Durkheim et le Collectivisme. Retour sur la réception politico-juridique de la sociologie durkheimienne

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Sommaire de l'article

Claude Didry

Dépassant la méfiance originaire de la philosophie comtienne pour le droit, assimilé à un « vestige métaphysique » et par là-même vu comme un obstacle dans la recherche d’un « état positif » où prévaudraient le « devoir », la sociologie durkheimienne paraît avoir intégré le droit dans la boite à outils nécessaire pour initier une pratique de l’observation des « faits sociaux[1] ». Le droit voisine ici notamment avec les statistiques, comme levier d’objectivation permettant d’identifier ces « manières d’être, de faire et de penser » extérieures et contraignantes à l’égard des conduites individuelles[2]. Mais, avant même la synthèse méthodologique de 1895, le droit est, dans cet ouvrage fondateur que constitue sa thèse publiée en 1893[3], un élément crucial pour poser les conditions de possibilité d’une sociologie dans les sociétés modernes. Le chapitre « solidarité organique et solidarité contractuelle » apparaît comme l’expérience fondamentale, par où la découverte du « droit contractuel » déterminant le contrat soulève l’hypothèque spencérienne d’une société d’individus échappant par la vertu du contrat à toute action positive de la société[4].

Cette découverte du droit dans la vie sociale conduit à envisager la sociologie durkheimienne comme un « moment juridique » fondateur pour la sociologie. Elle suscite également une réception contrastée dans le monde des juristes, ainsi que dans l’univers politique qui, dans un régime parlementaire, se consacre en priorité à la production de nouvelles lois aménageant en permanence le droit existant. En effet, à la portée scientifique essentielle de la démonstration, vient se joindre une portée politique considérable dans la mesure où, au-delà de la doctrine spencérienne de la liberté individuelle absolue dans les « sociétés industrielle », c’est toute une économie libérale préfigurant avec Spencer la « catallaxie[5] » hayékienne qui se trouve invalidée. Le contrat engage les contractants au-delà de ce qu’ils ont pu stipuler, en indiquant « toute une réglementation […] nécessaire dont l’étendue ne peut être fixée par avance […][6] ». C’est qu’il renvoie l’exécution des obligations, par l’article 1135 du Code civil, « à toutes les suites que l’équité, l’usage et la loi donnent à l’obligation d’après sa nature. ». Ainsi, le droit contractuel intègre une historicité que repoussent nombre de juristes attentif à la lettre du Code civil comme expression définitive d’un droit naturel, sous la forme d’une attente de justice croissante dans les échanges qui vient se heurter à l’inégalité fondamentale résultant de l’héritage, en préfigurant par là-même sa suppression. De manière plus générale, l’approfondissement de la division du travail fait apparaître l’horizon que Durkheim explicitera notamment dans Le suicide et la préface à la seconde édition de De la division du travail social[7] : la réforme des groupements professionnels[8].

En quoi ce large horizon réformiste qui se dégage du mouvement même de la division du travail, a-t-il influé sur les grands chantiers législatifs de la « Belle Époque » ?

Si la sociologie durkheimienne a trouvé des échos dans les tentatives de refondation de la science juridique, en témoignent la proximité de Léon Duguit ou d’Emmanuel Lévy[9] à l’égard de Durkheim, sa réception politique semble plus problématique. Certes, la sensibilité de Durkheim au socialisme et son engagement dans l’Affaire Dreyfus montrent que les hautes ambitions scientifiques du sociologue ne le détournèrent pas des questions politiques. Mais en revenant sur la réception de son œuvre, nous voudrions voir ici ce que les écrits de Durkheim ont apporté au politique. Notre hypothèse est que l’œuvre de Durkheim a nourri le moment collectiviste du socialisme français qui s’affirme dans les années 1890 sous une forme « décomplexée » face à un libéralisme appuyé notamment par la science économique, avant d’influer de manière plus diffuse, quoique singulière, sur le droit du travail en gestation.

La réception contrastée de De la division du travail social

Si les écrits du « jeune » Durkheim suggèrent les deux grandes réformes auxquelles le sociologue se montrera attaché, la suppression de l’héritage et l’institution de groupements professionnels, il paraît plus explicite dans ses cours et sa parole publique. Comme le souligne Mélanie Plouviez[10], il avance, dès le cours sur la famille qu’il professe en 1892, l’affectation de l’héritage aux groupes professionnels. Dès lors, il est loisible de dire que c’est une forme de collectivisme qui hante la première sociologie de Durkheim, même si le titre initial de sa thèse « individualisme et socialisme » laisse imaginer une plus grande prudence dans la portée politique visée par l’auteur. L’ancrage de Durkheim dans un socialisme qui se cherche en France au début de ces années 1890, après que la République eut affronté la crise boulangiste, pourrait ainsi être étayé à travers les échos que trouvent ses écrits dans la presse[11]. La thèse de Durkheim suscite parfois une certaine suspicion, comme dans le Journal Politique et Littéraire, ou la Revue économique. A l’inverse, Durkheim retient l’attention de journaux socialistes, comme La Revue Socialiste, fondée en 1885 par Benoît Malon au retour de l’exil auquel l’avait contraint sa participation à la Commune, qui se révèle particulièrement attentive aux écrits et conférences du jeune sociologue au cours de la décennie.

Un soupçon de socialisme

Il était normal que la thèse de Durkheim – qui enseigne alors à Bordeaux – fasse l’objet d’un compte rendu précoce de la Revue d’Économie Politique, dont le comité de rédaction compte son collègue, le publiciste Léon Duguit, et qui a pour secrétaire un autre collègue, Henri Saint-Marc, professeur de droit lui aussi à la Faculté de Bordeaux et agrégé d’économie qui se révèle très ouvert à la sociologie de son époque[12]. C’est ce dernier qui, en 1893, consacre une longue recension de l’ouvrage de Durkheim dans la revue. Saint-Marc revient sur les évolutions que retrace l’ouvrage, en insistant sur le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique vu comme un mouvement de civilisation. Préalablement irrité par la critique durkheimienne à l’égard d’une vision hédonistique de la division du travail qui serait celle des économistes, l’auteur – lui-même économiste – s’arrête d’abord en ces termes sur l’indétermination de la morale que met en évidence Durkheim à la fin de son livre :

C’est là-dessus que se ferme le livre, et, si peu consolante que soit une pareille conclusion, peut-être paraîtra-t-elle à beaucoup scientifiquement déduite. Nous pourrions donc, quoique profondément troublé, et sauf quelques réserves de détail, décerner à l’auteur un large tribut d’éloges, et nous contenter d’attendre avec une sympathique curiosité, le prochain ouvrage que ces dernières lignes semblent annoncer[13].

Mais, ajoute Saint-Marc :

Malheureusement, dans son désir de préciser sa pensée, il a cru pouvoir, dès à présent, laisser pressentir quelques-unes de ses réformes morales. Un chapitre que nous avions provisoirement omis a pour titre « Les formes anormales de la division du travail ». Il constitue la partie positive, pratique de l’œuvre, mais aussi, à notre avis, la partie de beaucoup la plus faible, la plus imprudente et la plus critiquable. La haute estime que nous professons pour l’auteur, nous oblige à lui adresser nos objections[14].

Il retient particulièrement le chapitre sur la « division du travail contrainte » pour sa mise en cause de la transmission héréditaire des richesses comme source de l’injustice fondamentale des contrats, qu’il commente en ces termes :

À quoi veut en venir M. Durkheim ? A l’abolition de l’héritage ? Mais alors, ne faudra-t-il pas aussi abolir la propriété individuelle ; car enfin, que je sois riche de naissance ou que je le sois devenu par mon travail, du moment que je contracte avec un pauvre, les conditions sont toujours inégales ! Voilà donc la propriété privée, résultat et facteur jusqu’ici indispensable de la division du travail, rayées d’un trait de plume[15].

La conclusion est alors plus cinglante :

Le regretté Fustel de Coulanges, quelques temps avant sa mort, disait à un de ses amis : « Pour être sociologue, il faut réunir les qualités et le savoir d’un historien, d’un juriste, d’un économiste et d’un philosophe. ». Pour dire toute notre pensée sur ce livre, nous croyons qu’il devait être écrit et a été écrit par un philosophe ; nous ajouterons même par un philosophe si éminent que peut-être cette qualité chez lui a-t-elle fait un peu tort aux autres[16].

C’est donc le crime de « lèse-propriété » qui est retenu en dernier lieu par l’auteur de la recension à l’encontre de Durkheim, en dépit des précautions prises à l’égard de l’un de ses collègues à l’Université de Bordeaux.

Dans un article consacré à « Herbert Spencer et le socialisme » par J. Bourdeau, dans Le journal des débats politiques et littéraires[17], Durkheim est présenté comme « Un sociologue de la nouvelle école [qui] dans un livre très distingué sur la Division du travail, s’attache, comme Laveleye, à justifier l’action positive de l’État. ». Il ajoute :

Évidemment M. Durkheim admet a priori que la réglementation sera éclairée, qu’elle aura de bons résultats ; or tout l’effort de Spencer est de prouver au contraire combien les règlements sont vains. […] On fait de l’État une sorte de maître Jacques, architecte, ingénieur, maître d’école, commerçant, dame de charité ; il remplit nombre de fonctions surtout celle de dépenser notre argent ; si on ne s’arrête dans cette voie, on en fera bientôt le propriétaire, l’entrepreneur, l’intendant, le banquier universels, comme le veulent les collectivistes.

Ici le soupçon porte sur la défense de la réglementation publique contre Spencer, évoquant indirectement et lointainement, compte tenu de la légèreté du propos, le chapitre « solidarité contractuelle, solidarité organique » de la Division.

Durkheim et La revue socialiste

Si le premier ouvrage de Durkheim suscite des soupçons sur sa supposée proximité à l’égard du socialisme, l’attention de la presse socialiste traduit un véritable intérêt pour ses écrits, ses conférences et ses cours. Un commentaire allusif se référant sans doute davantage au cours sur le socialisme, souligne ainsi, dans Le socialiste de la Manche (du 18 mai au 25 mai 1895) que le passage de la « propriété privée » à la « propriété sociale » aura de nombreuses conséquences bénéfiques pour les travailleurs, comme notamment :

La suppression des mortes-saisons qui sévissent aujourd’hui sur les divers métiers de 3 à 6 mois par an, et des chômages qui immobilisent, en les affamant, ouvriers et ouvrières par centaines de mille, chômages et mortes-saisons résultant de l’état diffus des fonctions économiques que le socialisme fera passer à l’« état organisé », selon la très juste définition du professeur Durkheim à Bordeaux.

Mais c’est dans La revue socialiste que les activités de Durkheim semblent suivies le plus attentivement. Le premier volume de 1885 se compose notamment d’une « revue des faits sociaux » faisant état des événements politiques autour du socialisme, ou encore d’une « revue de la presse » qui commence par une recension de l’article de Durkheim sur Schaeffle paru dans la Revue philosophique[18]. La présentation de Durkheim est élogieuse[19] et se conclut par une longue citation, qui porte sur la distinction entre richesse et capital (selon le commentaire de la revue).

On peut faire ici l’hypothèse que cet intérêt de la revue pour le jeune Durkheim, tient à une relation privilégiée avec le fondateur, Benoît Malon, notamment à propos de Schaeffle. Un article de la Revue d’Économie Politique en 1888 précise cet aspect de leur relation, sans que Durkheim ne se prive au passage d’une critique lui permettant de mettre à distance la dimension partisane que trahit l’intérêt de Malon pour Schaeffle :

Quand M. Benoît Malon nous donna la traduction de la Quintessence du socialisme de M. Schaeffle, il vit dans ce petit ouvrage l’exposé des doctrines personnelles de l’auteur et présenta M. Schaeffle comme un collectiviste. M. Paul Leroy‑Beaulieu, à son tour, ne crut pas nécessaire de chercher d’autres références et dans son Collectivisme il exposa et critiqua très sévèrement le prétendu collectivisme de M. Schaeffle. Il est clair que pour faire cet exposé il s’en tint au petit opuscule mal traduit par M. Malon, alors qu’il eût fallu chercher la véritable doctrine de M. Schaeffle dans ses principaux ouvrages[20].

Ce petit trait contre Malon ne décourage pas la Revue socialiste de suivre les activités de Durkheim, en mentionnant la publication de sa thèse, en indiquant ses cours, en recensant les articles qui mènent aux Règles ou en présentant les numéros de l’Année sociologique.

Au-delà de cet écho donné régulièrement à la production de Durkheim, une des références les plus remarquables à la thèse de Durkheim se retrouve dans le dernier des quatre articles que Jaurès publie en 1895 sur l’« organisation socialiste ». L’article en question présente une « esquisse provisoire de l’organisation industrielle ». Jaurès y dessine une forme de dialectique entre des groupes professionnels recevant la possession du capital, tout en restant lié à l’action coordinatrice de l’État pour éviter que le repli de chaque groupe professionnel sur une éventuelle propriété des moyens de production ne restaure une forme de concurrence capitaliste. Soulignant le caractère inéluctable de la délégation du capital aux groupes professionnels, Jaurès écrit ainsi :

À plus forte raison faudra-t-il décentraliser et faire appel partout à l’autonomie et à la spontanéité des groupes et des individus, quand la vie sociale tout entière sera entrée dans la sphère d’action du pouvoir. Seulement ici la décentralisation se fera, comme Durkheim l’a si bien indiqué dans son vigoureux ouvrage sur la Division du travail, non plus géographiquement, mais techniquement et professionnellement. Ce n’est pas la cité qui sera l’unité, mais l’ensemble des producteurs appliqués à une même branche de production sur tous les points du territoire. Les syndicats similaires fédérés formeront une sorte de corporation qui élira ses chefs économiques, son conseil spécial, ses délégués au conseil national du travail ; mais rien n’empêchera ensuite cette fédération de se décomposer en autant de groupes qu’il y aura de régions dans une industrie donnée ; et, ici, comme c’est le plus souvent dans une ville ou autour d’une ville que se sont concentrés les moyens de production, la spontanéité de la vie économique viendra se confondre avec la spontanéité de la vie locale, et la commune jouera de nouveau son rôle dans le système économique du socialisme[21].

Ce passage – publié en 1895 – semble annoncer la préface à la seconde édition de La division, en 1902, et traduit l’existence probable d’échanges entre les deux hommes sur la question. La suite de l’article tend à confirmer cette impression, avec un plaidoyer pour une organisation élective à différents niveaux évoquant également ces « conseils » que Durkheim présente comme un point d’aboutissement de la démocratie dans Leçons de sociologie. Le schéma avancé par Jaurès semble même aller plus loin que ce que Durkheim suggère, tant dans Leçons que dans la préface de 1902, en imaginant que :

Chacun des grands groupes industriels aura son conseil spécial, élu au suffrage universel des membres de son groupe. […] Il veillera en outre aux intérêts généraux de l’organisation industrielle représentée par lui ; il décidera, par exemple, s’il y a lieu de supprimer tel ou tel centre particulier de production, moins bien situé, ou de développer tel autre, ou de renouveler l’ensemble de l’outillage, etc., etc.[22]

Les conseils corporatifs nationaux de chaque industrie désigneront à leur tour un « conseil national du travail », appelé parfois sans doute par référence implicite à la situation de l’époque « conseil supérieur du travail ». L’état de lutte entre deux classes, conduisant à une instabilité dans les rapports entre salariés et employeurs et s’accompagnant d’une instabilité des organisations ouvrières elles-mêmes[23], se trouvera ainsi, selon Jaurès, grandement atténué, voire dépassé.

Groupements professionnels et conseils du travail, le temps des réformes

La seconde édition de La division paraît en 1902, soit un an après que Millerand eut quitté le ministère du Commerce et de l’Industrie, où son action de 1899 à 1901, a notamment contribué à initier une codification des lois ouvrières ainsi qu’à engager le chantier des conseils du travail, par des décrets créant quelques conseils départementaux et par un projet de loi déposé avec Pierre Waldeck-Rousseau, le Président du Conseil, en 1900. Après la reconstruction d’un socialisme ébranlé par la Commune, qui retrouve sa place dans le jeu politique au lendemain d’une crise, le boulangisme, ayant montré les limites de l’opportunisme dans la sauvegarde du régime républicain, l’arrivée de Millerand au ministère du commerce et de l’industrie sonne le temps des réformes. Il est difficilement concevable que les deux hommes s’ignorent, Millerand ayant participé directement au travail de refondation engagé par la Revue Socialiste, alors que Durkheim en devenait une référence par ses écrits et ses cours. Mais il demeure étonnant de voir les deux démarches se croiser sans se référer l’une à l’autre, en commençant par la préface à la seconde édition de la Division qui, postérieure aux initiatives de Millerand, aurait pu s’y référer. Cela tient sans doute au décalage entre un praticien du droit et des conflits sociaux, Millerand, qui situe sa proposition de conseils du travail dans une perspective d’organisation de la grève et un théoricien de la société, Durkheim, qui donne à la réforme des groupements professionnels l’ampleur d’une transformation constitutionnelle.

Acte 1, Millerand ministre du commerce et de l’industrie

Lorsqu’il arrive au ministère du commerce et de l’industrie, Millerand a derrière lui un passé d’avocat et de député. Comme avocat, il défend en 1891 Paul Lafargue accusé d’avoir incité les ouvriers de Fourmies à la violence lors du massacre du 1er mai[24]. Il a participé à l’organisation du syndicat de la Compagnie Générale des Omnibus de Paris, accompagnant la grève de 1891 et défendant devant la justice, en 1892, le contrat collectif signé l’année précédente. Comme politicien, il sillonne la France gréviste avec Jaurès ou Groussier, en assumant ici ou là, comme à Carmaux en 1892, la fonction d’arbitre. Par sa pratique arbitrale, il conforte l’adoption d’une loi sur la conciliation et d’arbitrage en décembre 1892. Comme membre du groupe socialiste, à la Chambre, il engage la réflexion du groupe sur l’ « organisation de la grève ». À la tête du ministère du commerce et de l’industrie, il impose en premier lieu la reconnaissance des conditions de travail établies par des « conventions collectives » dans les travaux publics par les décrets d’août 1899. En 1900, il est le promoteur de l’Association Internationale pour la Protection Légale des Travailleurs présentée à l’Exposition Universelle. C’est alors qu’il présente avec le Président du Conseil, Pierre Waldeck-Rousseau, le père de la loi de 1884 sur le syndicat, le projet de loi sur les conseils du travail. Son objet est d’instituer une procédure de conciliation par des conseils élus, à différents niveaux[25], ayant vocation également à arbitrer et prévenir les conflits sociaux par l’organisation de référendums imposant la grève à la totalité des travailleurs concernés. Ce projet, sans donner lieu à discussion parlementaire en dépit des efforts de Millerand, inspire un premier réaménagement du Conseil Supérieur du Travail par son ouverture à des représentants salariés et patronaux.

La participation de Millerand à un gouvernement bourgeois a conduit à son exclusion par l’Internationale, mais se présentant dès lors comme un « socialiste indépendant », il conserve l’estime de Jaurès. C’est ainsi que Jaurès, sans se revendiquer directement de lui, se fait l’avocat du « référendum ouvrier », reprenant l’essentiel du projet Millerand, au moment des événements de Draveil dans une série d’articles parus dans L’Humanité au cours de l’été 1908. Le principe de ces conseils du travail, et du « référendum ouvrier » qu’en tire Jaurès, est celui d’une délibération ouvrière donnant lieu, préalablement à la grève, à un vote à bulletin secret, pour garantir la légitimité de la grève dans les rangs des travailleurs. Mais c’est précisément la discussion de la grève et son caractère obligatoire en cas de résultat positif du référendum qui effraie la plupart des députés non socialistes, ce qui explique pourquoi le projet de Millerand repris à chaque législature ne sera jamais discuté. Ainsi, arrimant l’institution de conseils du travail à la prévention de la grève, Millerand vise à désamorcer la suspicion déjà grande à l’égard de ce que l’on nomme « la grève obligatoire », en proposant une loi précise et juridiquement inattaquable. Cela justifie sans doute l’absence de référence explicite à Durkheim – probablement trop sulfureux pour l’aréopage auquel il s’adresse – dans la présentation faite devant l’Association Nationale pour la Protection Légale des Travailleurs, en 1906[26]. Dans son propos, Millerand se limite à évoquer la connaissance sociologique des « mœurs » en complément de la rigueur juridique que le projet tient de la caution apportée Waldeck-Rousseau :

Mais si en droit, la proposition de loi ne commet pas de solécisme ; si, ce qui était assez aisé à prévoir, étant donné le nom de Waldeck-Rousseau comme signataire, le projet ne fait qu’appliquer les principes les plus certains, la question qui se pose aux hommes politiques et aux sociologues est de savoir si, en introduisant cette innovation conforme en théorie aux règles du droit, nous ne bouleversons pas les mœurs, si nous n’allons pas contre les habitudes courantes de l’industrie et du commerce, si, en d’autres termes, nous n’introduisons pas dans la vie industrielle de ce pays une innovation tout à fait périlleuse[27].

Il conclut alors son allocution liminaire par une référence à Alfred Fouillée qui, à certains égards, peut apparaître comme une façon d’éviter Durkheim en se rabattant sur une conception théorique plus marquée par le radicalisme que par le socialisme : « Pour moi ce projet n’est, après et comme bien d’autres qu’une application de cette haute conception de justice réparative dont a parlé quelque part le philosophe Alfred Fouillée[28] ».

Acte 2, la préface à la seconde édition de la Division

Même si Durkheim n’apparaît en 1906 pas dans les références de Millerand, il faut souligner que le projet de loi qu’il défend est présenté en 1900, soit environ deux ans avant la publication de la seconde édition de la Division. Il faut ajouter à cela que l’invocation de la préface à cette édition peut se révéler contre-productive dans le plaidoyer de Millerand, pour au moins deux raisons. En premier lieu, la préface présente les groupements professionnels comme la restauration d’une institution qui, sous la forme des corporations, fait figure de constante dans l’histoire des sociétés occidentales. Cette orientation est de nature à remettre en cause le caractère « innovant » des conseils du travail, dans la justification qu’en donne Millerand. En second lieu, les « quelques remarques sur les groupements professionnels » paraissent beaucoup moins précises que le projet de loi, en s’en tenant, comme Jaurès en 1895, à un horizon lointain où seront tranchés les aménagements de détail, et en envisageant un véritable bouleversement de la vie politique par la substitution d’une représentation professionnelle à une représentation territoriale. Ainsi, si Durkheim se montre attaché à des avancées législatives comme en témoigne son affiliation au comité de parrainage de l’Association Internationale pour la Protection Légale des Travailleurs, il maintient une vision large de la réforme des groupements professionnels qui peut apparaître, si l’on y ajoute la dévolution de l’héritage à ces groupes, comme révolutionnaire.

Cette ampleur de la visée réformatrice durkheimienne est d’ailleurs soulignée par Eugène Fournière, dans une chronique où il rapproche le Fédéralisme économique publié par J. Paul-Boncour en 1900 de la préface de 1902 :

Le groupement professionnel, dit [Paul-Boncour], « tend vers la souveraineté, souveraineté du travail, souveraineté partielle qui se borne à gouverner l’activité professionnelle et économique de l’individu, en un mot souveraineté économique… Le droit d’association a ceci de particulier, qu’il donne naissance à un groupe, que, partant de l’exercice d’une faculté individuelle, il aboutit à une formation collective et organique… Les groupements professionnels évoluent donc, en fait, vers une souveraineté économique, établie et maintenue par l’interdiction de travail de celui qui ne s’y soumet pas : la loi positive à son tour reconnaissait l’exercice de cette souveraineté et l’emploi de cette sanction. »

M. Durkheim ira encore plus loin, s’il est possible, lorsqu’il affirmera en ces termes, dans la préface de la deuxième édition de la Division du travail social, les droits de souveraineté de l’association professionnelle :

« Il y a lieu de supposer que la corporation est appelée à devenir la base ou une des bases essentielles de notre organisation politique. Nous avons vu, en effet, que si elle commence d'abord par être extérieure au système social, elle tend à s'y engager de plus en plus profondément à mesure que la vie économique se développe. Tout permet donc de prévoir que, le progrès continuant à se faire dans le même sens, elle devra prendre dans la société une place toujours plus centrale et plus prépondérante… La société, au lieu de rester ce qu'elle est encore aujourd'hui, un agrégat de districts territoriaux juxtaposés, deviendrait un vaste système de corporations nationales. »

Ces principes, que M. Durkheim pousse à leurs conséquences extrêmes, sont-ils contradictoires avec notre droit commun ? Non, puisque le projet Millerand sur l’arbitrage obligatoire qui soumet tous les ouvriers intéressés, pour le cas de grève, aux décisions de la majorité, n’innove aucune règle de droit, et que c’est sur les règles de droit commun du contrat qu’il se fonde. […] Et si l’on se demande ce que deviennent, dans ces contrats collectifs, la liberté et l’initiative individuelles, il n’y a qu’à se demander ce qu’elles sont aujourd’hui sous le régime du prétendu contrat individuel de travail. Pour ceux qui veulent que la classe ouvrière remplisse son destin sans heurts ni violences, la réponse est toute faite : Ils sont pour le contrat collectif, seul garant de la liberté de chacun[29].

À lire Fournière, la préface de Durkheim n’est pas, cependant, contradictoire avec le projet Millerand. Tout au contraire, elle apparaît comme une vision large qui tire du projet Millerand une forme de réalisme l’inscrivant dans la légalité républicaine.

Le groupement professionnel face au syndicat

Si les écrits de Durkheim et le projet Millerand ne se répondent pas directement, les deux hommes se rencontrent en 1908 à l’occasion de débats sur le syndicalisme des fonctionnaires dans le cadre des Libres entretiens de l’Union pour la Vérité[30]. Le contexte est marqué par la controverse que suscite le renvoi, en 1905, d’un instituteur pour fait de syndicalisme, en ouvrant la question de savoir si la liberté syndicale s’étend aux fonctionnaires[31]. Un premier débat s’ouvre sur la conciliation entre les devoirs du fonctionnaire et les droits du citoyen, tant dans son expression à l’égard du pouvoir, que dans sa liberté d’adhérer à un syndicat. Le second porte sur une ouverture aux fonctionnaires du droit d’association selon la loi de 1901, pouvant permettre d’éviter la reconnaissance du droit de grève qui semble associé au syndicat. Dans les deux débats, la position de Durkheim est marquée par sa méfiance à l’égard de la liberté syndicale dans la fonction publique. Mais cette méfiance, loin de correspondre au ralliement à une conception tendant à imposer aux fonctionnaires l’obligation de continuité pour le service public, fait apparaître une vision de la fonction publique comme « modèle » pour la vie économique. Sur cette base, c’est le « statut » comme reconnaissance d’un principe électif que Durkheim privilégie. On voit ainsi s’éclairer la distinction entre le groupement reposant sur l’élection de représentants et le syndicat reposant sur l’adhésion, que l’on retrouve dans les débats sur la convention collective menés, à la même époque, au sein de la Société d’études législatives, sans qu’à aucun moment, le nom de Durkheim n’y soit prononcé.

La fonction publique comme modèle

C’est contre la distinction entre fonctionnaire d’autorité et fonctionnaire de gestion avancée par le juriste J. Berthélémy que prend d’abord position Durkheim. Cette distinction permet de faire le partage entre des fonctionnaires soumis à un devoir de réserve, comme détenteur d’une part de l’autorité publique, et des fonctionnaires qui, se rapprochant des activités économiques courantes c’est-à-dire de la gestion, auraient pu avoir accès au droit de se syndiquer. Pour Durkheim, cette distinction est cependant impraticable, tout fonctionnaire portant dans son activité les deux dimensions. Cela le conduit à mettre en avant l’importance d’un « statut » qui, en créant des instances représentatives pour juger des cas litigieux créés par les positions politiques des fonctionnaires, se révèle préférable à la possibilité de se syndiquer. Cette position s’exprime avec une clarté particulière dans le second débat (auquel ne participe pas Millerand) en ces termes :

Ce qui m’a frappé dans ce qui nous a été dit tout à l’heure du syndicat des chemins de fer, c’est que de sérieuses améliorations ont été obtenues du jour où des représentants du personnel ont siégé officiellement dans les conseils qui décident de l’avancement. Puisque c’est finalement à quelque réforme de ce genre qu’il faut en venir, pourquoi n’en faire pas le but immédiat de vos revendications ? Or, pour l’obtenir, c’est un statut qu’il faut demander, non des syndicats[32].

Dans sa discussion avec Millerand, Durkheim justifie sa position par le caractère exemplaire de la fonction publique, à l’égard des activités économiques. En effet, partant de ce que « nous sommes tous des fonctionnaires de la société[33] », Durkheim avance une distinction entre fonctionnaires publics servant directement un intérêt public et des « fonctionnaires privés » remplissant une fonction sociale, mais en servant des intérêts particuliers. Pour lui, le syndicat a été un moyen de rapprocher les « fonctionnaires privés » des fonctionnaires publics, « d’imprimer aux [fonctions économiques] un caractère social plus accusé[34] ». Cela est confirmé par le fait que :

[…] nous tendons, de plus en plus, à réclamer, pour les fonctions économiques, une organisation qui se rapproche de celle des fonctions publiques, loin de ravaler la seconde au niveau de la première. Le progrès semble consister à réclamer, pour l’employé privé, un peu des garanties et de la stabilité dont jouit l’employé public (avec des obligations correspondantes) et non à introduire dans les emplois publics l’anarchie qui règne encore trop dans l’ordre économique[35].

Dans cette perspective, le statut comme représentation élective des fonctionnaires dans des tribunaux et des conseils apparaît également comme un modèle dans la mesure où :

Nous aspirons à un temps où, dans l’industrie, les grèves seraient rares, où même elles seraient obligatoirement déférées à des tribunaux d’arbitrage, où les salaires auraient plus de stabilité, seraient moins dépendants des marchandages, des caprices, des circonstances[36].

Durkheim rejoint ici sans le dire la proposition Millerand de conseils du travail, tout en partant de la fonction publique comme secteur que l’on pourrait qualifier de « pilote » dans la réforme des groupements professionnels.

Un guesdiste démodé ?

Cette position de méfiance à l’égard du syndicalisme se justifie donc par la priorité d’établir une représentation élective des travailleurs, dont la fonction publique pourrait être le modèle à travers l’institution d’un statut. Elle se fonde, selon Durkheim, sur

Une idée [qui] s’est faite jour dans le cours du xixsiècle à laquelle beaucoup d’entre nous sont certainement attachés : c’est qu’entre emplois privés et emplois publics il n’y a pas, au fond, de différence de nature ; c’est que, à des degrés divers, nous sommes tous fonctionnaires de la société[37].

Une telle position suscite une discussion intéressante avec Bouglé pour qui les « syndicats socialistes » n’aspirent pas à transformer les travailleurs en fonctionnaires, à quoi Durkheim objecte : « Cette théorie n’est-elle pas d’accord avec des formules couramment employées par Guesde ?[38] ». Cette objection suscite alors une longue réponse de Bouglé qui commence en ces termes :

Employées par Guesde ou non, ces formules semblent, dans les milieux socialistes, de plus en plus démodées. La crainte du collectivisme centralisateur y fait des recrues au syndicalisme. C’est de lui qu’on attend non seulement la démocratisation, mais la décentralisation administrative[39].

Les propos de Bouglé font ainsi apparaître une tension étonnante entre les deux sociologues, où c’est moins le conservatisme imputable à un refus du droit syndical pour les fonctionnaires qui rejoindrait les positions des administrativistes classiques que la proximité affichée par Durkheim avec Guesde qui est en cause. Cette tension suggère le partage que nous connaissons aujourd’hui entre la gauche classiquement attachée à une action législative, et une « deuxième gauche » portée dans les années 1970 par la CFDT, revendiquant la reconnaissance du « contrat » établi par le « dialogue social » face à la loi prise comme expression d’une élite technocratique extérieure aux enjeux du mouvement social.

Groupement et syndicat dans la convention collective[40]

Comme le montre Bouglé, les réserves de Durkheim sur le syndicalisme qui se manifestent dans le débat sur le syndicalisme des fonctionnaires, mais aussi dans la préface à la seconde édition de la Division, peuvent sembler « démodées » face à un mouvement syndical qui entend affirmer son « autonomie » à l’égard du politique, au lendemain de la Déclaration d’Amiens de la CGT en 1906. Elles rencontrent cependant une réalité institutionnelle et sociale, celle de la pratique de la grève. En effet, la position du syndicat dans les grèves et plus encore dans les accords de fin de grève demeure mal définie. L’arrêt Chauffailles, rendu par la Cour de cassation en 1893, a ainsi déclarée irrecevable l’action d’un syndicat revendiquant l’exécution d’un accord résultant de la conciliation engagée par le sous-préfet de Charolles pour mettre fin à la grève des tisseurs en 1889. Un des motifs tient à ce que le résultat de cette conciliation, pratique fréquente depuis la loi de 1892, a été négocié par des représentants des grévistes sans que le syndicat n’apparaisse comme un des signataires de l’accord. De manière générale, se pose donc le problème de la reconnaissance légale de ces accords de fin de grève résultant d’une conciliation ou d’un arbitrage dans lesquels le syndicat n’apparaît quasiment pas.

C’est dans ce contexte que s’engage à partir de 1904, au sein de la Société d’Études Législatives, la discussion d’un projet de loi sur le contrat de travail faisant une place centrale à la « convention collective ». D’entrée de jeu, l’avant-projet de 1904 définit la convention collective comme un contrat dans lequel

Les représentants des syndicats ouvriers ou de toute autre collectivité ouvrière peuvent s’entendre avec plusieurs patrons ou avec les représentants des syndicats patronaux ou de toute autre collectivité patronale, pour fixer les conditions auxquelles devront satisfaire les contrats de travail à intervenir entre les patrons et les ouvriers d’établissements, de professions ou de régions déterminées[41].

Mais en 1907, l’avant-projet sur la convention collective présenté par C. Colson substitue le terme de « groupement » à celui de « collectivité », par souci de distinguer la convention collective du contrat d’équipe, lui-même présenté comme un contrat entre un employeur et une « collectivité d’employés ». Le terme de « groupement » est justifié par le rapporteur général sur le contrat de travail, l’économiste C. Perreau, par le souci d’intégrer les accords signés par des « comités de grève » évoquant dans son sillage

un autre groupement qui, bien inorganique, aurait un caractère de stabilité et de permanence plus apparent : c’est le conseil d’usine. Il existe au Creusot où il a été constitué à la suite de l’arbitrage de M. Waldeck-Rousseau. C’est un groupement accepté par le patron et qui, chaque mois, lui soumet les doléances des ouvriers[42].

Le terme de « groupement » a été choisi parce qu’il ne renvoie à aucun concept juridique existant, en laissant imaginer des développements législatifs futurs pouvant aller jusqu’à ces « conseils du travail » que défend Millerand. Mais il laisse, par cela-même, insatisfaits certains juristes, comme le publiciste Ferdinand Larnaude qui fait état de ses réserves en ces termes :

Le mot groupement, qui figure dans le projet de la Commission, me paraît bien vague, et j’hésite à me rallier, pour l’insérer dans un projet de loi, à une expression sociologique, mais non juridique. Les tribunaux doivent se trouver en présence de textes, de mots qui signifient quelque chose au point de vue de l’interprétation juridique. Si vous parliez d’association, de représentation, je comprendrais. Mais le mot groupement me paraît à la fois insuffisant et dangereux[43].

La qualification d’« expression sociologique » appliquée au terme « groupement » pourrait ici apparaître comme une évocation lointaine de la pensée durkheimienne, dans sa formulation de 1902. En tout état de cause, le nom de Durkheim ni d’aucun sociologue n’est évoqué dans ces débats, mais on ne peut s’empêcher de relever une cohérence entre le souci de ne pas attacher exclusivement la convention collective au syndicat et le caractère ouvert des propositions avancées par Durkheim dans la préface de 1902. Il se pourrait alors que Durkheim, tout autant que Millerand avec les conseils du travail, aient touché avec leurs propositions de réforme à une dimension récurrente des conflits sociaux en France pour mieux les organiser, voire les contenir : la dimension politique qui s’exprime dans la recherche d’une représentation du groupe que dessinent les grévistes et dans l’attente d’une intervention du politique sous la forme courante, aujourd’hui encore, de l’arbitrage[44].

Conclusion

Dans les rapports de la sociologie et du droit, Durkheim peut être crédité d’une position singulière. En effet, par son attachement au droit comme « symbole de la solidarité sociale », il a pris le droit comme une expression de la vie sociale, désamorçant ainsi en partie la dénonciation – fréquente aujourd’hui en sociologie – d’un formalisme juridique en retard sur l’évolution sociale. Mais le symbole est tout autant une expression qu’un produit de la vie sociale, suggérant par là-même une historicité du droit qui s’explique, notamment dans les sociétés modernes, par l’action législative de l’État. Il en résulte une dynamique historique qui ne se résout pas dans le déterminisme économique simple que l’on retrouverait dans les analyses de Marx et dans celles de Spencer, dans la mesure où l’élément déterminant de cette évolution pour ces deux auteurs tient à cette institution méconnue que représente le contrat. Le contrat tel que le définit le droit contractuel est lui-même un produit historique, par lequel c’est une action de la société qui s’exerce au cœur des interactions contractuelles. Le libéralisme, que ce soit dans la version catastrophique de Marx ou dans celle plus heureuse de Spencer, ne constitue donc pas le terme indépassable de l’évolution sociale. Agissant au cœur de la vie sociale par les attentes de justice qui s’expriment dans le contrat, la division du travail annonce un horizon dans lequel la disparition de l’héritage et l’institution de groupements professionnels apparaissent comme des évidences. En ce sens, la sociologie durkheimienne est également une « sociologie politique du droit » non seulement par l’attention qu’elle porte à l’État comme organe législatif de la justice sociale, mais également par la perspective d’un socialisme corporatif. Elle a pu ainsi contribuer, de manière plus ou moins directe, aux grandes réformes qui se sont alors engagées. Elle conserve peut-être par là-même une actualité improbable, en nous parlant d’une époque où les crises ne semblaient pas ébranler la domination du libéralisme, tout en travaillant à redécouvrir dans la réalité sociale l’histoire en train de s’écrire.

Claude Didry

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS)

 

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