Droit et gouvernementalité : un nouveau droit naturel

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Sommaire de l'article

Vincent Forray et Sébastien Pimont

Pour citer cet article : V. Forray et S. Pimont, « Droit et gouvernementalité : un nouveau droit naturel », Droit & Philosophie, Hors-Série no 1 : Normativité et légitimité, 2021 [http://droitphilosophie.com/article/lecture/droit-et-gouvernementalite-un-nouveau-droit-naturel-301]

U

n paradoxe. — Nous vivons sous l’empire de deux grandes formes de droit, mais l’une d’elles n’est pas du droit. Plus exactement, nous ne reconnaissons qu’une seule forme de droit, là où il y en a deux[1] : un droit reconnaissable et un droit méconnaissable, donc. Afin de situer ce dernier, à un stade préliminaire, nous pouvons indiquer qu’il s’agit d’un ensemble de techniques de gouvernement ; c’est-à-dire d’un ensemble qui a vocation à conduire la vie sociale selon une structure qui lui est propre et qui fait qu’il est méconnu en tant que droit. Le droit reconnaissable, quant à lui, est constitué par le droit tel que l’accumulation des expériences et de la pensée juridiques le donnent. Il ne s’agit, ici encore, que d’une indication préliminaire. L’essentiel de ces premiers propos tient dans l’idée que le gouvernement des hommes se réalise selon une double structure dont une partie seulement est qualifiée de droit et traitée comme telle. Voilà le problème que ce texte se propose d’indiquer.

Éléments de méthode (1)Toutefois, nous ne procèderons pas comme la formulation de ce problème semble l’exiger, c’est-à-dire par l’exposition immédiate de ces deux formes de droit, comme si elles correspondaient à deux objets qu’il conviendrait de définir et de conceptualiser. Au contraire, nous partirons du seul phénomène dont nous pouvons nous réclamer en toute rigueur : le phénomène juridique tel qu’il apparaît, tel qu’il se montre en fonction de la connaissance qu’on en a. Ce phénomène constitue ce que nous avons appelé plus haut le droit reconnaissable ; un droit que l’on reconnaît.

Reconnaître quelque chose signifie à la fois tenir cette chose pour vraie et en admettre le statut officiel. Ainsi, la reconnaissance du droit obéit à un critère épistémologique et un critère politique. Pour reconnaître le droit, il faut pouvoir le connaître ; il faut aussi pouvoir en établir la validité. Or, ces deux critères sont précisément à la source de la grande figure du droit positif. Nous lisons à ce propos, chez un grand civiliste du début du xxe siècle :

On appelle « droit positif » les règles juridiques en vigueur dans un État, quel que soit d’ailleurs leur caractère particulier, constitutions, lois, décrets, ordonnances, coutumes, jurisprudence.

Ces règles sont positives en ce sens qu’elles forment un objet d’étude concret et certain ; on les connaît ; elles ont un texte, une formule arrêtée et précise ; elles résultent d’un ensemble de faits et de notions qui peuvent être mis hors de contestation et qui ne dépendent pas d’opinions individuelles.

Il existe cependant d’innombrables controverses sur les solutions du droit positif, ce qui fait que quelquefois, son nom peut sembler une dérision ; mais il faut se rendre compte des causes de ces incertitudes. Il y en a deux : 1º quand il s’agit d’un point de droit ancien, les documents peuvent nous faire défaut pour trancher une question historique ; 2º quand il s’agit d’un point de droit nouveau, la solution peut n’être pas encore donnée, et c’est pour l’établir qu’on discute. Au premier cas, la règle juridique a existé, mais elle a cessé d’être connue ; au second cas, elle existera mais elle n’est pas encore faite. Des incertitudes dues à de pareilles causes n’enlèvent pas aux législations leur caractère positif : la certitude existe sur une foule de points, pour lesquels la controverse est déjà vidée et dont la solution n’est pas oubliée[2].

Trois points essentiels se dégagent du texte. Le premier concerne l’identification du droit selon la théorie de la connaissance : est droit ce qu’il est possible de connaître comme tel (la connaissance juridique est alors liée à la question de l’origine : les sources du droit). Le droit positif étant connaissable, il peut être tenu pour vrai ; il est reconnaissable selon le critère épistémologique évoqué plus haut. Le deuxième point tient à la détermination politique du droit positif. Les règles en vigueur dans un État sont reconnues comme établissant le droit ; le droit positif dispose alors d’un statut officiel – il obéit à un critère politique. Le troisième point permet de prévenir l’objection selon laquelle le droit positif serait inconnaissable parce que fondamentalement incertain. En effet, pour aller dans le sens d’une telle objection, il est impossible de savoir par avance quelles sont toutes les solutions à tel ou tel problème concret. Toutefois, une telle objection confond la question du caractère connaissable du droit positif avec la détermination de son contenu. Ce qui revient à mélanger le fond et la forme. L’incertitude des solutions affecte le fond du droit, mais pas sa forme (les incertitudes « n’enlèvent pas aux législations leur caractère positif »). L’impossibilité de formuler concrètement le droit positif, c’est-à-dire de décrire la totalité de ses effets, n’a rien à voir avec le fait de son existence. À l’appui de cette affirmation, il faut bien comprendre que la formule « droit positif » désigne le droit tel qu’on peut le connaître. Autrement dit, elle désigne le droit tel qu’il est, conformément à la théorie moderne de la connaissance.

C’est pourquoi, a priori, rien n’autorise à poser deux objets de la connaissance juridique. Il n’y a d’autre droit que le droit dont la correspondance avec le phénomène juridique est établie par l’intermédiaire du concept de positivité.

En même temps, suivant une ligne de méthode plus phénoménologique, on sait bien que c’est précisément parce qu’il se montre – se montrer voulant dire se constituer selon un certain mode de connaissance – que le phénomène possède aussi la propriété de recouvrir autre chose qu’il enveloppe[3]. En d’autres termes, tout phénomène, à commencer par le plus immédiatement connu est aussi le signe de quelque chose qu’il empêche de voir[4]. Selon une telle approche, reconnaître c’est aussi méconnaître. On peut alors dire que le droit reconnaissable est le signe du droit méconnaissable. En conséquence, le premier élément de méthode dont nous entendons nous prévaloir ici tient à la nécessité d’opérer un dévoilement qui permettra de passer de l’un à l’autre.

Éléments de méthode (2). — Pour préciser davantage notre démarche, il convient de nous rapporter au chemin emprunté par Bruno Latour dans nombre de ces travaux. C’est une voie qui consiste à partir d’un soupçon pour revenir sur la constitution de nos certitudes, de notre savoir, de nos interprétations. Le soupçon naît en général de l’impression que le monde vécu diffère des représentations qui conduisent à habiter ce monde selon certains modes. À un moment donné, sous l’effet de diverses circonstances, il semble s’offrir à la perception autre chose que ce que l’habitude conduit à percevoir. Par suite, la démarche du savant consiste à montrer ce que les représentations (on pourrait dire les systèmes de savoir ou les discours) occultent. Reprenons.

Dans un ouvrage déterminant de ce point de vue, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique[5], Bruno Latour commence par livrer une impression éprouvée à la lecture d’un journal. Il lui semble assister à une prolifération des hybrides, c’est-à-dire d’objets qui sont autant naturels qu’artificiels, qui sont autant donnés dans la nature que construits par la main de l’homme[6]. Les hybrides posent un problème spécifique à la réflexion quant à la distinction cardinale entre nature et culture. Prenons un exemple signalé par l’auteur afin de le comprendre : qu’est-ce qu’une baleine munie d’un collier auquel une radio balise est accrochée[7] ? Un objet naturel ou un objet artificiel ? Les deux en même temps, sans doute, en tout cas quelque chose de difficile à réduire à l’un ou à l’autre. Toutefois, l’impression initiale se mue en malaise parce que la question n’intéresse pas : personne ne semble se soucier de ce problème de l’hybridité. C’est que celle-ci, aussitôt éprouvée, est aussitôt occultée à la suite d’un geste qui consiste à découper les objets au fil des savoirs. Ceux-ci n’accomplissent effectivement leur fonction qu’à condition d’opérer selon des « disciplines pures ». « À gauche la connaissance des choses, dit Latour, à droite l’intérêt, le pouvoir et la politique des hommes[8] ». Ainsi, les objets saisis par les disciplines sont dépouillés de leur hybridité pour être constitués selon un certain mode de connaissance – ce qui les fait être en fonction de celui-ci. Pour Bruno Latour, un tel découpage (ce qu’il appelle la « purification critique ») apparaît comme le geste moderne par excellence, et c’est là tout le problème. La modernité qu’indique ce geste est donnée à voir selon l’une de ses opérations fondamentales consistant à séparer « deux zones ontologiques » – en commençant par la séparation entre l’homme et la nature, et donc entre les savoirs portant sur l’homme de ceux portant sur la nature. Or, pour Latour, la modernité comporte une deuxième opération tout aussi fondamentale qui conduit à créer des êtres nouveaux, mélangés de nature et de culture. Les deux opérations s’opposent mais sont liées. Elles constituent chacune une condition de l’autre, mais le moderne est celui qui n’en voit qu’une. Cette cécité du moderne, qui résulte du privilège accordé à l’opération de découpage, c’est-à-dire à la purification critique, s’explique.

En effet, au terme d’une sorte de réflexe culturel, on entend par modernité le moment où l’homme émerge comme problème universel : « on définit souvent la modernité par l’humanisme, soit pour saluer la naissance de l’homme, soit pour annoncer sa mort[9] ». Cependant, on oublie que naît simultanément le non-homme par le geste même qui désigne l’homme : les choses, les objets, les bêtes (et même un « Dieu barré, hors-jeu ») émergent comme un monde non-humain. Ainsi, si le geste moderne montre l’homme naissant et ne montre pas le non-humain naissant en même temps, il dissimule du même coup les hybrides qui continuent de se multiplier en dessous de cette séparation. C’est ainsi qu’on finit par ne voir qu’une chose là où il y en a toujours eu deux, et que l’effet de ce double jeu demeure dans l’ombre.

Position.  Méthodologiquement, nous inscrivons le présent travail dans l’instruction de ce rapport montré–caché et dans la prise en compte de l’effet de désignation-occultation produit par le geste moderne. Nous espérons ainsi pouvoir montrer que la manière actuelle de connaître le droit occulte le travail des formes gouvernantes qui contribuent cependant massivement au phénomène juridique. Il est possible d’établir cette contribution au travers d’une structure juridique continue et très ancienne qui constitue, alors, un nouveau droit naturel. Autrement dit, nous soutenons dans ce texte que le droit naturel fournit une grille d’interprétation qui conduit à lier la gouvernementalité et le droit, et à considérer les conséquences de cette liaison : l’émergence d’un nouveau droit naturel.

Il nous faut alors demander au lecteur un peu de patience, celle de nous suivre sur la voie consistant à dévoiler ce travail du nouveau droit naturel, ou l’opération d’une structure (II) en commençant par partager l’exercice d’un soupçon (I).

I. L’exercice d’un soupçon (à propos des formes gouvernantes)

Deux tendances ; la production des formes gouvernantes. — Nos soupçons se sont formés au cours de la confrontation de deux tendances contemporaines qui ont en commun la production de formes gouvernantes semblant échapper au domaine du droit. La première tendance trouble indirectement le mode de formation des normes en produisant, à divers niveaux de discours, un mélange entre l’être et le devoir-être. La seconde, plus nette, plus inquiétante aussi, suggère l’existence de projets de gouvernement directement exclusifs du droit.

A.

Première tendance. — La première tendance se repère dans les discours à forte densité scientifique dont le type est devenu familier. De tels discours ont d’ailleurs largement pénétré le quotidien médiatique. Ils consistent à lier la conclusion d’une analyse factuelle ou statistique, et la production d’une sorte d’impératif, dont le domaine est souvent flou et qui peut concerner l’action politique, le devoir moral ou la responsabilité juridique. Ainsi, la description des phénomènes physiques ou le quadrillage du social par la connaissance empirique conduisent, tantôt à l’émergence d’une forme morale, tantôt à la confection de nouvelles règles de droit. Plus largement, ces discours déterminent des dispositifs normatifs sous l’empire d’une sorte de nécessité naturelle, comme si la loi juridique se liait à la loi scientifique ; comme si la connaissance des phénomènes naturels contenait les règles que l’existence de ces phénomènes impose.

Cette première tendance apparaît nettement dans les discours parlant d’écologie, de crise du climat ou d’anthropocène. Prenons un exemple facilement accessible.

Premier exemple. — On trouve, au milieu d’une foule de conclusions qui décrivent les résultats d’investigations scientifiques à propos de l’état du climat et ses incidences sur la planète, un passage significatif. Il s’agit d’un extrait du cinquième rapport du giec pour la partie destinée aux « décideurs ». Il convient de noter que rien ne distingue le statut du passage qui nous intéresse parmi les autres. Le jugement normatif qu’il contient n’est pas spécialement préparé ni annoncé, bien qu’il semble logiquement lié aux observations scientifiques qui l’accompagnent :

De nouvelles émissions de gaz à effet de serre impliqueront une poursuite du réchauffement et des changements affectant toutes les composantes du système climatique. Pour limiter le changement climatique, il faudra réduire notablement et durablement les émissions de gaz à effet de serre[10].

Il y a là une prescription adressée aux décideurs et, ainsi, aux instances politiques dotées de la capacité à produire le droit. Mais une prescription qui se présente de telle manière qu’elle semble avoir sa source dans les faits que rapporte le discours qui les connaît. Comme si la nature parlait au travers du dispositif qui la décrypte, ordonnant aux humains d’agir conformément à ce qu’elle ordonne. L’action qu’il serait question de mener consiste à établir une bonne politique ou de bonnes pratiques, à fixer les bonnes règles, c’est-à-dire les règles conformes à l’ordre de la nature rapporté par l’observation.

Il apparaît alors un genre de transgression de ce qu’on a appelé la loi de Hume consistant à interdire, en logique, le passage de l’être (qui s’exprime sur le mode indicatif – is) au devoir-être (qui s’exprime sur le mode prescriptif – ought to).

Une tendance récurrente. — Le plus troublant est qu’une telle transgression serait, en fin de compte, normale lorsqu’il est question d’écologie. Bruno Latour, encore, le mentionne au cours de l’argumentation qui soutient la thèse subtile de Face à Gaïa – thèse qui consiste (à peu près) dans la nécessité de concevoir la formation perpétuelle d’un être (ni monde, ni Nature, mais Gaïa) par la totalité des interactions que cet être rend possible. S’agissant de pointer les difficultés liées à la distinction Nature–Culture, l’auteur relève que :

On aura beau opposer l’être au devoir-être, quand on parle de « nature », c’est toujours avec les deux qu’il faut apprendre à se dépêtrer.

Si l’écologie rend fou, c’est qu’elle oblige à plonger la tête la première dans cette confusion créée par l’invocation d’un « monde naturel » dont on dit qu’il est entièrement et qu’il n’est aucunement doté de dimension normative. « Aucunement » puisqu’il ne fait que décrire un ordre ; « entièrement » puisqu’il n’y a pas d’ordre plus souverain que de lui obéir […] Malgré l’immense littérature sur l’indispensable chiasme entre l’être et le devoir être, il faut bien reconnaître que définir ce qui est pèse forcément d’un poids plus grand sur ce qui doit être. Quand il s’agit de « nature », ce qui est de fait est forcément aussi de droit[11].

Ainsi s’explique la propension des discours écologiques à passer de l’être au devoir être. Il pourrait même s’agir d’une propension de tout discours à partir du moment où il parle de nature, comme le suggèrent les travaux de Lorraine Daston qui font état de l’autorité morale de la nature imposée à travers les jugements scientifiques[12]. On peut ici mentionner également Michel Serres qui a relevé dans des pages bien connues que « dès l’origine, la question de la justice va du même pas que celui de la science » et insisté sur le fait qu’à l’époque moderne, la « science occupe l’espace du droit naturel[13] ». Les discours de l’écologie, disant la science et le droit, feraient alors remonter à la surface le lien que l’épistémologie avait entendu rompre entre description scientifique et prescription juridique. Dans tous les cas, le problème du droit naturel affleure.

Deuxième exemple.  À partir de là, toute une série d’autres discours deviennent soupçonnables : en matière économique, en matière d’éducation ou de santé publique. On peut constater dans ce domaine l’ouverture de la texture du droit à la raison scientifique, par exemple dans l’exposé des motifs de la « Loi no 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 » :

Il apparaît nécessaire d’intégrer dans la loi les enseignements de la gestion de la crise depuis trois mois et, en particulier, l’organisation qui a été mise en place dans l’urgence pour permettre un éclairage scientifique des décisions publiques ainsi que leur transparence vis-à-vis tant de la représentation nationale que de la population […].

L’existence d’un comité scientifique destiné à éclairer les choix des autorités compétentes dans la gestion de la crise du covid-19 est consacrée et l’autorisation du Parlement requise pour la prolongation de ce régime au-delà d’une durée de d’un mois[14].

Il est inscrit dans le processus législatif la nécessité de prendre en considération les conclusions de la science, c’est-à-dire une certaine représentation du monde, un ordre des faits sur lequel l’ordre juridique est conduit à s’aligner, sauf à demeurer insensible aux lumières de la raison scientifique. On peut signaler, à titre anecdotique, qu’au moment où nous écrivons ces lignes, la situation semble parfois sur le point de s’inverser. La stratégie gouvernementale française de lutte contre l’épidémie covid-19 en France se présente en effet comme une résistance du « politique » au « scientifique » en rejetant, jusqu’à un certain point, la nécessité de remettre en place des mesures radicales (du type confinement total de la population). Ce qui veut dire que l’habitude est bien prise de positionner la décision par rapport aux recommandations issues du travail scientifique. D’ailleurs, à y regarder de plus près, la position gouvernementale présentée comme « politique » est étrangement proche de conclusions puisées à un autre type de travail scientifique. Simplement, ce dernier relève d’une approche plus globale, moins épidémiologique[15]. Revenant à ce qui nous préoccupe, il est possible, à chaque fois, de déceler un rapport revendiqué entre l’être et le devoir être.

Une tendance diversifiée. — En somme, chaque fois qu’il s’agit de fonder une règle sur un fait scientifiquement formalisé, le passage de l’être au devoir-être semble avoir été franchi. C’est un problème qu’avait bien saisi Alain Supiot dans La Gouvernance par les Nombres et quoiqu’exprimé de manière différente. En effet, il s’agissait pour lui de suivre à la trace les formations culturelles qui travaillent le droit et lui impriment tout à la fois ses physionomies diverses et ses variations internes. Il repère notamment un basculement du « règne de la loi » vers un droit devenant une technologie gouvernementale alimentée par le calcul (d’où l’idée de gouvernance par les nombres). Ce basculement s’accompagne d’une transformation dans la production de normes qui nous intéresse directement. Car Alain Supiot analyse une matière au sein de laquelle les discours sont marqués de cette tendance à tirer le devoir-être de l’être. Ainsi, l’emprise des mathématiques sur toute entreprise humaine, accrédite l’idée d’une « légalité de type numérique » que la législation devrait traduire en mots[16]. Alain Supiot montre aussi comment la statistique, dont l’étymologie même est significative sur ce point (le mot vient de l’allemand signifiant science de l’homme d’état), a institué de véritables modes de gouvernement avec ou sans l’intermédiaire de la loi, grâce à la rectitude des chiffres (il mentionne l’arithmétique politique en Angleterre)[17]. La norme, et la normalité qui la génère en un sens[18], jaillissent du calcul. Le rapport entre description et prescription se dégage nettement aussi de l’analyse économique décrite par Supiot. Il s’agit de :

Faire du droit un instrument de réalisation de lois scientifiques sous-jacentes, qui occupent la place d’une Grundnorm, norme fondatrice à l’échelle de l’humanité[19].

Analyse ; un doute. — De l’écologie à l’économie, comme en matière de santé publique, cette première tendance dessine une liaison entre le fait, son analyse scientifique et l’ordre naturel que l’un et l’autre prescrivent de respecter. Par ordre naturel, il faut comprendre la nature des choses, la Nature, les nombres, l’ordre social révélé par la connaissance, bref ce par quoi nous serions gouvernés réellement. Il y a cependant de quoi hésiter sur la nécessité d’étudier cette tendance au titre d’une véritable perturbation du phénomène juridique. En effet, quelle que soit la manière dont la frontière entre l’être et le devoir être est franchie, une telle opération n’est pas directement à l’origine du droit. Il s’agit plutôt de modifier le mode de production des normes juridiques pour intégrer l’ordre des connaissances. La structure du droit tel que nous le connaissons n’est pas atteinte, semble-t-il, dans la mesure où il demeure lié à une procédure formelle. En ce sens, le discours scientifique ne relèverait que des sources réelles ou des déterminations historiques de la norme juridique. Rien de très nouveau ici. D’un autre côté, la description scientifique des phénomènes naturels donne lieu à une forme discursive gouvernante qui peut troubler le théoricien du droit, d’une part (violation de la loi de Hume), et le juriste, d’autre part, lorsque cette forme investit la loi et la décision. Comme si le système du droit positif s’ouvrait à une sorte de droit naturel indirect, mais qui présenterait cette propriété de relever du connaissable (de la science). Si l’on suivait ici certains de nos maîtres, nous serions enclins à penser qu’il n’y a, là non plus, rien de très nouveau : le droit naturel influence depuis toujours le droit positif. Néanmoins, il faut reconnaître également que les juristes jusnaturalistes ont plutôt considéré le droit naturel comme une philosophie du droit idéal qu’une suite de l’activité des sciences, y compris des sciences empiriques et sociales. Le doute, alors, subsiste. Il faut donc aller plus loin et porter le soupçon sur une deuxième tendance.

B.

Deuxième tendance. — Cette deuxième tendance est repérable dans les techniques de management, les outils du marketing, et la confection des politiques publiques. Elle se caractérise par l’émergence d’une volonté de diriger les conduites au moyen des lois scientifiques. En effet, les dispositifs significatifs de cette tendance se fondent sur la part mécanique des comportements ; ils visent à provoquer telle ou telle action, une action prévisible compte tenu de ce que l’on sait de l’esprit humain. La conduite des individus est ainsi normalisée. Une telle possibilité de gouverner est liée au développement spectaculaire des sciences cognitives, de l’économie et des sciences sociales en matière de comportement, depuis une cinquantaine d’années[20]. Celles-ci sont parvenues à un degré de connaissance des processus de décision qui bouleverse la conception des normes[21]. Le meilleur exemple d’application de cette connaissance se trouve dans le domaine de ce qu’on appelle les nudges et qui constitue alors un terrain d’observation privilégié de la deuxième tendance.

L’exemple des nudges. — Le terme nudge, difficilement traduisible on le sait (coup de pouce, encouragement, léger coup de coude), désigne tout à la fois une technique de modification des comportements et les procédés que cette technique conduit à mettre en place. L’exemple le plus connu de ces procédés est la mouche dessinée dans un urinoir de l’aéroport d’Amsterdam. Il y en a bien d’autres : disposer les fruits au niveau des yeux des enfants dans une cantine scolaire pour provoquer leur consommation préférablement à un autre produit ; peindre des lignes blanches à intervalles de plus en plus étroits à l’approche d’un virage dangereux, donnant l’impression d’une vitesse en augmentation afin de faire ralentir les véhicules ; créer un filtre informatique permettant de prévenir l’écriture de courriers électroniques sous l’effet de la colère ou de l’agacement afin de diminuer les incivilités ; tout ceci constitue un nudge[22]. Comme l’indique une grande entreprise spécialisée dans les applications des sciences comportementales « le nudge permet de créer des actions plus efficaces pour modifier les comportements[23] ».

Le point remarquable, comme nous le signalions plus haut, est que la technique du nudge constitue un mode de direction des conduites au moyen de la loi scientifique. L’économie comportementale a en effet démontré l’existence de « biais cognitifs » selon lesquels toute une part de nos décisions n’est pas rationnelle, mais pourtant prévisible, en fonction de ces biais précisément. Ce qui veut dire deux choses : (1) qu’il est erroné de penser que l’efficacité des règles augmente avec leur rationalité et (2) qu’il est possible de pousser les gens à agir dans une certaine direction en instrumentalisant les biais cognitifs.

La technique du nudge n’est pas seulement employée dans le domaine économique, mais se développe fortement dans le domaine politique, comme un instrument au service de fins jugées préalablement comme bonnes. Thaler et Sunstein considèrent ainsi leur travail comme une contribution à une meilleure gouvernance[24]. Cette position n’est pas isolée. Par exemple, en France, le portail de la transformation de l’action publique souligne que « transposé à la sphère publique, le nudge offre une voie d’efficacité et d’économies, pour un meilleur service rendu[25] ». Un rapport du Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie, tout en mentionnant de nombreux exemples d’applications, note que « l’efficacité du Nudge tient en sa faculté à moraliser l’acte individuel, à le faire paraître comme moralement bon[26] ». L’amplitude de la pratique du nudge est désormais immense. Les gouvernements anglais, américains, suédois, allemands, pour ne citer qu’eux, disposent d’unités qui travaillent à l’amélioration des politiques publiques au moyen de l’économie comportementale et des nudges (du type du Behavioural Insights Team anglais, premier du genre), ou recourent directement au nudge pour la réalisation de certains objectifs.

Analyse. — Une telle technique semble ainsi associer le progrès scientifique et l’exigence du bien commun. Elle promet d’établir de nouvelles normes qui répondent aux nécessités d’une gouvernance efficace. Le phénomène intéresse les juristes, dont certains notent que le nudge et le droit partagent une même perspective, s’agissant de régulation[27]. À ce propos, il faut prévenir une ambiguïté. Comme le disent ces mêmes auteurs, le nudge trouve volontiers le droit sur sa route. Il peut alors être absorbé dans la forme juridique pour les besoins d’un projet législatif, et il arrive que le nudge crée un besoin d’encadrement juridique (par exemple lorsqu’un gouvernement l’utilise afin d’augmenter le nombre de dons d’organes)[28]. Toutefois, la conjonction entre le nudge et le droit ne représente pas la tendance que nous entendons faire ressortir ici. En effet, ce qu’il s’agit de soupçonner est la propriété du nudge à influencer directement les conduites, indépendamment de toute législation juridique, et lorsqu’il est utilisé comme tel. Il correspond alors à un projet de gouverner au moyen de lois scientifiques, au moyen de ce que la science nous apprend du comportement humain et de sa prévisibilité.

Élargir la tendance ? Jusqu’où ? — Le passage par le nudge conduit à saisir cette deuxième tendance – vouloir gouverner par la science – plus largement. Tous les pouvoirs, toutes les capacités de contraindre par le fait (par opposition à la règle) peuvent ainsi apparaître comme les outils d’une autre gouvernance façonnée par les sciences comportementales. De ce point de vue, un rapport de l’ocde en 2017 montre la progression spectaculaire des dispositifs gouvernementaux fondés sur les sciences comportementales. Il recense une dizaine de domaines d’intervention de mécanismes incitatifs du type nudge au sein desquels on compte une centaine d’applications dans le monde[29].

Par suite, le recours aux incitations comportementales pour orienter les conduites semble infini. Le développement urbain devient gouvernemental[30], au même titre que les « mécanismes de prévention de la criminalité dans l’espace public[31] ». Au fond, c’est même l’ensemble des mécanismes disciplinaires qu’il faut avoir à l’esprit, à partir du moment où ils sont mis au service d’une finalité politique. Apprendre à parler, marcher, courir et s’habiller d’une certaine manière participe alors de cette tendance, comme le montrent bien les travaux de Johann Le Goff[32]. Il est alors possible de rassembler l’ensemble de ces dispositifs, et de mieux comprendre la tendance qu’ils constituent, en recourant à la forme générale des techniques de gouvernement.

La forme générale des techniques de gouvernement. — Incitations comportementales et processus disciplinaires constituent des techniques de gouvernement. Il s’agit, littéralement, d’un ensemble de procédés qui permettent d’obtenir un résultat concret consistant à gouverner. Il faut comprendre ceci à la lumière du concept de gouvernementalité dégagé par Michel Foucault[33]. Ce concept correspond à trois choses. Premièrement, la gouvernementalité constitue un ensemble d’« institutions, procédures analyses et réflexions, de calculs et tactiques » qui rend possible l’exercice d’une forme de pouvoir dont l’objet est la « population » et le savoir de référence, l’économie. Deuxièmement, la gouvernementalité désigne la supériorité acquise au cours de l’histoire par le type de pouvoir appelé « gouvernement ». Celui-ci supplante d’autres types de pouvoir, tels celui articulé à la souveraineté, en s’appuyant sur des appareils spécifiques ainsi que des savoirs particuliers. Troisièmement, la gouvernementalité est un régime de pouvoir qui commence lorsque l’État administratif (des xve et xvie siècles) se trouve « gouvernementalisé ». Ces éléments convergent dans deux idées très importantes pour comprendre les enjeux des techniques de gouvernement. D’une part, l’art de gouverner relève de l’association d’une volonté politique qui fixe un objectif et d’une science pratique qui fournit les moyens de l’atteindre. D’autre part, l’art de gouverner se construit en-dehors du droit et son processus de réalisation n’emprunte pas nécessairement la forme juridique. Au contraire, il peut être défini par opposition au droit. Foucault, on le sait, y insiste :

Cette transformation […] fondamentale dans les rapports entre droit et pratique gouvernementale, cette émergence d’une limitation interne de la raison gouvernementale […] se situait […] autour du milieu du xviiie siècle. […] quel est l’instrument intellectuel, quelle est la forme de calcul et de rationalité qui a pu ainsi permettre l’autolimitation d’une raison gouvernementale, comme autorégulation de fait, générale, intrinsèque aux opérations même de gouvernement et qui puisse être l’objet de transaction indéfinies [?] cet instrument intellectuel, le type de calcul, la forme de rationalité qui permet ainsi à la raison gouvernementale de s’autolimiter, encore une fois ce n’est pas le droit. Qu’est-ce que ça va être à partir du milieu du xviiie siècle ? Eh bien, évidemment, l’économie politique[34].

L’économie politique constitue donc le système de savoir qui va permettre à la gouvernementalité (libérale) de s’imposer, et aux techniques de gouvernement de réaliser celle-ci, sans que le droit n’ait vocation à la fonder. Le parallèle avec les techniques contemporaines telles que le nudge, façonnées par les sciences comportementales, ne peut manquer de frapper[35]. Tout comme la profondeur historique du phénomène. On se alors prend à suspecter le jeu continu d’une structure qui divise le juridique et le gouvernemental, une structure que le geste moderne aurait occultée.

Des techniques anciennes. — Cette structure pourrait être bien plus ancienne que ce que l’on pouvait penser initialement. Il est possible de mentionner ici une distinction antique que les études sur la pensée chinoise ont mis en relief, entre la loi (fa) et les recettes gouvernementales (chou). Ainsi, Marcel Granet souligne, qu’à l’époque des Légistes (aux alentours de trois siècles avant notre ère), les deux termes qui ont d’abord signifié la même chose connaissant une séparation de leurs sens :

Fa prend un sens impératif et signifie loi dès qu’on l’applique aux règlements rendus publics, tandis que chou garde sa valeur de recette parce que (chou) recettes doivent demeurer secrètes […]. Le Prince ne saurait intervenir dans les affaires administratives où règne, seule, la loi publiée. Inversement aucun sujet, aucun ministre ne saurait intervenir dans les affaires du Prince. La haute direction de l’État ne relève que de lui. De lui seul dépend la Politique ; à lui seul appartiennent privément les Recettes (chou) qui, grâce aux k’iuan [combinaisons diplomatiques tirant de chaque occasion le poids (k’iuan) qui fait pencher vers soi le destin] permettent de réaliser les che (conditions circonstancielles du succès). « Les lois (fa) sont la règle des administrateurs. Les recettes (chou) sont les rênes que tient le Maître [l’auteur cite le légiste Han Fei tseu] ». Les Légistes distinguent fortement de la Loi l’Art gouvernemental. Les recettes intransmissibles par définition composent la puissance personnelle du Prince[36].

Il ne s’agit pas ici de se livrer à une quête d’origine, mais de souligner la persistance de techniques liée à une généalogie de la gouvernementalité. Par suite, le rapprochement des nudges, des incitations comportementales et des processus disciplinaires contemporains avec ces techniques permet d’indiquer ce qui est en jeu ici : la direction des conduites humaines hors le droit.

Synthèse : la résistance structurelle au droit moderne. — À ce point, il convient de marquer nos positions. Les deux tendances que dessinent, d’une part, les discours qui organisent le passage de l’être au devoir être, et, d’autre part, les manifestations de volonté de gouverner grâce aux lois scientifiques, ne peuvent être réduites l’une à l’autre. Comme nous l’avons souligné plus haut, il s’agit, dans un cas, de troubler la détermination des normes juridiques, dans l’autre de diriger les conduites humaines sans recourir à celles-ci. Néanmoins, ces deux tendances partagent une opération fondamentale qui justifie leur traitement conjoint. L’une et l’autre sont les modes de productions de formes gouvernantes qui résistent structurellement au droit moderne. Soyons plus clairs : ça n’est pas du droit et pourtant, ça gouverne.

Ça n’est pas du droit et pourtant ça gouverne… — Certaines précisions s’imposent ici. L’affirmation selon laquelle les formes gouvernantes repérables dans l’écologie, l’économie, les techniques de gouvernements et autres ne constituent pas du droit implique un critère de distinction fiable. Nous le trouvons dans le droit positif, conformément à la conception indiquée plus haut où cette catégorie rassemble le droit reconnaissable. Si droit positif = droit connaissable + droit en vigueur, alors tout ce qui n’est pas droit positif ne peut être jugé comme constituant du droit. Donc, les formes gouvernantes ne sont pas du droit, mais il faut ajouter immédiatement que ce n’est pas du droit moderne[37].

On pourrait dire néanmoins qu’il s’agit de droit souple, de régulation, de droit selon les théories du pluralisme, etc. Ce qui ne résout qu’une partie des questions, d’ailleurs au prix d’une redéfinition du droit reconnaissable. Car il demeurera toujours des formes gouvernantes (nudges, techniques de gouvernement) qui ne répondent pas à des conceptions juridiques liées d’une manière ou d’une autre à l’épistémologie positiviste. Seules sont en mesure d’y échapper des approches qui ont rompu avec celle-ci et dont les plus connues sont sans doute le pluralisme radical, l’approche des sciences sociales, les droits autochtones… Inscrites hors de ce qui constitue l’épistèmê du droit, ces approches doivent affronter le même type de problème, mais exactement à l’envers ; comment traiter le droit qui prétend s’imposer comme tel en raison de sa forme ? Ces approches doivent alors réinventer en permanence leurs rapports avec le droit positif pour se déployer au sein des systèmes juridiques qui le connaissent. Le problème des formes gouvernantes non juridiques est bien réglé, mais il est reconduit du côté des formes gouvernantes juridiques (les formes liées au droit positif).

Il faut alors affronter la question du rapport entre droit et gouvernementalité différemment. Déterminer quel est véritablement le problème que pose l’existence de ces formes gouvernantes au droit, et ceci forcément dans les termes de l’épistèmê du droit. Nous devons alors prolonger, en quelque sorte, le soupçon à propos de ces formes qui, sans être du droit moderne, gouvernent les humains à l’époque moderne[38]. Il faut alors concevoir ce que le droit moderne occulte : la persistance du droit naturel ; un droit naturel qui déploie toute sa puissance dans ces formes gouvernantes, sans le vernis des considérations de justice ou d’équité dont les juristes ont l’habitude de le recouvrir. Car c’est au moyen de telles considérations que le droit naturel se trouve en quelque sorte canalisé, réabsorbé dans la logique positiviste au titre d’un droit, soit idéal, soit fictif. L’occultation réside précisément en cette neutralisation de la puissance du droit naturel. Pour le comprendre, il en faut en réinvestir la structure.

II. L’opération d’une structure (à propos du droit naturel)

Préliminaires. — Les techniques de gouvernement, et plus largement les formes gouvernantes qui ne sont pas construites conformément à la logique du droit positif, constituent un nouveau droit naturel. Une telle proposition se fonde sur une conception elle-même en rupture avec la manière dont le droit moderne nous conduit à considérer le droit naturel. Il faut bien comprendre que ce dernier correspond à une forme de juridicité, un véritable mode d’existence du droit, mais qui diffère de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler le droit. Autrement dit, pour renouer avec la formulation paradoxale qui nous sert de fil conducteur, le droit naturel, c’est du droit, mais ça n’est pas du droit. Il s’agit alors de saisir l’opposition moderne du droit positif et du droit naturel à sa racine, de façon à comprendre ce qu’elle garde : l’opération silencieuse d’un droit qui gouverne sous une forme impensable. Il faut accepter de ne pas céder au réflexe qui consiste à situer le droit naturel par rapport au droit positif : il est alors inconnaissable (par rapport au droit positif connaissable) ; droit idéal (par rapport au droit réel) ; il vient de la nature ou du ciel (par rapport au droit qui vient des instances des hommes). Au contraire, il faut parvenir à situer le droit positif par rapport au droit naturel.

Une conception radicale. — À cette fin, et sans pouvoir s’engager ici dans une longue enquête dans l’histoire de la pensée[39], nous faisons appel à l’interrogation philosophique sur le droit naturel[40]. Nous la trouvons chez Gilles Deleuze, dans un cours consacré à Spinoza. Il est possible d’en dégager les éléments d’une structure du droit naturel qui permettra d’interpréter le jeu des formes gouvernantes comme une opération juridique, et de comprendre, finalement, le problème que pose la constitution de ce nouveau droit naturel.

A.

Contexte ; se saisir des oppositions anciennes. — Afin d’expliquer à ses étudiants l’importance du concept de puissance chez Spinoza[41], Deleuze procède à un détour par le droit naturel. Quoique, dit-il, cette question semble dépassée aussi bien « politiquement que juridiquement », il faut y revenir afin de comprendre ce qui s’est joué à son propos ; ce pourquoi les gens se sont « vraiment battus théoriquement ». C’est dans l’objet de cette confrontation que se dégagera ce que le droit naturel a d’important. Non pas l’histoire d’une idée vieillie ou archaïsante[42], mais celle d’une dispute qui semble nouée à perpétuité sur les « modes d’intervention de l’homme sur l’homme[43] ». Notre travail vise, en un sens, à reprendre la dispute aujourd’hui et dans les termes du droit. Il s’agit de penser la constitution du nouveau droit naturel par rapport à l’idée de gouverner par le droit. Ou encore de pouvoir déterminer ce qu’il en coûte à la notion d’état de droit d’avoir laissé les formes gouvernantes non juridiques dans l’ombre de la modernité. Peut-être cette notion y gagne-t-elle d’ailleurs ; il faudra faire les comptes en bout de ligne. Pour l’instant, nous entendons saisir l’offre de Gilles Deleuze consistant à traduire l’opposition de la conception classique et de la conception moderne du droit naturel en deux groupes de propositions miroirs. Nous nous tiendrons ici aux propositions qui concernent le droit naturel classique[44]. Avant d’en aborder le contenu, il convient de souligner l’importance de ce découpage et de la réduction radicale dont il procède.

Première approche ; la question initiale du droit naturel. — Le cours de Deleuze invite en premier lieu à prendre conscience de l’étendue du champ problématique que couvre le droit naturel classique. À ce propos, le juriste sera surpris. Car la réflexion sur le droit naturel ne se constitue pas autour du problème juridique, tel que nous entendons celui-ci aujourd’hui, au terme d’une longue habitude, comme une question sur la justice[45] ou sur les normes[46]. Au contraire, le droit naturel procède d’abord d’une question sur les choses, c’est-à-dire sur le monde – non pas quid jus[47], mais ti esti[48], pourrait-on dire. Ce monde sur lequel porte la question est un monde de relations à découvrir : relations qui se dessineront entre les choses et les règles, entre la cité et la nature, entre le devoir et le droit et, finalement, entre la connaissance et le pouvoir. Le droit naturel apparaît comme le lieu d’une discussion qui rassemble, depuis toujours, l’être et le devoir être. L’important est alors que, selon cette conception, la formation du droit fait corps avec l’interrogation inaugurale de la philosophie. Le gouvernement du droit naturel est déjà, alors, un effet du savoir.

Suite ; la logique du droit naturel. — Les propositions formulées par Deleuze introduisent l’auditeur à une sorte de logique du droit naturel classique et qui offre de comprendre celui-ci d’un seul coup, à partir du questionnement sur l’essence. Or, dans la philosophie du droit et l’histoire de la pensée juridique, on est souvent plus attaché à comprendre le droit naturel, soit à partir de la notion de nature, soit à partir de la notion de droit[49]. Ce qui conduit à d’utiles distinctions, mais qui occulte le rapport que la lecture deleuzienne permet de mettre en lumière entre l’interrogation des choses et la formulation du droit par celui qui les observe. Ayant ceci à l’esprit, et en passant au travers des quatre propositions formulées par Deleuze, il sera possible d’esquisser une structure utilisable du droit naturel classique.

Première proposition. — La première proposition concerne le rapport du droit naturel et de l’essence, laquelle permet de définir une chose. Ainsi :

Une chose se définit par son essence. Le droit naturel c’est donc ce qui est conforme à l’essence de quelque chose. L’essence de l’homme est animal raisonnable ; ça définit son droit naturel. Bien plus, en effet, « être raisonnable » c’est la loi de sa nature[50].

Il apparaît clairement que le droit naturel n’est pas une question de droit au sens où l’entend la pensée moderne, mais plutôt une question de fait : il a sa source dans la réalité du monde (nature) et pas dans un acte de volonté (artifice). Il puise même, selon un certain point de vue, dans ce que le monde a de plus réel, c’est-à-dire les essences. Car dès qu’il y a chose, il y a essence, dès qu’il y a essence, il y a droit. C’est ce que tente de rendre l’expression de droit « naturel », ce dernier terme signifiant aussi bien le « principe produisant le développement d’un être » que l’« essence d’un genre[51] ». La question qui se pose alors tient à l’éclaircissement du rapport entre l’essence des choses et la règle. Comment, donc, la nature fait-elle être le droit ? Ce sont les deuxième et troisième propositions qui permettront de le comprendre, d’abord en mobilisant ce qu’on pourrait nommer l’état de droit naturel et la production des devoirs naturels. La quatrième proposition, très importante, fera intervenir le mode effectif de constitution du droit naturel en introduisant le principe de « compétence du sage ».

Deuxième proposition. — « L’état de nature c’est l’état conforme à l’essence dans une bonne société.[52] » Avec cette deuxième proposition, Deleuze veut surtout préparer le choc que représentera, dans le droit naturel moderne, le passage de l’état de nature à l’état social. Il insiste sur le fait que, dans la conception classique, le premier ne peut logiquement pas exister avant le second parce que l’état de nature est celui dans lequel l’essence des choses se réalise, l’essence de l’homme en particulier :

On appellera bonne société, une société où l’homme peut réaliser son essence. Donc l’état de nature n’est pas avant l’état social, l’état de nature c’est l’état conforme à l’essence dans la meilleure société possible, c’est à dire la plus apte à réaliser l’essence[53].

L’état naturel est celui dans lequel une chose se trouve lorsqu’elle est conforme à sa fin. On peut dire qu’en ce cas, elle a été gouvernée par les dispositions de sa nature. Ainsi est la Cité bien ordonnée, réglée alors par des lois conformes au droit naturel.

Troisième proposition. — La troisième proposition établit un rapport explicite entre le devoir être et l’être qui le produit. Elle tient dans l’idée que les devoirs sont premiers. Le droit naturel classique impose des devoirs avant que de conférer des droits. En effet, l’accomplissement des devoirs est la condition sous laquelle l’essence peut se réaliser. Deleuze fait appel ici à la notion complexe de devoir au sens de officium – il cite Cicéron –, notion qui renvoie elle-même au kαθῆκον (kathèkon) des stoïciens. Deleuze précise les choses en disant qu’il s’agit des « devoirs fonctionnels ». Il faut comprendre l’action à mener en raison de ce que l’on est et qui a donné son sens contemporain au terme : ce qui est accompli par obligation morale ou sociale. On peut être plus précis en puisant à la conception stoïcienne telle que la rapporte Jean-Baptiste Gourinat :

De ce sens initial de ce qu’est un kαθῆκον, à savoir une obligation qui incombe à tel ou tel selon sa nature, les stoïciens dégagent à la fois un sens plus faible et plus général : ce qui est approprié à chacun en conformité avec sa nature, et qui n’est donc pas ce qu’il doit faire, mais ce qui lui convient et que l’on trouve chez tous les animaux et même chez les plantes ; et en un sens plus restreint, qui détermine ce qu’est le kαθῆκον pour un être humain, à savoir ce que la raison lui prescrit de faire[54].

Le devoir sollicité par Deleuze pour exprimer la modalité d’une « vie conforme à l’essence », peut être bien saisi au carrefour de ces trois sens : l’obligation, l’action en harmonie avec la nature et la prescription de la raison. On parcourt ainsi toute la gamme ce qu’on pourrait appeler la signification déontique du droit naturel : suivre les règles conformes à la nature de chaque chose. L’humain étant l’animal doué de raison, les devoirs sont des commandements de sa raison.

Quatrième proposition. — La quatrième proposition indique un principe politique et désigne l’instance qui formule le droit naturel. Ce dernier point est crucial : il constitue ce qui permettra de marquer le lien entre la structure du droit naturel classique et la production des formes gouvernantes contemporaines. Pour parvenir à cette quatrième proposition Deleuze pousse la logique du droit naturel à son terme en affirmant que celui-ci implique la « compétence du sage ».

C’est quoi le sage ? C’est quelqu’un qui est singulièrement compétent dans les recherches qui concernent l’essence, et tout ce qui en découle. Le sage c’est celui qui sait quelle est l’essence. Donc il y a un principe de compétence du sage parce que c’est au sage à nous dire quelle est notre essence, quelle est la meilleure société, c’est-à-dire la société la plus apte à réaliser l’essence, et quels sont nos devoirs fonctionnels, nos officia, c’est-à-dire sous quelles conditions nous pouvons réaliser l’essence[55].

Le sage est compétent pour connaître les essences. Révélant par son travail la nature des choses, il dit le droit naturel ; il en constitue l’instance de formulation. Ainsi s’explique que les philosophes classiques produisent des traités de droit qui ne sont ni des recueils de lois ou de jugements, ni des commentaires de règles, bien qu’ils se nomment parfois Lois, mais aussi République, Politique et Éthique. Il s’agit d’appliquer leur méthode au problème de la justice, cherchant dans la nature des choses, l’ordre auquel il faut se conformer. Dans les versions les plus radicales, les philosophes feront les lois de la Cité idéale, c’est-à-dire naturelle. De façon plus nuancée, ils guideront les autres vers la réalisation du juste. Ainsi, par exemple :

Aristote, qui cherchait un Droit naturel véritable, je veux dire des institutions sociales et politiques, nous offert une méthode pour découvrir des lois substantielles, susceptibles d’une formulation précise : l’esclavage est fondé dans telles ou telles conditions ; les mariages devront avoir lieu à tel âge et selon tel statut ; l’usure est contre la nature[56].

On voit par-là que le philosophe dispose, naturellement si l’on peut dire, d’une compétence politique. Il est l’architecte de la bonne société, mais il contribue aussi à la juridiction du droit naturel en faisant de l’ordre des choses (cosmos) une source claire des règles.

Synthèse. — Le travail de réduction entrepris par Deleuze dans le cadre de son enseignement montre la manière dont se forme un droit de l’être, c’est-à-dire comment la connaissance de quelque chose montre une ligne de conduite que la chose doit tenir pour exister conformément à son essence. Il est donc maintenant plus facile de comprendre pourquoi Deleuze partait de l’idée selon laquelle le droit naturel classique, c’est ce « qui est conforme à l’essence ». Plus facile également de saisir l’importance d’une telle conception. Il apparaît en effet que le droit naturel classique est lié à l’activité philosophique qui cherche à comprendre l’ordre du monde à partir des choses – la recherche des essences. En sorte que le droit conduit l’humain à la nature, dans la ligne d’une rationalité prescriptive. Le philosophe qui rend connaissable la nature met en même temps au jour une contrainte bien particulière qui est celle du devoir. Le droit naturel s’exprime au travers de celle-ci, laquelle détermine alors l’état social conforme à l’état naturel. Il y a donc, dans cette pensée du droit naturel classique, un rapport nécessaire entre la sagesse, le devoir et l’institution de la cité ; entre le savoir – et même la science, si l’on prend la philosophie comme θεωρι ́α (theôria) –, l’éthique et la politique.

Une structure. — Les termes utilisés pour exprimer cette interprétation radicale du droit naturel classique peuvent être rassemblés en trois séries. La première rassemble les termes qui renvoient aux choses, à l’essence, à l’état naturel, au cosmos… Il s’agit de la série qui signifie la « nature » dans l’expression « droit naturel ». La deuxième série comprend les termes qui réfèrent à la règle, à la conformité, au devoir, à la prescription, à la justice, à la loi... Cette série signifie alors le « droit » dans le « droit naturel ». La troisième série rassemble les termes qui lient ensemble les deux premières séries : la sagesse, la raison, la logique (logos), la recherche… Elle assure la conjonction du « droit » et de la « nature ». Nous avons donc une structure qui émerge et que l’on peut noter de la manière suivante :

                                                             

La structure peut également être indiquée au moyen d’un double énoncé : (1) L’être est normatif au sens où l’essence des choses exige d’être réalisée ; (2) La sagesse (le savoir) découvre l’essence et se charge donc d’indiquer l’ordre de l’être -ordre auquel il faut obéir : un devoir-être.

Cette structure va nous servir à interpréter les deux tendances décrites dans la première partie de ce texte. Les formes gouvernantes qui les caractérisent vont ainsi acquérir un sens en droit, sens qui servira à saisir les enjeux de leur prolifération contemporaine et des projets de gouvernement qui se les associent.

B.

Distinctions et rapprochements. — La sagesse antique inclut l’étude de la nature ; la philosophie constitue une activité scientifique. Bien entendu, ni la nature, ni la science ne désignent exactement la même chose que leurs homologues modernes[57]. La distance méthodologique qui les sépare, pour ne parler que d’elle, frappe. Ainsi, le Timée de Platon, tenant lieu de ce que Pierre Hadot appelle une physique vraisemblable, appartient aussi au genre poétique[58]. Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse. Ce que nous entendons souligner est un certain rapport entre les modes de production du savoir et les modes de production du droit naturel. Un tel rapport se noue dans l’activité philosophique qui est aussi bien sagesse que science[59]. Ainsi, la connaissance de la nature dégage des choses un rapport de nécessité qui unit leur devenir à leur essence. Telle est la loi de leur nature. De manière analogue, les lois de la Cité doivent amener celle-ci à la bonne place – place qui est la sienne dans l’ordre du monde – et gouverner les hommes conformément à ce qu’ils sont. Le droit naturel procède du même effort de connaissance que celui qui anime la physique ou la politique antique. La connaissance de la nature produit des effets juridiques : un droit naturel. Dans cette perspective, on fait du droit comme on fait de la science.

Suite. — Tel n’est plus le cas aujourd’hui. On ne fait pas le droit comme on fait de la science. Au contraire, les sciences, y compris les sociales et comportementales contemporaines, sur le modèle des sciences modernes de la nature, établissent les rapports de causalité et de détermination entre les êtres. Pourtant, un tel mode de production du savoir a aussi son corollaire juridique, ce que nous avons appelé dans ce texte les formes gouvernantes. Celles-ci ne sont pas reconnaissables en droit positif ; elles opèrent comme un nouveau droit naturel. Reprenons dans l’ordre de nos développements.

Structure du droit naturel et première tendance. — Cette première tendance a été caractérisée par l’émergence de discours au sein desquels le passage de l’être au devoir être est rendu possible par le soutien de la connaissance scientifique. L’homologie est frappante : c’est une même structure qui permet de représenter le droit naturel classique et les discours significatifs de cette première tendance.

Nous avons souligné à son propos une hésitation à y voir une véritable perturbation du droit moderne. Au contraire, il semble que la prescription formée au creuset de l’analyse scientifique – l’ordre de la nature adressé par la science – se coule paisiblement dans les formes de la loi civile. La procédure constitutionnelle garantit ce qui est bien une novation : une sorte de loi scientifique est devenue une loi juridique qui dispose de sa propre force ; l’instance du savoir et l’instance politique collaborent, mais sont bien distinguées. Cependant, notons qu’à certains égards, le droit naturel n’est pas autre chose : une proposition adressée par la science à la politique. Le fait remarquable est que cette proposition tire son autorité de la forme scientifique qui est la sienne et non pas de la forme juridique qu’elle revêt. Les conséquences n’ont l’air de rien ; elles sont immenses. Pour les entrevoir, il faut faire un pas de côté et revenir aux rapports entretenus habituellement dans la discipline juridique par le droit naturel et le droit positif.

Droit naturel et droit positif. — La distinction du droit naturel et du droit positif repose sur une différence substantielle. C’est pourquoi le premier perd ses caractères en se réalisant au titre du second. Pierre-Yves Quiviger relève à ce propos que :

Les énoncés relevant du droit naturel ne doivent pas pouvoir être intégrés à un corpus juridique et à une hiérarchie des normes, car sinon ils relèvent du droit positif et le positivisme juridique suffit à rendre raison de ce qu’ils contiennent[60].

Conscients de ce que le droit naturel ne pouvait tirer sa force que d’une source extérieure au droit positif, les juristes se sont habitués à le cantonner au rôle de droit idéal[61]. Par suite, le droit naturel permet d’évaluer le droit positif, d’établir des prescriptions dont la formulation serait prise en charge pas les juristes eux-mêmes (ce que leur reprochent précisément les positivistes)[62]. Produit d’une certaine philosophie du droit, le droit naturel est alors au droit positif ce que la métaphysique est à la physique, ou l’ontologie à l’épistémologie : il n’est pas du même monde. Il ne s’exprime pas sur le même mode, un mode qui tend au réalisme, mais plutôt sur le mode de l’idéalisme, du moins est-ce la position dominante qui se dégage de la littérature juridique[63]. L’expression du droit naturel sur le mode scientifique oblige à une conception différente.

L’expression scientifique du nouveau droit naturel. — Si c’est la rationalité scientifique qui autorise le passage de l’être au devoir-être, comme nous l’avons noté dans la première tendance, alors le droit naturel dégagé au cours de ce passage change de mode d’existence. La modalité scientifique de son expression le décroche du droit idéal. Elle lui confère une réalité, une positivité qui n’est pourtant pas celle du droit positif. Le droit naturel devient forme normative de la connaissance. Sa vocation à gouverner n’attend alors pas sa consécration par la loi civile ; il a déjà une formule juridique. C’est de ceci que la structure classique permet de rendre compte. Par suite, lorsqu’une législation recueille les prescriptions formulées par la science, c’est-à-dire les productions issues du passage de l’être au devoir-être, elle obéit à l’ordre du droit naturel. La loi devient, pour reprendre les termes déjà cités d’Alain Supiot, un « instrument de réalisation de lois scientifiques sous-jacentes, qui occupent la place d’une Grundnorm[64] ». La force du droit naturel est dans la science qui le formule.

Conséquences. — Subrepticement, le droit se transforme, devenant une technique liée à un projet de gouvernement par l’intermédiaire du savoir. Certains théoriciens s’intéressant de près à l’évolution des régimes de pouvoir sous l’effet des instances scientifiques, pourraient voir cette transformation du droit comme le signe d’une épistocratie en devenir[65]. Pris sous l’angle qui nous préoccupe, nous assistons, plus précisément qu’à une transformation, à un dédoublement du droit au sein même de la loi. Le droit se trouve scindé entre la forme que lui imprime le nouveau droit naturel dégagé par l’opération scientifique et sa forme moderne exprimée par le concept de droit positif[66].

Nous vivons bien alors sous l’empire de deux grandes formes de droit dont l’une n’est pas du droit, mais il faut ajouter immédiatement : cette forme qui n’est pas du droit réclame pourtant d’être reconnue comme telle. De ce point de vue, la deuxième tendance soupçonnée plus haut dans le texte va dans le même sens, mais elle plus loin. Elle réalise, plus qu’un dédoublement du droit, son redoublement. La forme gouvernante du nouveau droit naturel s’y déploie indépendamment du droit.

Structure du droit naturel et deuxième tendance. — Nous avons vu que cette deuxième tendance pouvait être décrite au travers du projet de gouverner les vies par la loi scientifique. Elle correspond alors trait pour trait à la structure du droit naturel classique, semblant affirmer dans le langage contemporain la compétence du sage pour dire le droit. Il ne s’agit plus pour lui de rechercher les essences, mais d’établir les déterminations du comportement humain qui peuvent faire l’objet de dispositifs de contrôle, d’incitations ou de nudge. C’est un droit naturel qui a ceci de nouveau d’être lié aux conceptions contemporaines de la nature. Celle-ci constitue l’objet d’investigations scientifiques et le point de référence d’une épistémologie qui produit une mutation du droit naturel. Pierre-Yves Quiviger note clairement à ce propos :

La conception du monde et de la nature a évolué avec le temps et transposer le jusnaturalisme ancien dans un temps qui a rompu avec la cosmologie ancienne est un projet absurde. À cela on objectera que la méthode importe ici plus que le contenu normatif et que les nouvelles représentations du monde ont vocation à induire de nouvelles représentations du droit, qui n’en demeurent pas moins indexées à ce qu’on appelle « nature ». Et si on peut encore faire usage de la philosophie du droit aristotélicienne, c’est au prix d’aménagements qui, précisément, conduisent à prendre en charge ces bouleversements épistémologiques[67].

Liées aux mêmes références épistémologiques, comme la science juridique d’ailleurs, les sciences sociales et humaines se chargent d’établir des rapports entre les dispositions des êtres – dispositions qu’il faut bien qualifier de naturelles – et leurs actions[68]. En ce sens, elles expriment des lois scientifiques qui sont alors disponibles aux projets de gouvernement. La lecture de certains textes en la matière est assez stupéfiante. En particulier, l’ouvrage fondateur de Thaler et Sunstein[69] comporte de nombreux passages où l’on pourrait, au terme d’un effort minime d’interprétation, retrouver la forme des recherches antiques de l’essence des choses – de l’humain, ici.

Florilège. — Le point commun des extraits qui suivent tient à l’affirmation de caractères intangibles du sujet humain et qui peuvent être détectés par l’observation. En ce sens, la possibilité de gouverner par le nudge est scientifiquement justifiée. Elle s’appuie sur les expériences menées dans divers domaines tels que ceux de l’économie comportementale, de la sociologie, des sciences de gestion ou du marketing depuis plusieurs dizaines d’années. Précisons que nous avons utilisé l’édition en langue anglaise du livre de Thaler et Sunstein ; il s’agit donc d’une libre traduction. Ainsi : « Les humains commettent des erreurs prévisibles[70] » ; à propos d’une certaine expérience de perception de formes géométriques : « votre jugement est biaisé et ceci de manière prévisible[71] » ; « les gens sont, dirions-nous, nudgeable[72] » ; en présence de tel dispositif graphique sur la route : « l’instinct naturel de quelqu’un est de ralentir[73] » ; « l’essentiel est que des Humains sont facilement nudgés par d’autres êtres humains. Pourquoi ? Une des raisons est que nous aimons nous conformer les uns aux autres[74] » ; parlant d’une expérience menée par Solomon Asch à propos de la propension au conformisme : « les découvertes de Asch semblent saisir quelque chose d’universel à propos de l’humanité », les auteurs citent ensuite la manière dont ces expériences ont été répétées avec des résultats proches[75] ; il est aussi question de « Système Automatique » pour désigner les réactions provoqués par certaines stimulations (par exemple, des poignées mal conçues qui donnent envie de tirer la porte plutôt que de la pousser comme elle devrait l’être[76]) ; « les Humains font des erreurs[77] » ; « les Humains sont réticents à perdre[78] »…

Analyse. — Outre la proximité avec certains exercices de sagesse antique qui s’efforcent de définir ce qui est (science de l’être ou ontologie), le montage de la catégorie d’Humain frappe l’attention. L’Humain est, contrairement à l’Econ (c’est-à-dire l’homo economicus), l’homme qui erre. Cette disposition à l’erreur constitue un caractère de l’humain, une qualité substantielle pourrait-on dire. De nouveau, on retrouve des structures significatives de la pensée antique au creux de laquelle se formule le droit naturel. Car l’humain qui erre, c’est l’humain défini par ses accidents :

Les accidents contribuent, pour une grande part, à savoir ce qu’est une chose. Car, lorsque nous sommes en position de rendre compte de ses accidents, soit de leur totalité, soit de leur grande majorité, nous pouvons être alors en position de formuler parfaitement quelque idée sur la substance aussi[79].

En d’autres termes, la théorie du nudge ressemble aussi à une entreprise de détermination de l’essence humaine. Sa jonction avec la production classique du droit naturel vient de ce que l’observation du comportement en cause ne vise pas seulement à augmenter la quantité de savoir à propos des décisions et actions humaines. La théorie du nudge inclut la construction de dispositifs permettant d’influencer les comportements ou d’inciter en douceur. De tels dispositifs constituent des techniques de gouvernement informées par la loi scientifique. Celle-ci, ordonnant une manière de conduire la conduite des hommes, devient la source d’une forme gouvernante significative d’un nouveau droit naturel. Il nous faut maintenant conclure sur la présence de celui-ci ; conclusion qui ne peut être que suspensive, une indication de ce qui constitue à nos yeux, un problème.

Conclusion : quel est le problème ?

La double signification du geste moderne. — Nous sommes, nous autres juristes, pris dans le jeu du geste moderne qui nous dissimule toute une partie du phénomène juridique, une modalité d’existence du droit, une forme qui gouverne les êtres sociaux. Car nous limitons notre appréhension du droit au moyen d’un critère de reconnaissance lié au concept de droit positif. Le monopole de ce dernier quant à la détermination du droit reconnaissable ne doit d’ailleurs pas être confondu avec le positivisme juridique. Il y a, chacun le sait, d’autres théories du droit, lesquelles reconnaissent pourtant le droit positif. Et il y a bien des philosophies et des théories du droit jusnaturalistes. Mais, tout comme le positivisme juridique, elles établissent ou discutent des conceptions qui ne peuvent manquer de se situer par rapport au concept de droit positif. Elles constituent aussi des interprétations (jusnaturalistes) du droit (positif). Celui-ci est comme le « donné » ou l’« étant » avec lequel semble se confondre l’existence des choses (ici : le droit). C’est peut-être pourquoi Carbonnier parlait d’un positivisme de métier. Celui-ci résulte d’une entente nécessaire de tous les juristes sur la réalité du droit et, corrélativement, sur la virtualité du droit naturel. Telle est la première signification du geste moderne : attribuer au droit un domaine réel, domaine à l’intérieur duquel le gouvernement se fait par le droit, mais domaine qui ne correspond pas à l’ensemble du domaine gouverné.

En effet, le geste moderne a une autre signification qui concerne le développement du droit naturel, c’est-à-dire le travail continu d’une structure qui produit des formes gouvernantes. Par le jeu du concept de droit positif, une telle structure est disqualifiée – comprendre qu’elle est sortie en droit du domaine du droit. On lui donne alors des noms divers : administration, politiques publiques ou techniques de gouvernement. La chose sous ces noms constitue un nouveau droit naturel, nouveau parce que produit par le geste moderne, structurellement distinct de ce qui est couramment appelé le droit naturel moderne après Léo Strauss ou Michel Villey. Ce nouveau droit naturel a son mode spécifique de constitution : le passage de l’être au devoir être ; il a sa juris dictio : l’instance scientifique.

Ainsi, le geste moderne nous montre la réalité du droit positif et nous dissimule l’existence du droit naturel. Une forme de gouvernement des hommes, par le droit positif, enveloppe une autre forme de gouvernement des hommes, par le droit naturel. Ceci nous conduit, de nouveau, à faire face au geste moderne.

L’affrontement du geste moderne. — La présence du nouveau droit naturel pose un double problème. D’abord, elle questionne à sa racine le projet de société qualifié d’état de droit et qui résulte d’une lutte pour arracher l’humain du gouvernement par la loi naturelle. Cette histoire, pour être archi-connue, n’en est pas pour autant terminée. Car le développement du droit naturel peut tout aussi bien signifier le caractère quasi-mythique de ce projet et, en particulier, le rapport du droit au « gouvernement de la liberté » (Lucien Jaume), l’empire du « droit de la liberté » (Axel Honneth), ou la place du droit comme « organisme de la liberté » (Jhering) doivent être discutés dans un monde juridique hybride.

Ensuite, la présence du nouveau droit naturel pose un problème au juriste dans sa tâche de défense des droits individuels. La technique et l’art juridique sont-ils encore de quelque utilité, de quelque autorité, sous la juridiction du droit naturel ? Devant quel tribunal l’usage des nudges, le dressage des corps, le gouvernement par la météorologie ou la santé des êtres devraient être discutés lorsqu’ils emportent une violence ou une lésion ? Comment combattre en droit ce qui vient du fait et se présente comme inévitable ? Ces questions méritent qu’on s’y attarde, quitte à ce qu’elles se trouvent balayées par d’autres rapports de forces. Mais, de ce point de vue, tout au moins, le développement du nouveau droit naturel appelle une extension du domaine de la lutte pour le droit.

Paris – La Teste de Buch, mars 2021.

Vincent Forray et Sébastien Pimont

Professeurs à SciencesPo (École de droit).

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