni contre le reproche d’ontologisme, ni véritablement contre celui d’une métaphysique dogmatique et a-historique. Quant au terme d’idéal-réalisme, celui-ci disparaît complètement de sa plume pour céder le pas à celui « d’empirisme juridique radical », que définit un plus grand degré de « fidélité aux données immédiates de l’expérience juridique[47] ». En revanche, Gurvitch retourne lui-même les objections majeures qu’il avait reçues à l’une des trois disciplines juridiques, la science du droit – lire H. Kelsen. Il fustige en particulier que la science du droit qui a pour objet « l’exposé systématique du droit valable dans un certain milieu social et à une certaine époque » dans le but de rendre le système juridictionnel plus cohérent et de mieux guider l’activité des tribunaux, se pose comme un normativisme intemporel et artificiel. Oublieuse des milieux socio-historiques qui la déterminent, la science du droit perd contact avec l’expérience juridique immédiate et, pire, prête le flanc à l’instrumentalisation idéologique. Nulle surprise à ce que la philosophie du droit et la sociologie juridique soient appelées à « prendre l’initiative du renouvellement de la Science du droit », tiraillée entre « technique juridique » et « dogme du droit », pour lui rendre « sa valeur qu’elle risque aujourd’hui de perdre[48] ».

Le second écart que l’on perçoit en comparant L’Expérience juridique et les thèses de Gurvitch porte sur le statut de la sociologie juridique, qui n’est plus cantonnée à la partie appliquée de la sociologie. Si son objet reste le même, « celui des expressions sensibles de la réalité juridique dans sa variété[49] », Gurvitch en élargit le domaine dans deux directions. D’une part, il renforce la solidarité dialectique entre philosophie du droit et sociologie juridique. Certes, la sociologie juridique dépend de la philosophie du droit, qui lui livre deux critères, celui de la spécificité de l’expérience juridique et celui de l’interprétation du sens des conduites juridiques. Mais cette dépendance n’est ni hiérarchique ni chronologique puisque les enquêtes de la sociologie juridique donnent en retour à la philosophie du droit « les plus solides points de repère » dans l’identification de ces critères. D’autre part, et ce changement est bien plus marqué, la sociologie juridique devient désormais transversale aux trois domaines sociologiques identifiés en 1932, domaines qu’à l’occasion il révisait sensiblement :

La Sociologie juridique décrit les contenus positifs de chacune des variétés infinies de l’expérience juridique, en tant que ces contenus se sont exprimés dans des faits sensibles de conduite effective et des institutions. Elle met en outre ces conduites et ces institutions en rapport avec les autres phénomènes sociaux, en les intégrant dans le même ensemble, le même tout de la vie sociale ; elle recherche, enfin, les causes de leur genèse, de leur développement, de leur décroissance[50].

La tripartition sociologie systématique–sociologie génétique–sociologie appliquée a ainsi cédé la place à un nouveau découpage. Car, si la sociologie systématique reste première, la sociologie appliquée disparaît complètement tandis que la sociologie génétique est reléguée au dernier rang. Par contre, Gurvitch innovait en introduisant en seconde place de ce nouveau triptyque une sociologie typologique qui en 1935 ne portait pas encore de nom, et qui deviendra à partir de 1939 la « sociologie juridique différentielle[51] ».

Dans les années trente, la concrétisation du programme gurvitchien du droit social au travers d’une (re)définition méthodologique de la sociologie juridique n’a pas été jaugée à l’aune de cet apport, Gurvitch n’ayant fait qu’esquisser les contours de ce nouveau continent[52]. Entre 1931 et 1940, c’est la radicalisation d’une autre ambition qui prime : lutter contre la science du droit au sein de réseaux neufs.

L’institutionnalisation inachevée d’une discipline : les Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique

Conscient que divers points de sa théorie méritaient d’être précisés, surtout sur la question de l’État, Gurvitch retenait de l’écho qu’il avait reçu le sentiment d’une occasion unique. L’institutionnalisation de la sociologie juridique qui découlait de son programme lui permettait de mener de front deux combats où la place accordée à l’Allemagne était forte. Il s’agissait d’abord de conforter les courants marginaux de l’échiquier germanophone qui réduisaient le droit social à un droit spécial de classes ou d’activités socio-économiques et qui, malgré le renforcement d’une culture politique démocratique auquel ils aspiraient, manquaient d’une assise théorique englobante[53]. Mais il s’agissait aussi de court-circuiter la tradition allemande classique qui accordait à l’État un monopole par ailleurs grandissant avec la fin de Weimar. Or Gurvitch croisait ici simultanément le fer avec deux protagonistes.

Le premier peut être considéré comme une personne collective. Il s’agit de l’Archiv für Rechts- und Wirtschaftsphilosophie, la revue des revues juridiques allemandes et organe de la très influente Internationale Vereinigung für Rechts und Wirtschaftsphilosophie (IVR)[54]. L’IVR, qui entendait donner le la des débats internationaux, avait suscité une vague d’indignation quand, au début des années vingt, le romaniste L. Wenger, le professeur de droit pénal W. Sauer et le sociologue G. Briefs, tous trois allemands, s’en étaient proclamés présidents à vie. Co-éditeur comme Radbruch de la jeune Zeitschrift für soziales Recht (1928-1934), Kelsen avait été le seul à fonder avec succès, en collaboration avec L. Duguit et F. Weyr, un contrepoids résolument plus international en créant, en 1926, une Revue Internationale de la Théorie du Droit[55]. Pour Gurvitch, membre dissident de l’IVR, cette plate-forme n’offrait pourtant aucune alternative. Puisque Kelsen, chantre du normativisme étatique et individualiste, était résolument hostile à toute philosophie du droit, il n’était rien que le plus grand ennemi de la sociologie juridique[56]. La duplicité de son offensive se reflète dans les deux réseaux institutionnels qu’il met alors en place en 1931 et 1932, dates d’autant plus symboliques qu’elles sont celles de la parution de ses thèses françaises, l’Institut International de Philosophie du Droit et de Sociologie juridique (IPD) et son organe, les Archives de Philosophie du Droit et de Sociologie juridique (APDSj).

Alors que l’IVR essaime des filiales hors d’Allemagne, l’idée prend corps de profiter de l’ambiguïté de la situation. Gurvitch gagne tôt l’appui de Louis Le Fur, professeur de droit international public à l’Université de Paris qui, ayant « une conception assez proche[57] » de Fichte sur la justice comme idée-action, préface l’une de ses thèses. Fort du soutien de ce membre de l’IVR de la première heure, Gurvitch se rend en Allemagne au printemps 1930 pour rallier d’autres partenaires. À Heidelberg, G. Radbruch, ancien ministre de la justice sous Weimar, accueille son projet avec d’autant plus d’intérêt qu’il faisait écho à une initiative similaire qu’il avait voulu développer avant la Grande Guerre[58]. Radbruch lui conseille de former un comité d’initiative international comprenant Kelsen et dont Gurvitch serait le secrétaire général[59]. En 1931, le premier numéro des APDSj pouvait paraître. L’IPD était créé l’année suivante. Faisant formellement abstraction des différences d’école, l’Institut appuyait une revue à laquelle il adjoignait comme moyens d’action l’organisation de congrès internationaux, des publications, enfin l’organisation coordonnée de l’enseignement de la philosophie du droit et de la sociologie juridique. Pourtant filiale officielle de l’IVR, l’IPD en était donc dès sa naissance un projet dissident et triplement concurrent. Promouvant une approche différente de l’internationalité ainsi qu’une défense politique du droit social, les Archives et l’IPD revendiquaient un renouvellement disciplinaire, puisque Gurvitch transformait le titre de Rechts- und Wirtschaftsphilosophie en philosophie du droit et sociologie juridique[60]. Cependant, la transformation que reflète ce titre en faisait tout autant un projet opposé à la revue de Kelsen vu que Gurvitch renforçait sa croisade contre la « dogmatique du droit ».

Cette double dissidence n’a pas empêché Gurvitch d’intégrer sa revue et son institut dans la sociologie française. Hormis E. Lévy ou É. Lambert, directeurs de l’Institut de Sciences Sociales et des relations internationales et de l’Institut du droit comparé de Lyon, Gurvitch se rapproche aussi des durkheimiens tels G. Davy, M. Mauss ou C. Bouglé, qu’il associe à sa revue. Il n’oublie pas non plus de nouer de fortes relations avec le pôle traditionnellement rival de L’Année sociologique, l’Institut International de Sociologie. De fait, Gurvitch ne convainc pas seulement son directeur, G. Richard, d’appartenir au comité directeur des Archives[61]. L’IPD de Gurvitch adhéra aussi dans son ensemble à l’Institut International de Sociologie au motif qu’en France « l’enseignement sociologique a[vait] plus de chance de se développer dans les facultés de droit que dans les facultés des lettres[62] ». Néanmoins, sa stratégie institutionnelle ne résista ni à la montée des nationalismes, ni à ses propres contradictions.

1934 est une année charnière. La Zeitschrift für soziales Recht et le Sozialrechtliches Jahrbuch sont contraints de mettre la clef sous la porte, tandis que les rênes de l’ARWP, rebaptisée pour l’occasion Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie, échoient à un juriste membre du NSDAP, C. A. Emge. Les Archives de Gurvitch ne font pas entorse à cette économie générale. Dénonçant ouvertement les bases juridiques du Reich et de l’Italie[63], elles servent d’asile institutionnel pour les juristes désavoués. La cohésion des Archives en sort fragilisée. En 1934, Le Fur fait sécession pour rejoindre l’organe de Kelsen, lequel devient le porte-voix officel de l’IPD[64]. Si Gurvitch parvenait à garantir la poursuite des Archives, le prix en était leur dégradation statutaire. Il essuyait donc une semi-défaite qu’accentuait le doute dont sa théorie faisait l’objet au sein de l’IPD. En 1937, les recensions qui paraissent de son dernier livre, Morale théorique et science des mœurs, traduisent l’agacement. Bien que « parmi les meilleures études consacrées jusqu’à présent à ce problème redoutable », la Morale théorique, privant « la science juridique de son caractère particulier », sacrifiait « à une phraséologie normative », lit-on dans le revue de Kelsen[65]. Le compte rendu qu’Aillet lui consacrait au sein même des Archives était même plus assassin : Les « “vocations” dressées d’abord contre la loi, et qui se contentent […] de “s’affirmer comme élément insubstituable dans le flot transpersonnel de la création”, quelle belle formule pour Nietzsche – ou pour Hitler ? Le misérable intellectualisme de Kant menait au moins au droit international »[66]. Gurvitch devenait minoritaire dans son propre camp.

Ces dissensions internes mèneront à des décisions controversées du bureau de l’Institut lors du congrès de Rome, en avril 1937. G. Del Vecchio, devenu président en remplacement de Le Fur, propose la titularisation de deux membres : J. Binder et C. A. Emge, nouveau directeur de l’IVR. Les actes d’archives invitent à plus de nuances que le jugement de Gurvitch, qui considérait ce dernier comme le « Führer officiel assigné par Hitler pour contrôler la philosophie allemande du droit[67] ». Pour l’heure, Gurvitch brandissait l’argument d’une infraction au règlement interne, menaçant de poser sa démission (et celle des 70 membres le soutenant) s’ils étaient nommés. Fin 1937, il avait définitivement perdu l’IPD, souhaitant tout au plus l’entraîner dans sa chute. La guerre précipita les choses, la prochaine session de l’Institut, qui devait se tenir à Oxford en 1939, n’ayant jamais lieu.

Les deux revues que l’éclatement de l’IPD précarisait, celle de Kelsen et les Archives de Gurvitch, ne prolongeront pas leur existence longtemps. L’une cesse de paraître en 1939[68], tandis que Gurvitch remplit plus que jamais les pages de la seconde en publiant en 1940 un dernier numéro grâce à une poignée de contributions envoyées au dernier congrès – une prouesse pour un organe non-officiel. Éditant cette année-là ses Éléments de sociologie juridique, Gurvitch ne baisse pourtant pas les bras. Exilé aux États-Unis depuis octobre, il lance le Journal of Legal and Political Sociology, paru de 1942 à 1947. Si le Journal « continu[e] les Archives de Philosophie du Droit et de Sociologie Juridique[69] », sa ligne éditoriale indique cependant un bouleversement. Certes il perpétue, en excluant la science du droit, son opposition à Kelsen (qu’il invitera cependant à contribuer). Mais cette publication renonce à la philosophie du droit au profit quasi-exclusif de la sociologie juridique. Ce privilège marqué pour la sociologie du droit n’est pas sans lien avec les orientations prises par Gurvitch dans les années trente. La sociologie lui semble offrir le prisme prioritaire pour saisir l’avènement du nazisme, et surtout les liens entre le politique et la science. Mais, même si la question de la démocratie reste l’horizon de ce questionnement, le Journal symbolisait, du point de vue de la redéfinition de la sociologie juridique entreprise dans l’entre-deux-guerres, la reconnaissance d’un échec. Le fait qu’en rentrant en France, Gurvitch s’attelle aux Cahiers Internationaux de Sociologie plutôt qu’à continuer le Journal révèle ainsi une prise de distance envers la sociologie du droit, du moins un retour au programme initial du droit social où la sociologie juridique était un chantier en friche[70].

Quand bien même la longévité relative des Archives, continuées par le Journal, a un parfum d’héroïsme, elle met en relief les contradictions de l’opposition de Gurvitch à son principal rival dans l’entre-deux-guerres. Tous les auteurs qui ont œuvré pour que la sociologie du droit acquière droit de cité ont négligé « l’élaboration précise de la sociologie du droit elle-même, indépendamment des besoins particuliers des juristes contemporains », constatait Gurvitch peu avant sa mort[71]. Ce bilan peut aussi être lu comme une auto-critique. L’élaboration et l’institutionnalisation de la discipline que Gurvitch a tentée dans les années trente n’a pas été indépendante de la science du droit et des besoins des juristes. Il l’a faite contre elle, en espérant pourtant la renouveler[72].

Conclusion

Le programme du droit social, dont Gurvitch fit le centre de gravité de sa sociologie juridique, est resté inachevé. Si, au-delà de la Seconde Guerre mondiale qui en eut en partie raison, on s’interroge sur l’impact qu’il eut sur ses pairs durant l’entre-deux-guerres, deux traits majeurs se dégagent.

C’est d’abord l’échec d’un passeur qui n’a pas réussi, malgré son inscription dans la sociologie française, à y intégrer une tradition de la philosophie du droit russe – la question des aspirations des juristes sociaux-démocrates allemands étant ici laissée ouverte. Gurvitch nous a « obligés à voir que les auteurs allemands et russes pensaient en gros, comme nous, ou que nous pensions comme eux ; c’est dans le détail que l’on luttera, terriblement », commentait en ce sens M. Leroy en 1931[73]. Par contre, la signification de cette lutte n’a pas été ignorée. L’ambition de Gurvitch fut d’imposer sa contribution, grâce aux Archives, au même niveau que celle du plus grand des maîtres de la science du droit de l’époque et leurs théories ont d’ailleurs pu être placées sur un même piédestal. « L’idée du Droit social et la théorie pure du Droit sont les deux grandes perspectives que la pensée juridique moderne a ouvert sur l’univers juridique », écrivait Legaz y Lacambra en 1935[74]. Son jugement ne fut pas isolé. Il fut soutenu par G. Tassitsch, par U. Scheuner et même en partie par Kelsen[75]. Il le fut aussi à titre posthume par un compagnon de route de longue date de Gurvitch, Renato Treves, qui contre les accusations d’anti-sociologisme que Gurvitch lança sa vie durant au juriste autrichien, rappellera combien Kelsen fut « au contraire l’un des chercheurs qui a le mieux contribué à saisir la nature et les limites » de la sociologie juridique[76].

L’objet de ce rendez-vous manqué avec Kelsen, qui porte en définitive sur le fondement ultime d’une culture politique, juridique et sociale de la démocratie, ne reste pas seulement actuel per se. En France, il a aussi contribué à structurer le champ disciplinaire. À cet égard, le chiasme entre les Archives de philosophie du droit et Droit et société est révélateur. En 1952, lorsque le traducteur et spécialiste de Kelsen en France, Ch. Eisenmann, fonde la première, il revendique l’héritage des Archives de Gurvitch. Or cette revue, organe officiel de l’antenne française de l’IVR, supprime de son titre toute référence à la sociologie juridique. Inversement, Droit et société, créée en 1985, se réclame de la revue fondée par Kelsen en 1926. S’opposant elle aussi à la philosophie du droit, elle justifiait pourtant son sous-titre, revue internationale de théorie du droit et de sociologie juridique, au motif que la sociologie du droit constitue « l’une des tentatives contemporaines les plus intéressantes tendant au dépassement des contradictions et des insuffisances de la théorie du droit qui nous a été livrée[77] ». Dès 1986, elle proposait un précieux dossier sur la sociologie du droit de Gurvitch.

Christian Papilloud

Professeur de sociologie et de théorie sociale à l’Université de Halle.

Cécile Rol

Enseignant-chercheur en histoire de la sociologie.

 

 

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